Paris est un grand village où se reconstituent les solidarités tribales. Autant de clans, autant de réseaux, autant d'attaches entre Paris et ceux qui sont restés au pays.
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Face à la déferlante islamiste algérienne, Paris identifie les Kabyles comme une minorité éclairée, peuplée de démocrates, face à des arabo-musulmans obscurantistes, qui seraient rétifs à la modernité. Peu importe que cet ensemble kabyle soit mouvant et s'adapte aux circonstances. Lorsque tout va bien, le Kabyle devient arabo-berbère, le plus nationaliste des Algériens. Lorsque tout val mal, le même fait de la résistance, accroché aux monts Djurdjura en Grande Kabylie. On oublie vite qu'Alger ville d'immigration kabyle, fournit depuis cinq ans beaucoup de militants et de cadres au Front islamique de salut. Depuis 1994, le Kabyle Lounes Belkacem, dit Mohamed Said, dirige d'une main de fer le GIA (Groupe islamique armé), supposé être la faction la plus dure de la mouvance islamique, alors que Abassi Madani et Ali Benhadj, arabes tous deux, dialoguent avec le pouvoir.
A Paris, le bastion kabyle ne date pas d'hier. Dès le XIXe siècle, des cochers de fiacre kabyles sont en concurrence avec les Auvergnats, les Limousins ou les Savoyards. Un siècle plus tard, ils seront chauffeurs de taxi et bistrotiers. "Logeurs, tenancier de gargotes, marchands ambulants, note l'historien Benjamin Stora, seize des cinquante-cinq-dirigeants nationalistes de l'entre-deux-guerres sont des commerçants." Dès 1950, quelque trente mille Kabyles sont installés à Paris. Les "colonies" kabyles sont concentrées dans le nord de la capitale, surtout à Saint-Denis et à Aubervilliers. Ivry, Nanterre et Puteaux sont devenus, au fil des ans, leurs places fortes. "Les colonies kabyles se regroupent à Paris en fonction des facteurs qui les unissent entre elles ou les séparent de leur voisins dans leurs montagnes natales : situation géographique, alliance ou inimitiés familiales", remarque une enquête sociologique commandée à l'époque par le gouvernement général de l'Algérie.
Au départ, le renouveau de la berbérité est essentiellement culturel. L'expression des grands écrivains - de Jean et Taos Amrouche à Mouloud Mammeri et Mouloud Ferraoun - a été favorisée par la colonisation. Les recherches modernistes sur l'histoire du Maghreb ont mis en lumière l'apport berbère, confiné jusqu'alors dans le domaine folklorique, voire même mythique.
Lors de la création de l'Etoile nord-africaine, premier parti nationaliste algérien, son fondateur, Messali Hadj, est entouré de trois Kabyles parisiens. A partir des années 40, le mouvement nationaliste algérien se teinte fortement de berbérisme en banlieue nord et dans le quartier de la Goutte-d'Or. Cette poussée des Kabyles met même en péril la futur unité du mouvement nationaliste représenté alors par le Parti populaire algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD). "A Paris, raconte l'historien Mohamed Harbi, Rachid Ali Yahia, élu au congrès de 1948 du PPA, s'oriente vers la création du Mouvement populaire berbère (MPB) et lance ses partisans dans une épreuve de force avec la direction du PPA-MTLD." Majoritaires en France, mais minoritaires en Algérie, les berbéristes sont opposés au vieux leader Messali Hadj. La tension entre les "berbéro-matérialistes" et les "arabo-islamistes" fait déjà rage. Cela ne cessera plus. Que le FLN déclenche la guerre d'indépendance, le 1e novembre 1954, et une Association pour le développement de la langue berbère, "Tiwizi i Tamazight", se crée déjà rue des Maronites, non loin de la rue de Ménilmontant. Tout au long des huit années de guerre, les Kabyles paieront un lourd tribut à la révolution.
Deux ans après l'indépendance, Hocine Ait Ahmed, un des leaders de 1954, crée le Front des forces socialistes (FFS) et tente une révolte kabyle contre le fragile pouvoir du président Ben Bella. Après l'échec de cette tentative, beaucoup s'enfuient et rejoignent les bastions kabyles parisiens.
Le printemps berbère de 1980, qui voit l'université de Tizi-Ouzou investie par les forces de l'ordre, est sévèrement réprimé. Beaucoup sont contraints, une fois de plus, à un exil parisien. Les nouveaux champions de la berbérité, fondateurs du Mouvement culturel berbère, sont plus souvent militants d'extrême gauche que communistes.
Le succès immédiat d'une jeune génération de chanteurs, tels Idir, Djamel Allam ou Ait Menguellet, suscite la curiosité de toute une immigration avide de renouer avec ses racines. L'Association culturelle berbère (ACB) est créée, toujours rue des Maronites. Paris joue un rôle déterminant dans le renouveau de la langue berbère. Son plus grand linguiste, l'universitaire aixois Salem Chaker, s'y fait éditer.
Lorsque Ait Ahmed scelle un accord avec l'ancien président Ben Bella en 1985, Paris devient pour le pouvoir algérien la ville de tous les dangers. Une Ligue de défense des droits de l'homme en Algérie popularise le combat des prisonniers politiques berbéristes de la sinistre prison de Lambeze.
Un jour du printemps 1986, deux milles personnes, militants kabyles, jeunes étudiants, ouvriers du FFS ou sympathisants de l'ex-président Ben Bella, se réunissent à la Mutualité, place Saint-Victor. Venu spécialement de sa retraite sur les bords du lac Léman, Ait Ahmed est prié par les autorités françaises de rester en retrait. Le leader kabyle attend dans un café voisin la fin du meeting. Alger a envoyé un avion spécial bourré d'agents de la Sécurité militaire pour pertuber le meeting. Le pouvoir algérien a enfin compris qu'il ne fallait plus compter sur la mobilisation des vieux militants de l'Amicale. Les propos sont enflammés et Ali Mecili, organisateur de la réunion, s'estime satisfait. Il ne se rend pas compte qu'il vient de signer sa condamnation à mort.
C'est l'époque où la deuxième génération de l'immigration découvre la politique. Les jeunes Kabyles de Radio Beur donnent un large écho au mouvement berbère. Née en 1981, en même temps que le mouvement beur, cette station devient rapidement la voix de toute une génération. Entre un morceau de raï et une chanson kabyle, Nasser Kettane, son fondateur, se débat bientôt dans les imbroglios classiques que connaissent toutes les radios communautaires. Sur fond de velléités de l'Amicale désireuse de contrôler la station, des querelles "musclées" opposent le clan Kettane à un ancien du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), Mouloud Challah. Le réseau kabyle qui sait à l'occasion fournir des hommes de main efficaces fait pencher l'avantage en faveur de Nasser Kettane. Resté à la tête de "Beur FM", société commerciale paisible, qui a pris la place de Radio Beur, ce notable est loin désormais des querelles militantes et de l'esprit associatif du départ. Presque trop gentil, ce médecin bien élevé et au mieux avec Danielle Mitterrand est devenu l'un des chantres de l'intégration.
Après l'autorisation des partis en Algérie, en 1989, la belle unité politique des Kabyles éclate. Les cadets, qui étaient les animateurs du Mouvement culturel berbère, créent le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) que dirige Said Sadi. Les anciens, restés fidèles à Ait Ahmed, préparent son retour en Algérie, après l'officialisation du FFS.
Déçu par les portes fermées de la rue de Solférino, siège du Parti socialiste, Said Sadi a trouvé une oreille plus attentive auprès de la droite française. Le chemin parcouru par l'ancien prisonnier de la forteresse de Lambeze est exemplaire. Le RCD des débuts, qui se voulait un rassemblement de tous les démocrates, réunissait une bonne partie de l'élite montante algérienne. A Paris, un tissu associatif accompagne cette vague. La jet-set des Kabyles parisiens se reconnaît dans le discours libéral du leader du RCD. Bien vite pourtant, le côté élitaire et régionaliste, doublé d'un autoritarisme insupportable chez Said Sadi, fait regretter à certains le FFS, qui a su, quant à lui, rester populaire. Les élections régionales puis législatives algériennes sanctionnent cette attitude : le RCD ne pèse pas grand-chose.
Les velléités farouches d'indépendance des villages kabyles se renforcent peu à peu et atteignent en 1995 une force terrible, s'élevant au rang de symbole pour l'intelligentsia algérienne laïque confrontée aux meurtres quasi quotidiens de ses membres. Avec la guerre civile larvée qui déchire l'Algérie, les membres des différentes djemaa se réunissent discrètement dans les arrière-salles de café, à Aubervilliers ou à Saint-Denis. Structures de base de tout village kabyle, ces assemblées sont démocratiques, sous l'autorité des anciens. Dans l'immigration, on peut adhérer à un cercle culturel, à un parti politique. Mais on reste avant tout attaché à son village d'origine. Les Djemaa des montagnes kabyles se reforment dans l'immigration. Le rapatriement du corps d'un défunt ou l'aide financière pour la construction d'un pont ou d'une école sont autant de gestes qui rattachent le Kabyle à sa djemaa d'origine.
La suite...
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Face à la déferlante islamiste algérienne, Paris identifie les Kabyles comme une minorité éclairée, peuplée de démocrates, face à des arabo-musulmans obscurantistes, qui seraient rétifs à la modernité. Peu importe que cet ensemble kabyle soit mouvant et s'adapte aux circonstances. Lorsque tout va bien, le Kabyle devient arabo-berbère, le plus nationaliste des Algériens. Lorsque tout val mal, le même fait de la résistance, accroché aux monts Djurdjura en Grande Kabylie. On oublie vite qu'Alger ville d'immigration kabyle, fournit depuis cinq ans beaucoup de militants et de cadres au Front islamique de salut. Depuis 1994, le Kabyle Lounes Belkacem, dit Mohamed Said, dirige d'une main de fer le GIA (Groupe islamique armé), supposé être la faction la plus dure de la mouvance islamique, alors que Abassi Madani et Ali Benhadj, arabes tous deux, dialoguent avec le pouvoir.
A Paris, le bastion kabyle ne date pas d'hier. Dès le XIXe siècle, des cochers de fiacre kabyles sont en concurrence avec les Auvergnats, les Limousins ou les Savoyards. Un siècle plus tard, ils seront chauffeurs de taxi et bistrotiers. "Logeurs, tenancier de gargotes, marchands ambulants, note l'historien Benjamin Stora, seize des cinquante-cinq-dirigeants nationalistes de l'entre-deux-guerres sont des commerçants." Dès 1950, quelque trente mille Kabyles sont installés à Paris. Les "colonies" kabyles sont concentrées dans le nord de la capitale, surtout à Saint-Denis et à Aubervilliers. Ivry, Nanterre et Puteaux sont devenus, au fil des ans, leurs places fortes. "Les colonies kabyles se regroupent à Paris en fonction des facteurs qui les unissent entre elles ou les séparent de leur voisins dans leurs montagnes natales : situation géographique, alliance ou inimitiés familiales", remarque une enquête sociologique commandée à l'époque par le gouvernement général de l'Algérie.
Au départ, le renouveau de la berbérité est essentiellement culturel. L'expression des grands écrivains - de Jean et Taos Amrouche à Mouloud Mammeri et Mouloud Ferraoun - a été favorisée par la colonisation. Les recherches modernistes sur l'histoire du Maghreb ont mis en lumière l'apport berbère, confiné jusqu'alors dans le domaine folklorique, voire même mythique.
Lors de la création de l'Etoile nord-africaine, premier parti nationaliste algérien, son fondateur, Messali Hadj, est entouré de trois Kabyles parisiens. A partir des années 40, le mouvement nationaliste algérien se teinte fortement de berbérisme en banlieue nord et dans le quartier de la Goutte-d'Or. Cette poussée des Kabyles met même en péril la futur unité du mouvement nationaliste représenté alors par le Parti populaire algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD). "A Paris, raconte l'historien Mohamed Harbi, Rachid Ali Yahia, élu au congrès de 1948 du PPA, s'oriente vers la création du Mouvement populaire berbère (MPB) et lance ses partisans dans une épreuve de force avec la direction du PPA-MTLD." Majoritaires en France, mais minoritaires en Algérie, les berbéristes sont opposés au vieux leader Messali Hadj. La tension entre les "berbéro-matérialistes" et les "arabo-islamistes" fait déjà rage. Cela ne cessera plus. Que le FLN déclenche la guerre d'indépendance, le 1e novembre 1954, et une Association pour le développement de la langue berbère, "Tiwizi i Tamazight", se crée déjà rue des Maronites, non loin de la rue de Ménilmontant. Tout au long des huit années de guerre, les Kabyles paieront un lourd tribut à la révolution.
Deux ans après l'indépendance, Hocine Ait Ahmed, un des leaders de 1954, crée le Front des forces socialistes (FFS) et tente une révolte kabyle contre le fragile pouvoir du président Ben Bella. Après l'échec de cette tentative, beaucoup s'enfuient et rejoignent les bastions kabyles parisiens.
Le printemps berbère de 1980, qui voit l'université de Tizi-Ouzou investie par les forces de l'ordre, est sévèrement réprimé. Beaucoup sont contraints, une fois de plus, à un exil parisien. Les nouveaux champions de la berbérité, fondateurs du Mouvement culturel berbère, sont plus souvent militants d'extrême gauche que communistes.
Le succès immédiat d'une jeune génération de chanteurs, tels Idir, Djamel Allam ou Ait Menguellet, suscite la curiosité de toute une immigration avide de renouer avec ses racines. L'Association culturelle berbère (ACB) est créée, toujours rue des Maronites. Paris joue un rôle déterminant dans le renouveau de la langue berbère. Son plus grand linguiste, l'universitaire aixois Salem Chaker, s'y fait éditer.
Lorsque Ait Ahmed scelle un accord avec l'ancien président Ben Bella en 1985, Paris devient pour le pouvoir algérien la ville de tous les dangers. Une Ligue de défense des droits de l'homme en Algérie popularise le combat des prisonniers politiques berbéristes de la sinistre prison de Lambeze.
Un jour du printemps 1986, deux milles personnes, militants kabyles, jeunes étudiants, ouvriers du FFS ou sympathisants de l'ex-président Ben Bella, se réunissent à la Mutualité, place Saint-Victor. Venu spécialement de sa retraite sur les bords du lac Léman, Ait Ahmed est prié par les autorités françaises de rester en retrait. Le leader kabyle attend dans un café voisin la fin du meeting. Alger a envoyé un avion spécial bourré d'agents de la Sécurité militaire pour pertuber le meeting. Le pouvoir algérien a enfin compris qu'il ne fallait plus compter sur la mobilisation des vieux militants de l'Amicale. Les propos sont enflammés et Ali Mecili, organisateur de la réunion, s'estime satisfait. Il ne se rend pas compte qu'il vient de signer sa condamnation à mort.
C'est l'époque où la deuxième génération de l'immigration découvre la politique. Les jeunes Kabyles de Radio Beur donnent un large écho au mouvement berbère. Née en 1981, en même temps que le mouvement beur, cette station devient rapidement la voix de toute une génération. Entre un morceau de raï et une chanson kabyle, Nasser Kettane, son fondateur, se débat bientôt dans les imbroglios classiques que connaissent toutes les radios communautaires. Sur fond de velléités de l'Amicale désireuse de contrôler la station, des querelles "musclées" opposent le clan Kettane à un ancien du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), Mouloud Challah. Le réseau kabyle qui sait à l'occasion fournir des hommes de main efficaces fait pencher l'avantage en faveur de Nasser Kettane. Resté à la tête de "Beur FM", société commerciale paisible, qui a pris la place de Radio Beur, ce notable est loin désormais des querelles militantes et de l'esprit associatif du départ. Presque trop gentil, ce médecin bien élevé et au mieux avec Danielle Mitterrand est devenu l'un des chantres de l'intégration.
Après l'autorisation des partis en Algérie, en 1989, la belle unité politique des Kabyles éclate. Les cadets, qui étaient les animateurs du Mouvement culturel berbère, créent le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) que dirige Said Sadi. Les anciens, restés fidèles à Ait Ahmed, préparent son retour en Algérie, après l'officialisation du FFS.
Déçu par les portes fermées de la rue de Solférino, siège du Parti socialiste, Said Sadi a trouvé une oreille plus attentive auprès de la droite française. Le chemin parcouru par l'ancien prisonnier de la forteresse de Lambeze est exemplaire. Le RCD des débuts, qui se voulait un rassemblement de tous les démocrates, réunissait une bonne partie de l'élite montante algérienne. A Paris, un tissu associatif accompagne cette vague. La jet-set des Kabyles parisiens se reconnaît dans le discours libéral du leader du RCD. Bien vite pourtant, le côté élitaire et régionaliste, doublé d'un autoritarisme insupportable chez Said Sadi, fait regretter à certains le FFS, qui a su, quant à lui, rester populaire. Les élections régionales puis législatives algériennes sanctionnent cette attitude : le RCD ne pèse pas grand-chose.
Les velléités farouches d'indépendance des villages kabyles se renforcent peu à peu et atteignent en 1995 une force terrible, s'élevant au rang de symbole pour l'intelligentsia algérienne laïque confrontée aux meurtres quasi quotidiens de ses membres. Avec la guerre civile larvée qui déchire l'Algérie, les membres des différentes djemaa se réunissent discrètement dans les arrière-salles de café, à Aubervilliers ou à Saint-Denis. Structures de base de tout village kabyle, ces assemblées sont démocratiques, sous l'autorité des anciens. Dans l'immigration, on peut adhérer à un cercle culturel, à un parti politique. Mais on reste avant tout attaché à son village d'origine. Les Djemaa des montagnes kabyles se reforment dans l'immigration. Le rapatriement du corps d'un défunt ou l'aide financière pour la construction d'un pont ou d'une école sont autant de gestes qui rattachent le Kabyle à sa djemaa d'origine.
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