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Le soliloque d'un chef face à son avion préféré

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    Le soliloque d'un chef face à son avion préféré
    par Kamel Daoud

    Je le sais maintenant: ce pays est trop grand, son peuple est trop petit. On a beau étaler le peuple dans tous les sens, il suffit à peine à en couvrir le nord étroit ou à en peupler la surface sans y faire des trous. Tout le monde se réclame de l'histoire de ce pays, personne ne veut de sa géographie. Que voulez-vous que j'y fasse ? Recommencer l'histoire ? Jamais : aujourd'hui je ne crois plus qu'en ma mère, mes livres, mes voyages et mon avion. Parfois, je le regarde comme d'autres contemplent les chaloupes, les possibilités d'exil ou le dernier recours : je n'y prendrais personne, pas même mes animaux préférés la nuit du déluge. Juste peut-être un corbeau éclaireur. Le problème ? On a trop souvent répété à ce peuple que c'est lui qui a fait la guerre, chassé le colon et construit le reste au point où il l'a vraiment cru. Aujourd'hui, il veut nous chasser. Il se pavane avec des airs de paon tricolore : vert, blanc, rouge, et mange même les trottoirs, les figues et nos tombes. Il se croit adulte avec ses moustaches collées avec de la salive, veut être nourri à l'oeil, sinon il prend la mer ou la pierre et se tord comme un chewing-gum quand on le coince ou quand on lui demande ce qu'il veut vraiment. Laissez-moi rire : sans le colon ou les libérateurs, ils se mangeront les uns les autres en trois jours. Trois jours suffisent pour que ce pays oublie jusqu'à l'usage des chaussures. Et puis pourquoi devons-nous partir ? J'ai tout donné à l'Histoire, et j'ai droit à la totalité de la Géographie. J'y ai laissé les meilleures années de ma vie, le droit d'avoir un avenir à moi tout seul, le sommeil et mes dernières naïvetés et maintenant vous voulez que je quitte ? Pauvres idiots. Ce pays a usé huit générations d'incapables avant que naisse la mienne qui l'a libéré. Parfois, lorsque le soleil se couche et que je n'y arrive pas, je me dis que nous nous sommes trompés : il fallait chasser cette peuplade en 62 comme nous avons réussi à chasser la France. Démarrer vraiment à zéro, avec zéro peuple, beaucoup de caves et de villas vides et des milliers d'hectares à faire labourer par les Vietnamiens par exemple. Après une guerre, il ne doit rester que des tombes et des héros, pas des passants : ils deviennent trop vite vaniteux.

    Aujourd'hui, c'est trop tard : ils sont trop nombreux. Ce peuple nous encercle de partout : il ne reste plus que le ciel pour fuir ou la matraque pour le faire reculer. Chaque matin, il faut les nourrir, leur donner raison et leur faire croire que leur histoire continue alors qu'elle s'est arrêtée depuis longtemps derrière leur dos. Je ris, mais je ris jaune : c'est la première fois depuis la Préhistoire que ce peuple a une armée qui a gagné une guerre, une seule, et qui peut le défendre contre les prochains colons. En sont-ils fiers ? Que non ! Tout le monde me bat et moi je bas ma soeur. Dès qu'on les a libérés, ils veulent se libérer de nous et nous mettre dans des sachets et nous envoyer vers leurs ancêtres. La vie est finalement plus injuste que la mort... Je ne partirais pas, sauf vers Dieu ! ».
    @Quotidien d'Oran
    Mieux vaut un cauchemar qui finit qu’un rêve inaccessible qui ne finit pas…
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