Florence Beaugé, journaliste au quotidien français Le Monde où elle est en charge du Maghreb, nous livre, dans un sympathique ouvrage, un regard critique mais chaleureux sur l’évolution de la situation générale en Algérie des années 2000.
Cet ouvrage, qui est, en fait, la somme des principaux articles et reportages que la journaliste française a déjà publiés dans les colonnes du journal Le Monde, présente l’intérêt de regrouper ces témoignages pris sur le vif en trois volets que sont la vie politique, la vie sociale et les droits de l’homme. L’ouvrage est «sans prétention », ainsi que l’avoue Florence Beaugé elle-même. Mais notre maître historien Mohammed Harbi, qui préface le livre, a fort raison de préciser que dans cet essai, notre journaliste s’affirme comme une «enquêtrice opiniâtre, servante d’une vérité que d’aucuns préfèrent ignorer ».
C’est Mohammed Harbi, également, qui situe le mieux, l’intérêt pédagogique, par-delà l’ouvrage en question, de l’article journalistique dans la restitution de l’histoire : «Il est ce sur quoi les historiens futurs s’appuieront pour comprendre cette toile de fond qu’est le quotidien des agents sociaux tissant la toile de leur histoire.» Abordant tout d’abord la vie politique en Algérie, Florence Beaugé fait vite la part des choses en relevant ce trait caractéristique à l’état des lieux de notre pays, la juxtaposition de deux sociétés, l’une virtuelle, se nourrissant de fantasmes officiels et la seconde, bien réelle, se consacrant à résoudre les problèmes de la vie quotidienne.
Si dans ce volet politique, elle rend compte, par rigueur professionnelle, du bilan avancé par le président Bouteflika en 2004 («sécurité à l’intérieur, prestige retrouvé à l’extérieur, diminution de la dette et caisses de l’Etat pleines» p.33), elle rectifie, aussitôt, en prenant acte du «désespoir profond qui frappe l’Algérie en raison de perspectives de changement nulles» (p. 55).
S’écartant de sa vigilance coutumière, Florence Beaugé semble, parfois, céder au prisme déformant des microsomes politiques algérois lorsqu’elle croit déceler, partout, la toute puissance de la hiérarchie militaire puis des services de renseignement. C’est ainsi qu’elle se laisse aller à la même douce illusion que celle qui berce ces leaders de l’opposition qui rêvent de voir l’armée en découdre à leur place : « A tous les appels lancés à sa direction, l’armée fait la sourde oreille» ! (p.36). Il ne faut pas douter, néanmoins, des dons de l’observation chez Florence Beaugé.
Pour expliquer le résultat du scrutin présidentiel de 2004, elle a eu l’ingénieuse idée de se contenter, seulement, de rapporter la réaction de Washington : «Nous n’avons pas observé d’irrégularités susceptibles de remettre en cause la crédibilité des résultats» (p.40). Tout était dit. De même, pour rendre compte de l’agitation politique actuelle en Algérie, elle note avec acuité que pour le président Abdelaziz Bouteflika, le troisième mandat, c’est «un défi… le moyen pour lui de laisser sa trace», en ajustant, aussitôt, le propos : «M. Bouteflika ne préside plus vraiment la maison Algérie. D’autres s’en chargent pour lui. Ils le font dans la pagaille, sans la lucidité et la capacité d’anticipation que réclame le pays.»
Abordant la vie sociale en Algérie, Florence Beaugé fait œuvre d’analyste autant que de journaliste. Evaluant les traumatismes subis par l’Algérie, elle conclut qu’ils ont conduit à l’enfantement d’une nouvelle société, «convalescente, sans trop d’assurance, animée d’une immense soif de vivre (…) une société anxieuse, qui a perdu ses repères en s’en fabriquant d’autres, l’argent en étant un majeur» (p.86).
Allant recueillir ses données jusqu’au cœur des entrailles de la société, elle rapporte le témoignage de ce médecin des Eucalyptus, quartier oublié d’Alger, qui s’interroge, chaque soir, «comment il peut vivre, normalement, après avoir quitté son cabinet, après avoir vu, la journée durant, tant de drames et de misères» (p.86).
Florence Beaugé ne cède pas aussi aux jugements basés sur les clichés. Décrivant le comportement de la jeunesse dorée de Club-des-Pins et celui des chômeurs des bidonvilles d’Alger, elle n’hésite pas à souligner que ce qui les anime, c’est une «furieuse soif de vivre, par tous les moyens, afin d’oublier les cascades de traumatismes subies» (p.82).
Sans aménité pour les intellectuels algériens, elle note que «les artistes, comme les historiens, les philosophes ou encore les sociologues ont rompu, depuis longtemps, avec la définition de l’intellectuel qui suppose l’intransigeance face au pouvoir, le rejet de la servitude et des compromissions » (p.82).
Ne cherchant pas non plus à plaire aux autorités en place, elle n’hésite pas à citer cette expression consacrée destinée à illustrer l’incurie régnante en Algérie : «L’Algérie est un sous-sol et un estomac» (p.107), se livrant à un constat impitoyable de la qualité de la gouvernance en notre pays : «Pas de prévisions, pas de régulation, pas de vision d’ensemble, le pays navigue à vue, sans cohérence » (p.107).
Insistant sur les horizons bouchés que projette la situation dans le pays, Florence Beaugé établit, pour clore, un lien de causalité, pour le moins pertinent , entre contradictions de la vie sociale et contradictions de la vie politique en commettant cette formule qui se passe de commentaire : «L’impatience sociale se heurte au statu quo politique» (p.97).
En lisant la partie de l’ouvrage consacrée au droit de l’homme, je me suis souvent interrogé si Florence Beaugé ne pratiquait pas une forme de rétention de l’information. Sans devoir s’inféoder au président Abdelaziz Bouteflika, la rigueur professionnelle commande de noter cette forme d’accalmie en matière de disparitions humaines et de pratiques avérées de la torture. Il est possible de se demander si cette accalmie est le résultat d’une plus forte ingérence étrangère ou le rétablissement d’une tutelle politique plus forte sur les appareils de police et de sécurité. Encore faut-il faire état, d’abord, de la tendance qui ne préjuge en rien, il est vrai, du confortement de la démarche de ce qui reste, formellement, un pouvoir autoritariste.
Florence Beaugé vise juste, néanmoins, lorsque, se saisissant de la question dans sa dimension strictement humaine, elle rapporte ce cri profond d’un frère de deux disparus : «Ce qui m’intéresse, c’est mon deuil. Donnez-moi un os et j’en ferai une tombe» (p.118).
Pourquoi Florence Beaugé détourne-t-elle son regard de l’utilisation politicienne de cette question des droits de l’homme ? Elle aurait dû évoquer les deux facettes de cette vraie tragédie. Le malheur légitime de familles endeuillées avec les exigences objectives du combat pour la démocratie, d’un côté, et, de l’autre, la ruse machiavélique d’un chef de l’Etat qui s’applique à tenir, bien haute, l’épée de Damoclès sur les têtes des chefs militaires récalcitrants à son pouvoir.
Faut-il s’étonner, enfin, que Florence Beaugé fasse la part belle à l’amélioration du statut de la femme à travers la modification de certaines dispositions substantielles du code de la famille ? (p.138). «Le président Abdelaziz Bouteflika a reculé devant le plus audacieux, sur le plan symbolique, des amendements évoqués : la suppression du tuteur lors de la conclusion du contrat de mariage», mais il a corrigé la situation scandaleuse du logement, puisque «dorénavant, l’époux a l’obligation d’assurer le logement à ses enfants mineurs dont la garde reste confiée à la mère». «Je n’ai pas les espaces dans ma poche.» La polygamie est soumise à une procédure contraignante, le consentement préalable des époux consacrés par-devant le président du tribunal qui délivre son autorisation.
Déjà imprégné par la production de qualité que nous offre, habituellement, Florence Beaugé, j’ai imaginé, à la lecture de son dernier ouvrage, qu’elle exerçait à l’image d’un chirurgien qui, avec son scalpel, allait au cœur de l’affection du corps humain. C’est Mohammed Harbi qui, dans sa préface, semble plus perspicace en affirmant que c’est sur la société que son scalpel agit, son ouvrage se donnant à lire, volontiers, comme celui d’«un sociologue ». Dont acte.
Par Mohamed Chafik Mesbah, Le Soir
Cet ouvrage, qui est, en fait, la somme des principaux articles et reportages que la journaliste française a déjà publiés dans les colonnes du journal Le Monde, présente l’intérêt de regrouper ces témoignages pris sur le vif en trois volets que sont la vie politique, la vie sociale et les droits de l’homme. L’ouvrage est «sans prétention », ainsi que l’avoue Florence Beaugé elle-même. Mais notre maître historien Mohammed Harbi, qui préface le livre, a fort raison de préciser que dans cet essai, notre journaliste s’affirme comme une «enquêtrice opiniâtre, servante d’une vérité que d’aucuns préfèrent ignorer ».
C’est Mohammed Harbi, également, qui situe le mieux, l’intérêt pédagogique, par-delà l’ouvrage en question, de l’article journalistique dans la restitution de l’histoire : «Il est ce sur quoi les historiens futurs s’appuieront pour comprendre cette toile de fond qu’est le quotidien des agents sociaux tissant la toile de leur histoire.» Abordant tout d’abord la vie politique en Algérie, Florence Beaugé fait vite la part des choses en relevant ce trait caractéristique à l’état des lieux de notre pays, la juxtaposition de deux sociétés, l’une virtuelle, se nourrissant de fantasmes officiels et la seconde, bien réelle, se consacrant à résoudre les problèmes de la vie quotidienne.
Si dans ce volet politique, elle rend compte, par rigueur professionnelle, du bilan avancé par le président Bouteflika en 2004 («sécurité à l’intérieur, prestige retrouvé à l’extérieur, diminution de la dette et caisses de l’Etat pleines» p.33), elle rectifie, aussitôt, en prenant acte du «désespoir profond qui frappe l’Algérie en raison de perspectives de changement nulles» (p. 55).
S’écartant de sa vigilance coutumière, Florence Beaugé semble, parfois, céder au prisme déformant des microsomes politiques algérois lorsqu’elle croit déceler, partout, la toute puissance de la hiérarchie militaire puis des services de renseignement. C’est ainsi qu’elle se laisse aller à la même douce illusion que celle qui berce ces leaders de l’opposition qui rêvent de voir l’armée en découdre à leur place : « A tous les appels lancés à sa direction, l’armée fait la sourde oreille» ! (p.36). Il ne faut pas douter, néanmoins, des dons de l’observation chez Florence Beaugé.
Pour expliquer le résultat du scrutin présidentiel de 2004, elle a eu l’ingénieuse idée de se contenter, seulement, de rapporter la réaction de Washington : «Nous n’avons pas observé d’irrégularités susceptibles de remettre en cause la crédibilité des résultats» (p.40). Tout était dit. De même, pour rendre compte de l’agitation politique actuelle en Algérie, elle note avec acuité que pour le président Abdelaziz Bouteflika, le troisième mandat, c’est «un défi… le moyen pour lui de laisser sa trace», en ajustant, aussitôt, le propos : «M. Bouteflika ne préside plus vraiment la maison Algérie. D’autres s’en chargent pour lui. Ils le font dans la pagaille, sans la lucidité et la capacité d’anticipation que réclame le pays.»
Abordant la vie sociale en Algérie, Florence Beaugé fait œuvre d’analyste autant que de journaliste. Evaluant les traumatismes subis par l’Algérie, elle conclut qu’ils ont conduit à l’enfantement d’une nouvelle société, «convalescente, sans trop d’assurance, animée d’une immense soif de vivre (…) une société anxieuse, qui a perdu ses repères en s’en fabriquant d’autres, l’argent en étant un majeur» (p.86).
Allant recueillir ses données jusqu’au cœur des entrailles de la société, elle rapporte le témoignage de ce médecin des Eucalyptus, quartier oublié d’Alger, qui s’interroge, chaque soir, «comment il peut vivre, normalement, après avoir quitté son cabinet, après avoir vu, la journée durant, tant de drames et de misères» (p.86).
Florence Beaugé ne cède pas aussi aux jugements basés sur les clichés. Décrivant le comportement de la jeunesse dorée de Club-des-Pins et celui des chômeurs des bidonvilles d’Alger, elle n’hésite pas à souligner que ce qui les anime, c’est une «furieuse soif de vivre, par tous les moyens, afin d’oublier les cascades de traumatismes subies» (p.82).
Sans aménité pour les intellectuels algériens, elle note que «les artistes, comme les historiens, les philosophes ou encore les sociologues ont rompu, depuis longtemps, avec la définition de l’intellectuel qui suppose l’intransigeance face au pouvoir, le rejet de la servitude et des compromissions » (p.82).
Ne cherchant pas non plus à plaire aux autorités en place, elle n’hésite pas à citer cette expression consacrée destinée à illustrer l’incurie régnante en Algérie : «L’Algérie est un sous-sol et un estomac» (p.107), se livrant à un constat impitoyable de la qualité de la gouvernance en notre pays : «Pas de prévisions, pas de régulation, pas de vision d’ensemble, le pays navigue à vue, sans cohérence » (p.107).
Insistant sur les horizons bouchés que projette la situation dans le pays, Florence Beaugé établit, pour clore, un lien de causalité, pour le moins pertinent , entre contradictions de la vie sociale et contradictions de la vie politique en commettant cette formule qui se passe de commentaire : «L’impatience sociale se heurte au statu quo politique» (p.97).
En lisant la partie de l’ouvrage consacrée au droit de l’homme, je me suis souvent interrogé si Florence Beaugé ne pratiquait pas une forme de rétention de l’information. Sans devoir s’inféoder au président Abdelaziz Bouteflika, la rigueur professionnelle commande de noter cette forme d’accalmie en matière de disparitions humaines et de pratiques avérées de la torture. Il est possible de se demander si cette accalmie est le résultat d’une plus forte ingérence étrangère ou le rétablissement d’une tutelle politique plus forte sur les appareils de police et de sécurité. Encore faut-il faire état, d’abord, de la tendance qui ne préjuge en rien, il est vrai, du confortement de la démarche de ce qui reste, formellement, un pouvoir autoritariste.
Florence Beaugé vise juste, néanmoins, lorsque, se saisissant de la question dans sa dimension strictement humaine, elle rapporte ce cri profond d’un frère de deux disparus : «Ce qui m’intéresse, c’est mon deuil. Donnez-moi un os et j’en ferai une tombe» (p.118).
Pourquoi Florence Beaugé détourne-t-elle son regard de l’utilisation politicienne de cette question des droits de l’homme ? Elle aurait dû évoquer les deux facettes de cette vraie tragédie. Le malheur légitime de familles endeuillées avec les exigences objectives du combat pour la démocratie, d’un côté, et, de l’autre, la ruse machiavélique d’un chef de l’Etat qui s’applique à tenir, bien haute, l’épée de Damoclès sur les têtes des chefs militaires récalcitrants à son pouvoir.
Faut-il s’étonner, enfin, que Florence Beaugé fasse la part belle à l’amélioration du statut de la femme à travers la modification de certaines dispositions substantielles du code de la famille ? (p.138). «Le président Abdelaziz Bouteflika a reculé devant le plus audacieux, sur le plan symbolique, des amendements évoqués : la suppression du tuteur lors de la conclusion du contrat de mariage», mais il a corrigé la situation scandaleuse du logement, puisque «dorénavant, l’époux a l’obligation d’assurer le logement à ses enfants mineurs dont la garde reste confiée à la mère». «Je n’ai pas les espaces dans ma poche.» La polygamie est soumise à une procédure contraignante, le consentement préalable des époux consacrés par-devant le président du tribunal qui délivre son autorisation.
Déjà imprégné par la production de qualité que nous offre, habituellement, Florence Beaugé, j’ai imaginé, à la lecture de son dernier ouvrage, qu’elle exerçait à l’image d’un chirurgien qui, avec son scalpel, allait au cœur de l’affection du corps humain. C’est Mohammed Harbi qui, dans sa préface, semble plus perspicace en affirmant que c’est sur la société que son scalpel agit, son ouvrage se donnant à lire, volontiers, comme celui d’«un sociologue ». Dont acte.
Par Mohamed Chafik Mesbah, Le Soir
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