Lors de la parution en 1998 de La domination masculine de Pierre Bourdieu, ouvrage dans lequel le sociologue considérait la société kabyle comme «un véritable conservatoire de l'inconscient méditerranéen», vous avez réagi car, en prenant comme exemple la société kabyle, «il a limité sa méthode et son objet». Quels arguments peut-on lui opposer pour montrer que la domination masculine est relative ?
Camille Lacoste- Dujardin : Il me semble bien que, surtout, le sociologue Pierre Bourdieu a considéré la société kabyle comme figée «au niveau d’une culture méditerranéenne», «primitive », si ce n’est même «archaïque». Cette affirmation est non seulement abusive, mais fausse, pour qui a longtemps fréquenté les Kabyles, et surtout la culture kabyle, et veut ignorer la réalité tant géographique qu’historique dans laquelle les Kabyles ont toujours eu à se défendre eux-mêmes et leur culture, dans une position de refuge en leurs villages perchés, fortifiés et surpeuplés de leur montagne. En effet, à quelque 60 km à peine d’Alger et de son pouvoir central, la montagne kabyle est encadrée par les deux grandes voies de communication d’est en ouest de l’Afrique du Nord, depuis le Maroc jusqu’en Tunisie, par les vallées du Sebaou au nord et de l’oued Sahel- Soummam, au sud, voies fréquentées non seulement par des commerçants, mais aussi par nombre d’armées hostiles ainsi ont-ils été privés de l’usage de ces terres de plaine où cultiver des céréales nécessaires à leur nourriture. Les hommes ont eu ainsi le souci constant de défendre leurs villages d’incursions éventuelles, d’autant plus que la nécessité de rechercher, hors de la seule montagne les ressources indispensables à la subsistance, les ont amenés à s’absenter pour les rechercher ailleurs, que ce soit dans le commerce itinérant, ou dans une émigration temporaire. De surcroît, Pierre Bourdieu n’a pas tenu compte non plus d’une qualité propre à la culture berbère : son oralité partagée par tous.
En effet, en l’absence de textes figés par un écrit intangible, il suffisait de réunir une assemblée responsable des représentants des familles villageoises pour modifier telle ou telle coutume désormais inappropriée. Ainsi sait-on qu’en effet, à plusieurs reprises, ils ont su adapter, en les modifiant, des règles obsolètes. Plus encore, maintes sources d’information ont fait défaut à Pierre Bourdieu qui, d’ailleurs, n’en indique aucune précisément : surtout, il a négligé la culture féminine — certes peu accessible à un homme —, si bien que cette carence l’a privé de l’expression culturelle de la moitié de la population kabyle, celle des premières intéressées : les femmes, les «dominées» elles-mêmes, se limitant ainsi au seul point de vue des «dominants».
Dans ce nouvel ouvrage, vous soulignez la vaillance des femmes démontrée à travers les contes. Comment définissez-vous le mot vaillance ? Et pourquoi avoir travaillé sur les contes ?
La vaillance désigne théoriquement «une persévérance courageuse», comme encore dans certains parlers régionaux français, où elle qualifie une personne qui a de l’ardeur au travail, souvent certaines femmes valeureuses et «dures à la tâche». Il semblerait que cette forme de courage se trouve plus particulièrement exercée, en effet, dans l’accomplissement de tâches domestiques, par définition féminines, quoique l’on puisse le dire aussi d’un homme. Je n’ai pas trouvé de réel équivalent dans le vocabulaire kabyle, sinon un comparatif éventuel avec «une lionne» — tsedda — tandis que l’homme est plus fréquemment comparé au «lion» izem, doué d’une grande force et de noblesse.
Vous distinguez deux types de contes, les villageois et les citadins. Quelle représentation féminine trouve-t-on dans l'un et l'autre ?
Les descriptions étant fort rares dans les contes, puisqu’ils rapportent une suite d’actions et d’aventures des héros, il arrive cependant que les qualités féminines s’y trouvent célébrées. Dans les contes villageois, les femmes ont pour vocation essentielle la maternité : leur vertu principale est la fécondité – comme celle de la nature – , indispensable à assurer une descendance mâle nombreuse à la famille, pour assurer ses ressources, son rôle politique, et, surtout, pour assurer la défense villageoise. La beauté féminine y est louée comme propice à la procréation, car la femme d’autant plus valorisée qu’elle a de nombreux fils. La relation affective la plus souvent exprimée comme la plus forte est celle qui lie une mère à ses fils. Seule une mère de garçons est digne de considération et peut être même consultée par son époux pour quelque affaire familiale. Dans l’attente de cet épanouissement, les femmes sont souvent comparées à la perdrix aux formes arrondies, prolifique, qui vole peu, et, se déplaçant souvent au sol, paraît très active. Sont aussi célébrées les vertus domestiques, comme l’art culinaire, nourricier, ou de tissage des femmes kabyles en milieu villageois.
Quant aux contes citadins, souvent inspirés des Mille et une nuits, ils s’attardent davantage sur la seule beauté féminine, celle d’une femme à conquérir, quelque fille de «sultan», souvent même d’origine surnaturelle. Ces jeunes filles merveilleuses sont le plus souvent oisives, et ne sortent guère de leur palais, au contraire des villageoises qui vaquent à maintes occupations alentour du village. Les citadines sont en réalité déchargées des tâches ménagères assurées par des esclaves noires à leur service. Quant à leur fécondité, elle est aussi souhaitée, mais la naissance d’un seul garçon suffit à assurer la transmission du pouvoir citadin : dans ces familles de puissants étrangers, la fécondité féminine, certes indispensable, n’apparaît pas avec cette importance capitale qu’elle constitue en milieu paysan.
Peut-on dire que l'image de la femme kabyle telle que véhiculée par les contes est une image élaborée par elle puisque ce sont les femmes qui transmettent les contes ?
Il semble que seuls les contes villageois auraient été élaborés par les femmes elles-mêmes, tandis que les contes citadins, manifestement inspirés des Mille et une Nuits, ne peuvent qu’avoir été rapportés en Kabylie que par des hommes fréquentant les villes où des conteurs les disaient autrefois sur les places publiques devant une large audience masculine (de retour au village, les hommes kabyles les auraient traduits dans leur langue). Je crois que, non seulement les femmes transmettaient surtout leurs contes villageois, les seuls authentiquement de création berbère kabyle, mais que, dans le temps, leurs mères, grands-mères et aïeules, les avaient elles-mêmes élaborés, et éventuellement adaptés au cours des temps. Autrefois, en effet, il n’existait aucune autre forme d’enseignement que ces séances de contage lors des veillées, alors que femmes et enfants étaient rassemblés autour du kanoun, tandis que les hommes étaient réunis dans leur maison commune (tajma’it). Ces conteuses inculquaient ainsi aux enfants les connaissances et représentations du monde, les valeurs culturelles à respecter, les façons de se comporter, par le moyen du langage symbolique très efficace de cette littérature orale kabyle d’une extrême richesse, encore vivante au début du siècle précédent où elle était encore en fonction, et transmise par les femmes aux enfants.
Les contes plantent un monde de femmes qui ne manque pas de férocité. Comment fonctionne cet univers ?
L’univers des contes est symbolique : ces récits sont irréels, situés en un lieu et un temps imaginaires, mais faits pour satisfaire et impressionner l’auditoire enfantin. Le discours des contes a pour fonction de mettre en garde les jeunes auditeurs contre les dangers du non-respect des règles de comportement indispensables à la vie en société. C’est pourquoi, faits pour donner une leçon, pour mettre en garde, leur mise en scène détaille les risques les plus graves et horribles auxquels peuvent exposer les éventuelles transgressions de l’ordre social, ils en représentent les pires menaces, sous forme de ces héros aux aventures imaginaires propres à frapper durablement les esprits.
Vous affirmez que les contes se présentent comme un monde mental parallèle où les conflits, nés dans la réalité sociale kabyle, ne se dénouent pas toujours en défaveur des femmes. Ces contes sont-ils une parabole ou bien le reflet d'une réalité souterraine dans laquelle la femme joue un rôle plus important qu'il n'y paraît ?
Il me semble que ces contes enseignés de façon distrayante aux enfants étaient destinés à les initier aux règles sociales indispensables à respecter. Ils devaient donc refléter ces règles sous cette forme de fiction imaginaire, certes, mais aussi exemplaire. En elle-même cette fonction avait une très grande importance sociale dont les femmes tiraient un certain prestige et profit. Elles en profitaient, certes, pour transmettre leurs propres représentations féminines des comportements comme de la conduite à tenir en société, et des éventuels dysfonctionnements que, lucides, elles décelaient dans cet ordre social sous fort contrôle masculin.
Aussi, disposaient-elles, ainsi, de moyens d’action contre cette domination du pouvoir patriarcal non seulement qu’elles dénonçaient, mais, de surcroît, elles affirmaient et confortaient ainsi certains contre-pouvoirs qu’elles s’étaient attribués, elles à qui l’ensemble de la société – surtout les hommes –, reconnaissait l’importance capitale de leur rôle féminin procréateur indispensable à la construction et la survie sociale.
Camille Lacoste- Dujardin : Il me semble bien que, surtout, le sociologue Pierre Bourdieu a considéré la société kabyle comme figée «au niveau d’une culture méditerranéenne», «primitive », si ce n’est même «archaïque». Cette affirmation est non seulement abusive, mais fausse, pour qui a longtemps fréquenté les Kabyles, et surtout la culture kabyle, et veut ignorer la réalité tant géographique qu’historique dans laquelle les Kabyles ont toujours eu à se défendre eux-mêmes et leur culture, dans une position de refuge en leurs villages perchés, fortifiés et surpeuplés de leur montagne. En effet, à quelque 60 km à peine d’Alger et de son pouvoir central, la montagne kabyle est encadrée par les deux grandes voies de communication d’est en ouest de l’Afrique du Nord, depuis le Maroc jusqu’en Tunisie, par les vallées du Sebaou au nord et de l’oued Sahel- Soummam, au sud, voies fréquentées non seulement par des commerçants, mais aussi par nombre d’armées hostiles ainsi ont-ils été privés de l’usage de ces terres de plaine où cultiver des céréales nécessaires à leur nourriture. Les hommes ont eu ainsi le souci constant de défendre leurs villages d’incursions éventuelles, d’autant plus que la nécessité de rechercher, hors de la seule montagne les ressources indispensables à la subsistance, les ont amenés à s’absenter pour les rechercher ailleurs, que ce soit dans le commerce itinérant, ou dans une émigration temporaire. De surcroît, Pierre Bourdieu n’a pas tenu compte non plus d’une qualité propre à la culture berbère : son oralité partagée par tous.
En effet, en l’absence de textes figés par un écrit intangible, il suffisait de réunir une assemblée responsable des représentants des familles villageoises pour modifier telle ou telle coutume désormais inappropriée. Ainsi sait-on qu’en effet, à plusieurs reprises, ils ont su adapter, en les modifiant, des règles obsolètes. Plus encore, maintes sources d’information ont fait défaut à Pierre Bourdieu qui, d’ailleurs, n’en indique aucune précisément : surtout, il a négligé la culture féminine — certes peu accessible à un homme —, si bien que cette carence l’a privé de l’expression culturelle de la moitié de la population kabyle, celle des premières intéressées : les femmes, les «dominées» elles-mêmes, se limitant ainsi au seul point de vue des «dominants».
Dans ce nouvel ouvrage, vous soulignez la vaillance des femmes démontrée à travers les contes. Comment définissez-vous le mot vaillance ? Et pourquoi avoir travaillé sur les contes ?
La vaillance désigne théoriquement «une persévérance courageuse», comme encore dans certains parlers régionaux français, où elle qualifie une personne qui a de l’ardeur au travail, souvent certaines femmes valeureuses et «dures à la tâche». Il semblerait que cette forme de courage se trouve plus particulièrement exercée, en effet, dans l’accomplissement de tâches domestiques, par définition féminines, quoique l’on puisse le dire aussi d’un homme. Je n’ai pas trouvé de réel équivalent dans le vocabulaire kabyle, sinon un comparatif éventuel avec «une lionne» — tsedda — tandis que l’homme est plus fréquemment comparé au «lion» izem, doué d’une grande force et de noblesse.
Vous distinguez deux types de contes, les villageois et les citadins. Quelle représentation féminine trouve-t-on dans l'un et l'autre ?
Les descriptions étant fort rares dans les contes, puisqu’ils rapportent une suite d’actions et d’aventures des héros, il arrive cependant que les qualités féminines s’y trouvent célébrées. Dans les contes villageois, les femmes ont pour vocation essentielle la maternité : leur vertu principale est la fécondité – comme celle de la nature – , indispensable à assurer une descendance mâle nombreuse à la famille, pour assurer ses ressources, son rôle politique, et, surtout, pour assurer la défense villageoise. La beauté féminine y est louée comme propice à la procréation, car la femme d’autant plus valorisée qu’elle a de nombreux fils. La relation affective la plus souvent exprimée comme la plus forte est celle qui lie une mère à ses fils. Seule une mère de garçons est digne de considération et peut être même consultée par son époux pour quelque affaire familiale. Dans l’attente de cet épanouissement, les femmes sont souvent comparées à la perdrix aux formes arrondies, prolifique, qui vole peu, et, se déplaçant souvent au sol, paraît très active. Sont aussi célébrées les vertus domestiques, comme l’art culinaire, nourricier, ou de tissage des femmes kabyles en milieu villageois.
Quant aux contes citadins, souvent inspirés des Mille et une nuits, ils s’attardent davantage sur la seule beauté féminine, celle d’une femme à conquérir, quelque fille de «sultan», souvent même d’origine surnaturelle. Ces jeunes filles merveilleuses sont le plus souvent oisives, et ne sortent guère de leur palais, au contraire des villageoises qui vaquent à maintes occupations alentour du village. Les citadines sont en réalité déchargées des tâches ménagères assurées par des esclaves noires à leur service. Quant à leur fécondité, elle est aussi souhaitée, mais la naissance d’un seul garçon suffit à assurer la transmission du pouvoir citadin : dans ces familles de puissants étrangers, la fécondité féminine, certes indispensable, n’apparaît pas avec cette importance capitale qu’elle constitue en milieu paysan.
Peut-on dire que l'image de la femme kabyle telle que véhiculée par les contes est une image élaborée par elle puisque ce sont les femmes qui transmettent les contes ?
Il semble que seuls les contes villageois auraient été élaborés par les femmes elles-mêmes, tandis que les contes citadins, manifestement inspirés des Mille et une Nuits, ne peuvent qu’avoir été rapportés en Kabylie que par des hommes fréquentant les villes où des conteurs les disaient autrefois sur les places publiques devant une large audience masculine (de retour au village, les hommes kabyles les auraient traduits dans leur langue). Je crois que, non seulement les femmes transmettaient surtout leurs contes villageois, les seuls authentiquement de création berbère kabyle, mais que, dans le temps, leurs mères, grands-mères et aïeules, les avaient elles-mêmes élaborés, et éventuellement adaptés au cours des temps. Autrefois, en effet, il n’existait aucune autre forme d’enseignement que ces séances de contage lors des veillées, alors que femmes et enfants étaient rassemblés autour du kanoun, tandis que les hommes étaient réunis dans leur maison commune (tajma’it). Ces conteuses inculquaient ainsi aux enfants les connaissances et représentations du monde, les valeurs culturelles à respecter, les façons de se comporter, par le moyen du langage symbolique très efficace de cette littérature orale kabyle d’une extrême richesse, encore vivante au début du siècle précédent où elle était encore en fonction, et transmise par les femmes aux enfants.
Les contes plantent un monde de femmes qui ne manque pas de férocité. Comment fonctionne cet univers ?
L’univers des contes est symbolique : ces récits sont irréels, situés en un lieu et un temps imaginaires, mais faits pour satisfaire et impressionner l’auditoire enfantin. Le discours des contes a pour fonction de mettre en garde les jeunes auditeurs contre les dangers du non-respect des règles de comportement indispensables à la vie en société. C’est pourquoi, faits pour donner une leçon, pour mettre en garde, leur mise en scène détaille les risques les plus graves et horribles auxquels peuvent exposer les éventuelles transgressions de l’ordre social, ils en représentent les pires menaces, sous forme de ces héros aux aventures imaginaires propres à frapper durablement les esprits.
Vous affirmez que les contes se présentent comme un monde mental parallèle où les conflits, nés dans la réalité sociale kabyle, ne se dénouent pas toujours en défaveur des femmes. Ces contes sont-ils une parabole ou bien le reflet d'une réalité souterraine dans laquelle la femme joue un rôle plus important qu'il n'y paraît ?
Il me semble que ces contes enseignés de façon distrayante aux enfants étaient destinés à les initier aux règles sociales indispensables à respecter. Ils devaient donc refléter ces règles sous cette forme de fiction imaginaire, certes, mais aussi exemplaire. En elle-même cette fonction avait une très grande importance sociale dont les femmes tiraient un certain prestige et profit. Elles en profitaient, certes, pour transmettre leurs propres représentations féminines des comportements comme de la conduite à tenir en société, et des éventuels dysfonctionnements que, lucides, elles décelaient dans cet ordre social sous fort contrôle masculin.
Aussi, disposaient-elles, ainsi, de moyens d’action contre cette domination du pouvoir patriarcal non seulement qu’elles dénonçaient, mais, de surcroît, elles affirmaient et confortaient ainsi certains contre-pouvoirs qu’elles s’étaient attribués, elles à qui l’ensemble de la société – surtout les hommes –, reconnaissait l’importance capitale de leur rôle féminin procréateur indispensable à la construction et la survie sociale.
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