La reproduction de cette photo, ici et en couverture, a fait l'objet de longues discussions internes à la rédaction de TelQuel. L'image est “trash”, et pourrait choquer les plus jeunes lecteurs. Après un âpre débat, nous avons considéré qu'elle témoigne crûment, mais justement, de la cruauté de cette guerre dont les Marocains savent si peu. Il s'agit avant tout d'un document historique - publier de tels documents est, après tout, notre métier.
L’histoire secrète de la République du Rif. Les ravages des armes chimiques. Le mépris de Abdelkrim pour Allal El Fassi. Le double jeu du sultan Moulay Youssef
Abdelkrim Khattabi a planté une république au cœur d’une monarchie dominée par deux puissances coloniales : la France et l’Espagne. C’était en 1922. Sur cet événement extraordinaire, ainsi que sur la guerre qui a embrasé tout le Rif entre 1921 et 1926, mettant en émoi tout l’Occident et inspirant bien des révolutions à venir, un livre (“La Guerre du Rif”, Editions Tallandier), dont la parution est attendue le 30
avril, revient avec un éclairage nouveau, fourmillant de rapports confidentiels et de témoignages directs. Victoires, défaites, intrigues, trahisons, etc. TelQuel restitue pour vous, avec l’aimable autorisation des auteurs, les moments les plus saillants de cette formidable leçon d’histoire, douloureuse, complexe, aux prolongements et aux résonances tout à fait actuels.
Les suppliciés d'Igueriben
Le 17 juillet 1921 au matin, une colonne de 200 hommes et d'une centaine de mulets chargés de munitions et de barriques d'eau quitte Anoual pour ravitailler Igueriben, à la pointe sud du dispositif espagnol au Rif. Mais, pour la première fois, sur les six kilomètres escarpés menant à Igueriben, c'est un déluge de coups de feu croisés qui accompagne sa progression. Une soixantaine de blessés, une vingtaine de morts, la majorité des mulets tués ou abandonnés à l'ennemi, la plupart des tonneaux perforés : c'est le lourd bilan de cette première tentative de sauvetage. Parvenus à Igueriben, les survivants de la colonne dirigée par le capitaine Cebollinos von Lindeman, distribuent aux assiégés les quelques dizaines de litres d'eau qui ont échappé aux balles rifaines. À peine un verre d'eau par homme. Le lendemain, nouvel échec d'une colonne de secours qui doit rebrousser chemin devant le tir ennemi. Le 21, le général Silvestre en personne, accouru de Melilia, tente de coordonner une sortie de 3 000 hommes pour libérer à tout prix les derniers suppliciés d'Igueriben. Ceux-ci, calcinés par la chaleur, en sont réduits à boire leur urine et à sucer des cailloux pour essayer de s'hydrater entre deux assauts rifains. Derrière les remblais et les barbelés du poste isolé composé d'une dizaine de tentes coniques, la peur cède à la terreur tandis que hurlent les blessés atteints de gangrène et que se décomposent déjà, dans une odeur asphyxiante, les cadavres des hommes et du bétail sur ce piton pelé de quelques centaines de mètres carrés. Ouberrane, Sidi Brahim, Igueriben… le général Silvestre pensait avoir tissé une solide toile de postes avancés. Mais, s'il en est l'architecte, c'est Abdelkrim qui en est l'araignée. Après cette série de revers, tout le plan espagnol d'invasion du Rif central est compromis. Ce n'est plus Al Hoceïma qui est la cible. Bien au contraire, c'est Anoual qui semble “à portée de la main” des Rifains. Anoual où les soldats espagnols commencent à regarder avec méfiance leurs frères d'armes rifains, des regulares, dont l'ardeur au combat a brusquement décliné ces derniers jours. Car, à la différence des troupes coloniales françaises, majoritairement composées d'Algériens, de Sénégalais, les regulares, eux, sont payés pour combattre leurs propres frères rifains.
Un certain Franco
Même s'il n'est encore que lieutenant-colonel, Francisco Franco Bahamonde est déjà un personnage considérable dans l'armée espagnole. Ce petit Galicien affligé d'une voix de fausset, sorti dans un rang moyen de l'Académie de Tolède, est maintenant un officier colonial respecté et craint. Ayant commencé sa carrière militaire au Maroc dans les regulares, il y a montré le visage d'un officier méticuleux, préparant ses opérations dans le détail, se taillant ainsi une réputation de courage physique, voire d'invulnérabilité, qui force l'admiration de ses camarades. Appelé pour fonder la Légion étrangère espagnole, il est désormais le patron de cette troupe réputée pour sa violence, et qui depuis sa création est de toutes les opérations où il faut tirer l'armée régulière d'une catastrophe. Mais Franco n'est pas que le chef extrêmement dur d'une troupe de choc impitoyable, c'est une vedette en Espagne où l'on a besoin de parler d'autres choses que de militaires lâches ou incompétents. Le correspondant du Matin de passage à Melilia note d'ailleurs que les journalistes “le proclament héros trois fois par semaine”. Le roi lui écrit : “Ton affectueux ami qui t'embrasse”. Si bien que, rapporte l'ambassadeur de France le 15 mai 1924, l'article qu'il signe dans la Revue des troupes coloniales, intitulé “Passivité ou inaction”, “a produit quelque sensation à Madrid où la personnalité du colonel Franco est assez redoutée”. Que dit Franco dont le diplomate décrit “le prestige et l'ascendant sur les troupes coloniales” ? Il critique la passivité qui est la règle dans les campagnes marocaines, les entreprises timides et “invite ceux qui ne se sentent pas de taille pour affronter les responsabilités actuelles ‘à céder la place aux plus capables’”.
Un Haj venu d'Allemagne
Avec l'expérience de la guerre contre l'Espagne, l'aide de déserteurs a permis aux Rifains d'acquérir un vrai savoir-faire en matière de fortifications, de tranchées. Parmi ces auxiliaires étrangers du Rif, un déserteur allemand de la Légion, Joseph Klems, apporte une expertise précieuse aux Rifains. L'homme s'est converti à l'islam et se fait appeler “L’haj Alleman”. Mowrer rapporte que des abris souterrains ont été creusés dans tous les villages de la région d'Ajdir. Au premier ronflement de moteur d'un avion espagnol, les habitants s'y réfugient. Le stock de canons de divers calibres est évalué entre 200 à 300 pièces avec environ 6000 obus. Plusieurs dépôts d'armes gardés par des réguliers rifains, installés à l'écart des habitations, sont répartis sur tout le territoire. Des registres servent à en contrôler les mouvements et à affecter les armes. Un système de mobilisation d'une souplesse remarquable permet de lever des contingents dans toutes les tribus. Le Rif est donc armé, entraîné et prêt à se battre.
L’histoire secrète de la République du Rif. Les ravages des armes chimiques. Le mépris de Abdelkrim pour Allal El Fassi. Le double jeu du sultan Moulay Youssef
Abdelkrim Khattabi a planté une république au cœur d’une monarchie dominée par deux puissances coloniales : la France et l’Espagne. C’était en 1922. Sur cet événement extraordinaire, ainsi que sur la guerre qui a embrasé tout le Rif entre 1921 et 1926, mettant en émoi tout l’Occident et inspirant bien des révolutions à venir, un livre (“La Guerre du Rif”, Editions Tallandier), dont la parution est attendue le 30
Les suppliciés d'Igueriben
Le 17 juillet 1921 au matin, une colonne de 200 hommes et d'une centaine de mulets chargés de munitions et de barriques d'eau quitte Anoual pour ravitailler Igueriben, à la pointe sud du dispositif espagnol au Rif. Mais, pour la première fois, sur les six kilomètres escarpés menant à Igueriben, c'est un déluge de coups de feu croisés qui accompagne sa progression. Une soixantaine de blessés, une vingtaine de morts, la majorité des mulets tués ou abandonnés à l'ennemi, la plupart des tonneaux perforés : c'est le lourd bilan de cette première tentative de sauvetage. Parvenus à Igueriben, les survivants de la colonne dirigée par le capitaine Cebollinos von Lindeman, distribuent aux assiégés les quelques dizaines de litres d'eau qui ont échappé aux balles rifaines. À peine un verre d'eau par homme. Le lendemain, nouvel échec d'une colonne de secours qui doit rebrousser chemin devant le tir ennemi. Le 21, le général Silvestre en personne, accouru de Melilia, tente de coordonner une sortie de 3 000 hommes pour libérer à tout prix les derniers suppliciés d'Igueriben. Ceux-ci, calcinés par la chaleur, en sont réduits à boire leur urine et à sucer des cailloux pour essayer de s'hydrater entre deux assauts rifains. Derrière les remblais et les barbelés du poste isolé composé d'une dizaine de tentes coniques, la peur cède à la terreur tandis que hurlent les blessés atteints de gangrène et que se décomposent déjà, dans une odeur asphyxiante, les cadavres des hommes et du bétail sur ce piton pelé de quelques centaines de mètres carrés. Ouberrane, Sidi Brahim, Igueriben… le général Silvestre pensait avoir tissé une solide toile de postes avancés. Mais, s'il en est l'architecte, c'est Abdelkrim qui en est l'araignée. Après cette série de revers, tout le plan espagnol d'invasion du Rif central est compromis. Ce n'est plus Al Hoceïma qui est la cible. Bien au contraire, c'est Anoual qui semble “à portée de la main” des Rifains. Anoual où les soldats espagnols commencent à regarder avec méfiance leurs frères d'armes rifains, des regulares, dont l'ardeur au combat a brusquement décliné ces derniers jours. Car, à la différence des troupes coloniales françaises, majoritairement composées d'Algériens, de Sénégalais, les regulares, eux, sont payés pour combattre leurs propres frères rifains.
Un certain Franco
Même s'il n'est encore que lieutenant-colonel, Francisco Franco Bahamonde est déjà un personnage considérable dans l'armée espagnole. Ce petit Galicien affligé d'une voix de fausset, sorti dans un rang moyen de l'Académie de Tolède, est maintenant un officier colonial respecté et craint. Ayant commencé sa carrière militaire au Maroc dans les regulares, il y a montré le visage d'un officier méticuleux, préparant ses opérations dans le détail, se taillant ainsi une réputation de courage physique, voire d'invulnérabilité, qui force l'admiration de ses camarades. Appelé pour fonder la Légion étrangère espagnole, il est désormais le patron de cette troupe réputée pour sa violence, et qui depuis sa création est de toutes les opérations où il faut tirer l'armée régulière d'une catastrophe. Mais Franco n'est pas que le chef extrêmement dur d'une troupe de choc impitoyable, c'est une vedette en Espagne où l'on a besoin de parler d'autres choses que de militaires lâches ou incompétents. Le correspondant du Matin de passage à Melilia note d'ailleurs que les journalistes “le proclament héros trois fois par semaine”. Le roi lui écrit : “Ton affectueux ami qui t'embrasse”. Si bien que, rapporte l'ambassadeur de France le 15 mai 1924, l'article qu'il signe dans la Revue des troupes coloniales, intitulé “Passivité ou inaction”, “a produit quelque sensation à Madrid où la personnalité du colonel Franco est assez redoutée”. Que dit Franco dont le diplomate décrit “le prestige et l'ascendant sur les troupes coloniales” ? Il critique la passivité qui est la règle dans les campagnes marocaines, les entreprises timides et “invite ceux qui ne se sentent pas de taille pour affronter les responsabilités actuelles ‘à céder la place aux plus capables’”.
Un Haj venu d'Allemagne
Avec l'expérience de la guerre contre l'Espagne, l'aide de déserteurs a permis aux Rifains d'acquérir un vrai savoir-faire en matière de fortifications, de tranchées. Parmi ces auxiliaires étrangers du Rif, un déserteur allemand de la Légion, Joseph Klems, apporte une expertise précieuse aux Rifains. L'homme s'est converti à l'islam et se fait appeler “L’haj Alleman”. Mowrer rapporte que des abris souterrains ont été creusés dans tous les villages de la région d'Ajdir. Au premier ronflement de moteur d'un avion espagnol, les habitants s'y réfugient. Le stock de canons de divers calibres est évalué entre 200 à 300 pièces avec environ 6000 obus. Plusieurs dépôts d'armes gardés par des réguliers rifains, installés à l'écart des habitations, sont répartis sur tout le territoire. Des registres servent à en contrôler les mouvements et à affecter les armes. Un système de mobilisation d'une souplesse remarquable permet de lever des contingents dans toutes les tribus. Le Rif est donc armé, entraîné et prêt à se battre.
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