Deuxième tome des mémoires d’ Ahmed Taleb Ibrahimi
Les vérités d’un proche de Boumediène
L’arabisation
« Quand la France a occupé l’Algérie, et devant l’impossibilité de changer nos origines pour nous métamorphoser en descendants des Gaulois, elle s’est attaquée aux deux autres piliers de notre identité : la langue arabe dans le but de nous franciser et la religion musulmane dans l’espoir de nous christianiser, le tout sous couvert d’une prétendue « mission civilisatrice ». Dans sa tentative de détruire la langue arabe, elle n’a pas hésité à susciter un enseignement des dialectes et à encourager les parlers berbères. Ce qui explique que dans toute la littérature du mouvement nationaliste, il n’est fait référence qu’à l’arabité et à l’islamité qui étaient en danger, contrairement à la berbérité qui toutefois a été instrumentalisée pour créer des antagonismes pseudoethniques entre « Arabes » et « Berbères », là où en fait n’existaient que des particularismes linguistiques. Dans le même ordre d’idées, il me paraît utile de rappeler qu’une chaire de langue berbère a été créée à l’Université d’Alger, bien avant l’indépendance du pays. Elle était toujours en activité quand j’ai été placé à la tête du ministère de l’Education nationale en 1965. Elle avait pour titulaire Mouloud Mammeri. (...) Pour revenir au débat qui agitait le mouvement national au sujet de la dimension berbère de notre identité, je constate malheureusement qu’au lendemain de l’indépendance, nous avons commis l’erreur de perpétuer le discours nationaliste basé sur le binôme arabité/islamité au lieu de revenir à notre trilogie identitaire. (...) Dès ma prise de fonction au ministère, je relève que le concept « arabisation » ne me paraît pas approprié. Il s’applique plutôt aux efforts des pays arabes, dans leur recherche de mots nouveaux pour actualiser et moderniser la langue arabe. En Algérie, il s’agit d’une réappropriation de la langue nationale, une récupération de notre culture, après une phase de décadence et de dépendance. Le terme « arabisation » ayant été choisi lors d’un congrès du FLN comme option de l’Algérie indépendante, gardons-le. L’essentiel est de lui donner le contenu approprié. (...) La politique d’arabisation a suscité une polémique et de nombreuses critiques. J’ai l’impression de travailler sur le fil du rasoir, entre un courant qui trouve que cette politique se caractérise par une lenteur décevante qui cache sans doute, selon lui, un penchant pour la langue française, et un courant qui ne ménage pas ses critiques. Pour ce dernier, il lui est reproché, en particulier, de provoquer une baisse du niveau des élèves, au motif que la langue arabe ne peut assurer un enseignement de qualité, notamment dans les disciplines scientifiques et techniques. De manière générale, elle comporte le risque de freiner la modernisation de la société, car elle serait porteuse de valeurs passéistes et rétrogrades ! Des clivages potentiellement dangereux pour la cohésion nationale apparaissent et opposent arabisants et francisants. Ces derniers, au lendemain de l’indépendance, et pour des raisons historiques évidentes, ont pris en main l’encadrement des activités économiques, administratiVes et techniques, etc. du pays. Ils perçoivent donc le processus d’arabisation comme une menace pour leurs acquis et leur avenir, à plus ou moins long terme.(...) Ceux qui m’accusent d’être à l’origine de l’arabisation en Algérie m’attribuent un honneur que j’aurais souhaité mériter. Ils oublient en effet que l’arabisation fait partie des options politiques principales de la Révolution algérienne, consacrées par les textes fondamentaux du FLN, notamment le Programme de Tripoli (juin 1962) et la Charte d’Alger (avril 1964). »
Contacts secrets Boumediène-Hassan II
« Boumediène nous reçoit le 14 décembre 1977, Bouteflika et moi, et nous fait part d’une curieuse information : Hassan II, par des voies détournées, l’a contacté pour des entretiens secrets. Afin de manifester sa bonne foi et sa bonne volonté, le Roi a désigné sa sœur Lalla Aïcha pour entamer le dialogue avec le représentant de Boumediène ». Et il ajoute : « Moi, ma famille ce sont mes collaborateurs. C’est pourquoi je confie cette mission à Si Ahmed ». Avant d’entamer cette nouvelle mission, Boumediène me charge de prévenir les frères du Polisario pour qu’il n’y ait pas de malentendu : l’Algérie ne négociera jamais en lieu et place des Sahraouis mais fera tout pour faciliter l’ouverture d’un dialogue direct entre les deux parties au conflit (le Maroc et le Polisario). Durant plusieurs jours, nous nous posons des questions sur cette initiative : le Roi est-il vraiment sincère ? Cherche-t-il vraiment une issue honorable à une guerre de plus en plus coûteuse ? Si tel est le cas, rien ne grandit plus les hommes que le fait de reconnaître leurs erreurs pour y apporter les solutions adéquates. Ou est-ce un aveu d’impuissance devant la combativité des Sahraouis ? Est-ce tout simplement une nouvelle manœuvre destinée à semer la suspicion parmi les alliés de l’Algérie ? Y a-t-il une relation entre cette initiative et le revirement que vient d’opérer le président Sadate dans ses rapports avec l’ennemi israélien ? (,,,) 7e rencontre : Genève (hôtel Richmond), 6 et 7 septembre 1978 (Je suis accompagné de Kasdi Merbah, directeur de la sécurité militaire, chargé de prendre en charge les aspects sécuritaires de la rencontre au sommet projetée). Dès le début de l’entretien, j’ai déclaré que nous ne comprenions pas pourquoi l’autre partie qui avait beaucoup insisté sur l’importance et l’imminence d’une rencontre au sommet avait répondu avec plusieurs semaines de retard à notre proposition concernant une date éventuelle. Alors que la date proposée se situait le 6 juillet et que cette proposition avait été faite par nous le 26 juin, l’autre partie a attendu le 26 août, soit deux mois après, et pour dire qu’il fallait « activer » l’organisation de la rencontre. En soulignant cette attitude contradictoire de leur part, j’ai demandé à mes interlocuteurs de l’expliquer. Il me fut répondu que cette date était trop proche de la fête de l’anniversaire du Roi et puis, le 10 juillet, il y a eu ce changement en Mauritanie « qui nous a surpris comme il vous a surpris sans doute vous-mêmes ». J’ai indiqué alors que, depuis la fin juin, il y a eu effectivement beaucoup de faits nouveaux qui modifient incontestablement le contexte. J’ai évoqué à ce sujet le discours du Roi du 20 août et la campagne marocaine déclenchée à partir du 27 août. J’ai fait remarquer à mes interlocuteurs que pour un observateur attentif, la volonté de dialogue dont ils font état depuis le mois de décembre dernier peut s’expliquer de plusieurs manières :
Tout d’abord, il peut s’agir de manœuvres dilatoires pour gagner du temps en ayant en vue on ne sait quel objectif ; nous ne voulons pas retenir cette hypothèse
Ensuite, il peut s’agir du désir de conserver, à toutes fins utiles, un contact afin d’avoir un lien permettant de discuter périodiquement tout en poursuivant la guerre. - Enfin, il s’agirait réellement d’un dessein stratégique en vue d’une paix juste et durable dans la région, renforcé par un développement harmonieux de l’économie. C’est parce que nous avons retenu cette dernière hypothèse que nous avons répondu favorablement à la proposition marocaine d’organiser une réunion au sommet et que nous avons proposé la date du 6 juillet. Mais ce sont précisément les événements survenus depuis cette date et que j’ai déjà mentionnés, qui nous font maintenant douter que cette dernière hypothèse soit la bonne. Le discours du Roi du 20 août, la campagne de presse déclenchée à partir du 27 août nous obligent à nous demander s’il ne s’agit pas bel et bien d’une politique qui, comme Janus, aurait deux races. En tout cas, il y a une contradiction fondamentale entre les propos tenus dans les réunions secrètes et les déclarations publiques des personnalités les plus autorisées. On ne peut même pas invoquer des excès de langage puisque le Roi lui-même a fait des déclarations fracassantes. Sur ce point capital, on me répond que le discours du Roi doit être replacé dans un certain contexte : « Nous sommes agressés quotidiennement et le silence ne serait compris ni de notre armée, ni de notre opinion publique ; depuis, il y a une déclaration du ministre algérien des Affaires étrangères (à sa sortie de l’Elysée) qui faisait allusion à "un couloir à travers le Sahara occidental".
Les vérités d’un proche de Boumediène
L’arabisation
« Quand la France a occupé l’Algérie, et devant l’impossibilité de changer nos origines pour nous métamorphoser en descendants des Gaulois, elle s’est attaquée aux deux autres piliers de notre identité : la langue arabe dans le but de nous franciser et la religion musulmane dans l’espoir de nous christianiser, le tout sous couvert d’une prétendue « mission civilisatrice ». Dans sa tentative de détruire la langue arabe, elle n’a pas hésité à susciter un enseignement des dialectes et à encourager les parlers berbères. Ce qui explique que dans toute la littérature du mouvement nationaliste, il n’est fait référence qu’à l’arabité et à l’islamité qui étaient en danger, contrairement à la berbérité qui toutefois a été instrumentalisée pour créer des antagonismes pseudoethniques entre « Arabes » et « Berbères », là où en fait n’existaient que des particularismes linguistiques. Dans le même ordre d’idées, il me paraît utile de rappeler qu’une chaire de langue berbère a été créée à l’Université d’Alger, bien avant l’indépendance du pays. Elle était toujours en activité quand j’ai été placé à la tête du ministère de l’Education nationale en 1965. Elle avait pour titulaire Mouloud Mammeri. (...) Pour revenir au débat qui agitait le mouvement national au sujet de la dimension berbère de notre identité, je constate malheureusement qu’au lendemain de l’indépendance, nous avons commis l’erreur de perpétuer le discours nationaliste basé sur le binôme arabité/islamité au lieu de revenir à notre trilogie identitaire. (...) Dès ma prise de fonction au ministère, je relève que le concept « arabisation » ne me paraît pas approprié. Il s’applique plutôt aux efforts des pays arabes, dans leur recherche de mots nouveaux pour actualiser et moderniser la langue arabe. En Algérie, il s’agit d’une réappropriation de la langue nationale, une récupération de notre culture, après une phase de décadence et de dépendance. Le terme « arabisation » ayant été choisi lors d’un congrès du FLN comme option de l’Algérie indépendante, gardons-le. L’essentiel est de lui donner le contenu approprié. (...) La politique d’arabisation a suscité une polémique et de nombreuses critiques. J’ai l’impression de travailler sur le fil du rasoir, entre un courant qui trouve que cette politique se caractérise par une lenteur décevante qui cache sans doute, selon lui, un penchant pour la langue française, et un courant qui ne ménage pas ses critiques. Pour ce dernier, il lui est reproché, en particulier, de provoquer une baisse du niveau des élèves, au motif que la langue arabe ne peut assurer un enseignement de qualité, notamment dans les disciplines scientifiques et techniques. De manière générale, elle comporte le risque de freiner la modernisation de la société, car elle serait porteuse de valeurs passéistes et rétrogrades ! Des clivages potentiellement dangereux pour la cohésion nationale apparaissent et opposent arabisants et francisants. Ces derniers, au lendemain de l’indépendance, et pour des raisons historiques évidentes, ont pris en main l’encadrement des activités économiques, administratiVes et techniques, etc. du pays. Ils perçoivent donc le processus d’arabisation comme une menace pour leurs acquis et leur avenir, à plus ou moins long terme.(...) Ceux qui m’accusent d’être à l’origine de l’arabisation en Algérie m’attribuent un honneur que j’aurais souhaité mériter. Ils oublient en effet que l’arabisation fait partie des options politiques principales de la Révolution algérienne, consacrées par les textes fondamentaux du FLN, notamment le Programme de Tripoli (juin 1962) et la Charte d’Alger (avril 1964). »
Contacts secrets Boumediène-Hassan II
« Boumediène nous reçoit le 14 décembre 1977, Bouteflika et moi, et nous fait part d’une curieuse information : Hassan II, par des voies détournées, l’a contacté pour des entretiens secrets. Afin de manifester sa bonne foi et sa bonne volonté, le Roi a désigné sa sœur Lalla Aïcha pour entamer le dialogue avec le représentant de Boumediène ». Et il ajoute : « Moi, ma famille ce sont mes collaborateurs. C’est pourquoi je confie cette mission à Si Ahmed ». Avant d’entamer cette nouvelle mission, Boumediène me charge de prévenir les frères du Polisario pour qu’il n’y ait pas de malentendu : l’Algérie ne négociera jamais en lieu et place des Sahraouis mais fera tout pour faciliter l’ouverture d’un dialogue direct entre les deux parties au conflit (le Maroc et le Polisario). Durant plusieurs jours, nous nous posons des questions sur cette initiative : le Roi est-il vraiment sincère ? Cherche-t-il vraiment une issue honorable à une guerre de plus en plus coûteuse ? Si tel est le cas, rien ne grandit plus les hommes que le fait de reconnaître leurs erreurs pour y apporter les solutions adéquates. Ou est-ce un aveu d’impuissance devant la combativité des Sahraouis ? Est-ce tout simplement une nouvelle manœuvre destinée à semer la suspicion parmi les alliés de l’Algérie ? Y a-t-il une relation entre cette initiative et le revirement que vient d’opérer le président Sadate dans ses rapports avec l’ennemi israélien ? (,,,) 7e rencontre : Genève (hôtel Richmond), 6 et 7 septembre 1978 (Je suis accompagné de Kasdi Merbah, directeur de la sécurité militaire, chargé de prendre en charge les aspects sécuritaires de la rencontre au sommet projetée). Dès le début de l’entretien, j’ai déclaré que nous ne comprenions pas pourquoi l’autre partie qui avait beaucoup insisté sur l’importance et l’imminence d’une rencontre au sommet avait répondu avec plusieurs semaines de retard à notre proposition concernant une date éventuelle. Alors que la date proposée se situait le 6 juillet et que cette proposition avait été faite par nous le 26 juin, l’autre partie a attendu le 26 août, soit deux mois après, et pour dire qu’il fallait « activer » l’organisation de la rencontre. En soulignant cette attitude contradictoire de leur part, j’ai demandé à mes interlocuteurs de l’expliquer. Il me fut répondu que cette date était trop proche de la fête de l’anniversaire du Roi et puis, le 10 juillet, il y a eu ce changement en Mauritanie « qui nous a surpris comme il vous a surpris sans doute vous-mêmes ». J’ai indiqué alors que, depuis la fin juin, il y a eu effectivement beaucoup de faits nouveaux qui modifient incontestablement le contexte. J’ai évoqué à ce sujet le discours du Roi du 20 août et la campagne marocaine déclenchée à partir du 27 août. J’ai fait remarquer à mes interlocuteurs que pour un observateur attentif, la volonté de dialogue dont ils font état depuis le mois de décembre dernier peut s’expliquer de plusieurs manières :
Tout d’abord, il peut s’agir de manœuvres dilatoires pour gagner du temps en ayant en vue on ne sait quel objectif ; nous ne voulons pas retenir cette hypothèse
Ensuite, il peut s’agir du désir de conserver, à toutes fins utiles, un contact afin d’avoir un lien permettant de discuter périodiquement tout en poursuivant la guerre. - Enfin, il s’agirait réellement d’un dessein stratégique en vue d’une paix juste et durable dans la région, renforcé par un développement harmonieux de l’économie. C’est parce que nous avons retenu cette dernière hypothèse que nous avons répondu favorablement à la proposition marocaine d’organiser une réunion au sommet et que nous avons proposé la date du 6 juillet. Mais ce sont précisément les événements survenus depuis cette date et que j’ai déjà mentionnés, qui nous font maintenant douter que cette dernière hypothèse soit la bonne. Le discours du Roi du 20 août, la campagne de presse déclenchée à partir du 27 août nous obligent à nous demander s’il ne s’agit pas bel et bien d’une politique qui, comme Janus, aurait deux races. En tout cas, il y a une contradiction fondamentale entre les propos tenus dans les réunions secrètes et les déclarations publiques des personnalités les plus autorisées. On ne peut même pas invoquer des excès de langage puisque le Roi lui-même a fait des déclarations fracassantes. Sur ce point capital, on me répond que le discours du Roi doit être replacé dans un certain contexte : « Nous sommes agressés quotidiennement et le silence ne serait compris ni de notre armée, ni de notre opinion publique ; depuis, il y a une déclaration du ministre algérien des Affaires étrangères (à sa sortie de l’Elysée) qui faisait allusion à "un couloir à travers le Sahara occidental".
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