Arjun N. Murti a eu du nez. Analyste chez Goldman Sachs, c'est lui qui avait prédit, en mars 2005, que le baril de brut (159 litres) atteindrait 105 dollars, alors qu'il était encore à 57 dollars. Sans doute péchait-il encore par excès d'optimisme, puisqu'il indiquait que ce "super spike", ce "sommet", n'interviendrait qu'en 2009. La flambée s'est accélérée, et le baril a volé de record en record. Il a atteint 124,61 dollars, jeudi 8 mai, dans les échanges électroniques d'après-séance à New York, et un prix identique vendredi matin en Asie.
M. Murti, auréolé de son flair, fait de nouveau trembler les marchés new-yorkais et londonien. Dans une note publiée lundi 5 mai par la banque d'affaires américaine, l'analyste juge possible que les prix de l'or noir atteignent 150, voire 200 dollars, dans les six à vingt-quatre prochains mois. Cette prévision menaçante a poussé des investisseurs à acheter encore plus de "barils papier" et a alimenté la flambée des cours.
Prévision d'oiseau de mauvais augure ? On accuse volontiers Goldman Sachs, un intervenant de poids sur les marchés pétroliers, de lancer des prévisions pessimistes pour faire flamber les cours et accroître ses gains. La banque n'est pas la seule à faire ces prévisions. Sans hausse des capacités de production et de raffinage ni redressement du dollar par rapport aux autres devises, les prix s'envoleront, jugent nombre d'experts, d'investisseurs et de dirigeants des pays producteurs. Un scénario noir pour une économie mondiale en phase de ralentissement.
Dans un récent entretien au quotidien algérien El Moudjahid, le président de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) estime que "le prix du baril est désormais indexé à la hausse ou à la baisse du dollar". Une baisse de 1 % du dollar provoque une hausse de 4 dollars par baril, poursuit l'Algérien Chakib Khelil, avant de conclure : "Dans le cas d'une hausse de 10 % du dollar, il y a fort à parier que le prix du baril chutera de 40 dollars."
Le cartel de Vienne (42 % de la production mondiale) continue de juger qu'"il n'y a pas de pénurie de pétrole sur le marché" et que la mise en vente de barils supplémentaires n'aurait aucun impact sur les prix. Il maintient sa prochaine réunion en septembre, tout en se déclarant "prêt à agir si le marché éprouve le besoin de mesures supplémentaires".
D'ordinaire prudent sur la question des prix, le président du Cambridge Energy Research Associates (CERA), Daniel Yergin, un expert reconnu du secteur, n'a pas exclu non plus un pic à 150 dollars en 2008.
De toutes parts, les signaux indiquent que les prix resteront très élevés dans les mois à venir. L'Agence américaine d'information sur l'énergie (EIA), qui dépendant du Département de l'énergie (DoE), vient de relever de 9 dollars ses prévisions du prix du pétrole cette année : "Nous projetons désormais que le prix du baril, qui s'est échangé à 72 dollars en moyenne en 2007, vaudra 110 dollars en 2008".
Les bonnes nouvelles, comme un léger rebond du billet vert ou la reconstitution des stocks de brut et d'essence aux Etats-Unis, sont sans effet sur les cours. Seules les mauvaises sont retenues : la persistance de tensions autour du programme nucléaire iranien et les incertitudes sur une stabilisation politique en Irak, les attaques des mouvements rebelles dans le sud du Nigeria qui entraîne depuis deux ans une baisse de l'extraction du brut et les difficultés du Venezuela à pomper plus.
"NOS ENFANTS EN AURONT BESOIN"
La récente décision de l'Arabie saoudite de ne pas dépasser un plafond de production quotidien de 12,5 millions de barils entre 2009 et 2020 a également jeté un froid. Le royaume wahhabite reste en effet le premier exportateur mondial de brut. Et avec 22 % des réserves mondiales, il est le seul à pouvoir compenser une rupture d'approvisionnement éventuelle d'exportateurs fragiles comme l'Iran, l'Irak ou le Venezuela. Or, il ne veut plus jouer seul ce rôle de swing producer. Le roi Abdallah a récemment lancé aux responsables pétroliers du pays : "Chaque fois qu'il y a de nouvelles découvertes, laissez-les dans le sol car nos enfants en auront besoin."
L'Indonésie envisage de quitter l'OPEP, non seulement parce qu'il n'est plus exportateur net de brut depuis 2004, mais qu'il veut accroître sa production au-delà du quota alloué par l'organisation. Le déclin de la production au Mexique et surtout en Russie (depuis janvier), le deuxième producteur mondial, préoccupent aussi les pays occidentaux. Dans ce pays, la pression fiscale est considérable sur les compagnies pétrolières. Elle peut dépasser 80 %. La situation n'a pas échappé à Vladimir Poutine. "L'heure est venue de prendre la décision de baisser les impôts dans ce secteur pour stimuler la hausse de l'extraction et du raffinage", a annoncé le nouveau premier ministre russe, jeudi, devant la Douma.
Les cours peuvent-ils retomber à des niveaux moins pénalisants pour l'activité économique ? Les experts débattent à l'envi de l'écart entre un prix théorique d'environ 80 dollars, reflet du rapport entre offre et demande, et le prix réel, supérieur à 120 dollars. L'écart de 40 dollars s'expliquerait par la spéculation et la baisse du dollar. Ce qui fait dire à certains que le marché n'est pas à l'abri d'une brutale correction de 40 dollars si les investisseurs se tournent de nouveau vers les marchés d'actions.
DÉCLIN DE LA PRODUCTION
Les économistes de la banque Natixis se demandent si le prix actuel n'a pas déjà atteint son niveau théorique. A l'appui de leur thèse, ils soulignent la probable sous-estimation de la demande pétrolière de certains pays dans les statistiques officielles, la Chine en particulier. Directeur de la recherche de la banque d'investissement, Patrick Artus note que "l'activité utilisatrice de pétrole (transports, industrie) y a été multipliée par 3,85 de 1996 à 2007". Compte tenu de la faible amélioration de l'efficacité énergétique du pays, "sa consommation de pétrole aurait dû être multipliée par 2,87", alors qu'elle ne l'a été que par 1,53. C'est "extrêmement faible", conclut-il, en calculant que la Chine pourrait brûler chaque jour non pas 7,4 mais 13,8 millions de barils.
La demande chinoise, dopée par la préparation des Jeux Olympiques de Pékin, reste très soutenue, comme celle des nations émergentes et des pays pétroliers eux-mêmes en plein boom économique. Aux yeux des observateurs, le problème crucial reste celui de la consommation, trop soutenue par rapport à une production freinée par le manque d'investissements, le coût de développement de nouveaux projets et un "nationalisme pétrolier" exacerbé.
Le coussin de sécurité en cas de défaillance d'un pays producteur n'excède pas 2 millions de barils par jour (2,3 % de la consommation). Pour compenser le déclin des champs pétrolifères exploités, il faudrait mettre tous les deux ans en production l'équivalent de ce qui sort des puits saoudiens. Faute de nouveaux gisements géants exploitables à des coûts raisonnables, l'or noir ne cessera de s'apprécier. La prévision d'Arjun N. Murti se réalisera, mais à quelle échéance ?
Jean-Michel Bezat
M. Murti, auréolé de son flair, fait de nouveau trembler les marchés new-yorkais et londonien. Dans une note publiée lundi 5 mai par la banque d'affaires américaine, l'analyste juge possible que les prix de l'or noir atteignent 150, voire 200 dollars, dans les six à vingt-quatre prochains mois. Cette prévision menaçante a poussé des investisseurs à acheter encore plus de "barils papier" et a alimenté la flambée des cours.
Prévision d'oiseau de mauvais augure ? On accuse volontiers Goldman Sachs, un intervenant de poids sur les marchés pétroliers, de lancer des prévisions pessimistes pour faire flamber les cours et accroître ses gains. La banque n'est pas la seule à faire ces prévisions. Sans hausse des capacités de production et de raffinage ni redressement du dollar par rapport aux autres devises, les prix s'envoleront, jugent nombre d'experts, d'investisseurs et de dirigeants des pays producteurs. Un scénario noir pour une économie mondiale en phase de ralentissement.
Dans un récent entretien au quotidien algérien El Moudjahid, le président de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) estime que "le prix du baril est désormais indexé à la hausse ou à la baisse du dollar". Une baisse de 1 % du dollar provoque une hausse de 4 dollars par baril, poursuit l'Algérien Chakib Khelil, avant de conclure : "Dans le cas d'une hausse de 10 % du dollar, il y a fort à parier que le prix du baril chutera de 40 dollars."
Le cartel de Vienne (42 % de la production mondiale) continue de juger qu'"il n'y a pas de pénurie de pétrole sur le marché" et que la mise en vente de barils supplémentaires n'aurait aucun impact sur les prix. Il maintient sa prochaine réunion en septembre, tout en se déclarant "prêt à agir si le marché éprouve le besoin de mesures supplémentaires".
D'ordinaire prudent sur la question des prix, le président du Cambridge Energy Research Associates (CERA), Daniel Yergin, un expert reconnu du secteur, n'a pas exclu non plus un pic à 150 dollars en 2008.
De toutes parts, les signaux indiquent que les prix resteront très élevés dans les mois à venir. L'Agence américaine d'information sur l'énergie (EIA), qui dépendant du Département de l'énergie (DoE), vient de relever de 9 dollars ses prévisions du prix du pétrole cette année : "Nous projetons désormais que le prix du baril, qui s'est échangé à 72 dollars en moyenne en 2007, vaudra 110 dollars en 2008".
Les bonnes nouvelles, comme un léger rebond du billet vert ou la reconstitution des stocks de brut et d'essence aux Etats-Unis, sont sans effet sur les cours. Seules les mauvaises sont retenues : la persistance de tensions autour du programme nucléaire iranien et les incertitudes sur une stabilisation politique en Irak, les attaques des mouvements rebelles dans le sud du Nigeria qui entraîne depuis deux ans une baisse de l'extraction du brut et les difficultés du Venezuela à pomper plus.
"NOS ENFANTS EN AURONT BESOIN"
La récente décision de l'Arabie saoudite de ne pas dépasser un plafond de production quotidien de 12,5 millions de barils entre 2009 et 2020 a également jeté un froid. Le royaume wahhabite reste en effet le premier exportateur mondial de brut. Et avec 22 % des réserves mondiales, il est le seul à pouvoir compenser une rupture d'approvisionnement éventuelle d'exportateurs fragiles comme l'Iran, l'Irak ou le Venezuela. Or, il ne veut plus jouer seul ce rôle de swing producer. Le roi Abdallah a récemment lancé aux responsables pétroliers du pays : "Chaque fois qu'il y a de nouvelles découvertes, laissez-les dans le sol car nos enfants en auront besoin."
L'Indonésie envisage de quitter l'OPEP, non seulement parce qu'il n'est plus exportateur net de brut depuis 2004, mais qu'il veut accroître sa production au-delà du quota alloué par l'organisation. Le déclin de la production au Mexique et surtout en Russie (depuis janvier), le deuxième producteur mondial, préoccupent aussi les pays occidentaux. Dans ce pays, la pression fiscale est considérable sur les compagnies pétrolières. Elle peut dépasser 80 %. La situation n'a pas échappé à Vladimir Poutine. "L'heure est venue de prendre la décision de baisser les impôts dans ce secteur pour stimuler la hausse de l'extraction et du raffinage", a annoncé le nouveau premier ministre russe, jeudi, devant la Douma.
Les cours peuvent-ils retomber à des niveaux moins pénalisants pour l'activité économique ? Les experts débattent à l'envi de l'écart entre un prix théorique d'environ 80 dollars, reflet du rapport entre offre et demande, et le prix réel, supérieur à 120 dollars. L'écart de 40 dollars s'expliquerait par la spéculation et la baisse du dollar. Ce qui fait dire à certains que le marché n'est pas à l'abri d'une brutale correction de 40 dollars si les investisseurs se tournent de nouveau vers les marchés d'actions.
DÉCLIN DE LA PRODUCTION
Les économistes de la banque Natixis se demandent si le prix actuel n'a pas déjà atteint son niveau théorique. A l'appui de leur thèse, ils soulignent la probable sous-estimation de la demande pétrolière de certains pays dans les statistiques officielles, la Chine en particulier. Directeur de la recherche de la banque d'investissement, Patrick Artus note que "l'activité utilisatrice de pétrole (transports, industrie) y a été multipliée par 3,85 de 1996 à 2007". Compte tenu de la faible amélioration de l'efficacité énergétique du pays, "sa consommation de pétrole aurait dû être multipliée par 2,87", alors qu'elle ne l'a été que par 1,53. C'est "extrêmement faible", conclut-il, en calculant que la Chine pourrait brûler chaque jour non pas 7,4 mais 13,8 millions de barils.
La demande chinoise, dopée par la préparation des Jeux Olympiques de Pékin, reste très soutenue, comme celle des nations émergentes et des pays pétroliers eux-mêmes en plein boom économique. Aux yeux des observateurs, le problème crucial reste celui de la consommation, trop soutenue par rapport à une production freinée par le manque d'investissements, le coût de développement de nouveaux projets et un "nationalisme pétrolier" exacerbé.
Le coussin de sécurité en cas de défaillance d'un pays producteur n'excède pas 2 millions de barils par jour (2,3 % de la consommation). Pour compenser le déclin des champs pétrolifères exploités, il faudrait mettre tous les deux ans en production l'équivalent de ce qui sort des puits saoudiens. Faute de nouveaux gisements géants exploitables à des coûts raisonnables, l'or noir ne cessera de s'apprécier. La prévision d'Arjun N. Murti se réalisera, mais à quelle échéance ?
Jean-Michel Bezat
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