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Edward Saïd, le spectateur exilé

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    Edward Saïd, le spectateur exilé
    LE MONDE DES LIVRES | 15.05.08 | 18h08 • Mis à jour le 15.05.08 | 18h08


    Edward Saïd lors d'une conférence à l'université américaine du Caire, le 17 mars 2003. (AFP).


    dward Saïd a été l'un des intellectuels les plus connus et les plus influents du monde. Auteur d'une vingtaine de livres, il semblait mener plusieurs vies à la fois. Critique littéraire à ses débuts, dans la veine de Georg Lukacs et d'Erich Auerbach, il devait sa notoriété à des travaux sur les identités culturelles et la rencontre des cultures, les nationalismes et les impérialismes. Il était aussi l'une des voix les plus écoutées en faveur de la cause palestinienne, mais veillait à ce que sa défense se fasse "en prenant pleinement en compte le peuple juif et ses souffrances, des persécutions au génocide".
    Il se passionnait aussi pour la musique, et se réclamait autant du philosophe allemand Theodor Adorno que du pianiste canadien Glenn Gould. Il était un travailleur infatigable, à la curiosité insatiable, dont la vie semble n'avoir connu aucun moment de répit.
    Saïd est né en 1935 à Jérusalem ; il a grandi au Caire, où il a étudié dans un collège britannique. Parti aux Etats-Unis à l'âge de 16 ans, il est passé ensuite par les universités d'élite de Princeton et Harvard, avant d'enseigner, à partir de 1963, à Columbia (New York), où il est resté jusqu'à la fin de sa vie. Au cours de ses premières années là-bas, il semble se fondre dans le moule américain ; c'est la guerre israélo-arabe de 1967 qui se charge de lui rappeler son appartenance originelle et le pousse à chercher un équilibre entre les deux versants de son être, moyen-oriental et occidental.
    Il y parviendra à partir d'un livre publié en 1978, L'Orientalisme, son premier grand succès (traduit en trente-six langues, réédité en version augmentée au Seuil en 2005), un ouvrage consacré au discours qu'écrivains, savants et politiciens occidentaux tiennent habituellement sur "l'Orient".
    Un nouvel événement survient en 1991, quand Saïd découvre qu'il est atteint d'une leucémie chronique. La maladie l'oblige à renoncer à ses activités directement politiques et l'incite à se pencher sur sa propre existence : il fait plusieurs voyages en Palestine et en Israël et, surtout, écrit une remarquable autobiographie, A contre-voie (Le Livre de poche, 2003), qui lui permet de donner forme et sens aux dix-huit premières années de sa vie.
    Jusqu'à sa mort, en 2003, il reste toujours aussi actif, voire encore plus qu'avant. En collaboration avec Daniel Barenboim, il crée l'orchestre israélo-arabe, Le Diwan occidental-oriental ; il continue d'écrire, sur l'humanisme, la musique, le style tardif des artistes.
    Réflexions sur l'exil est le dernier recueil d'essais publié par Saïd lui-même (l'original date de 2000) et c'est, avec L'Orientalisme et A contre-voie, l'un des sommets de son oeuvre. Il y réunit une cinquantaine d'essais, rédigés entre 1967 et 1999. Le court essai est la forme d'expression qu'il chérit le plus, et cet ensemble permet d'embrasser d'un seul regard ses multiples centres d'intérêts, de la critique littéraire à l'autobiographie, en passant par l'orientalisme, la théorie critique, la culture égyptienne, la Palestine ou la musique. Les quatre ou cinq derniers essais du volume, particulièrement denses, poursuivent une réflexion sur l'exil, entamée plus tôt ; joints à l'ultime préface de L'Orientalisme, ils constituent une sorte de testament spirituel.
    "RETOUR IMPOSSIBLE"
    Très tôt dans la vie, Saïd s'aperçoit qu'il est affublé d'une "identité des plus incertaines : un Palestinien scolarisé en Egypte, avec un prénom anglais, un passeport américain". C'est ce qui fait sans doute qu'à la fin de ses études supérieures il n'éprouve aucune tentation de rentrer "chez lui" (cela n'existe pas) et comprend vite "qu'un retour ou un rapatriement intégral est impossible".
    Il apprend donc à articuler les deux parties fort dissemblables de son être et finit par se reconnaître dans la figure de l'intellectuel en diaspora, habitant une ville cosmopolite comme New York ; il n'ignore évidemment pas qu'en cela il suit l'exemple de nombreux intellectuels et artistes juifs.
    Il découvre en plus que cette expérience, loin d'être exceptionnelle, incarne l'un des traits caractéristiques du monde moderne : l'accélération des contacts entre cultures, le caractère changeant de celles-ci, la pluralité intérieure de chaque identité. L'"orientalisme" est une construction artificielle, mais il en va de même de l'"occidentalisme" répandu chez les ennemis de l'Occident. C'est bien pourquoi Saïd est un adversaire résolu de la thèse du "choc des civilisations".
    Si l'exil se produit dans des conditions favorables, il procure plusieurs avantages. L'individu voit chacune de ses cultures à la fois du dedans et du dehors, ce qui lui permet de les examiner d'un regard critique. Il n'est pas dupe des mots ni des habitudes. L'exilé vit toujours dans un hors-lieu, à contre-voie, il est marginalisé, mais il tient à sa condition comme à un privilège. Saïd établit un rapprochement entre cette condition et celle de l'intellectuel en général. Ce dernier doit idéalement se tenir à l'écart des autorités mais aussi de toutes les appartenances imposées - ethniques, nationales, religieuses - car elles risquent d'empêcher que son action soit guidée par les seuls idéaux de justice et vérité. Saïd est un défenseur farouche de la laïcité, adversaire de tout nationalisme ; cela lui permet de critiquer avec la même acuité le gouvernement américain et la direction palestinienne.
    S'il fallait lui chercher une famille idéologique, ce ne serait, malgré quelques affinités, ni le marxisme ni le poststructuralisme à la mode dans les universités américaines (la French Theory), mais l'humanisme - à condition que celui-ci soit vraiment universel et cesse de se confondre avec l'eurocentrisme : il est possible, et même nécessaire, de critiquer au nom de l'idéal humaniste les pratiques qui s'en sont réclamées dans le passé.
    HUMANISTE
    On ne sera pas surpris de voir que cet humaniste ne veut pas en rester à une analyse purement formelle des textes littéraires, qui les mutile de leur rapport à l'expérience humaine. Là encore, il faut ouvrir les horizons et ne pas confondre l'humanité avec quelques critiques européens fatigués. "Seuls peuvent formuler des théories pareilles les esprits jamais touchés par l'expérience immédiate du tumulte de la guerre, de la purification ethnique, de la migration forcée et des déchirements malheureux", écrit-il.
    Intellectuel humaniste, Saïd est prêt à défier les pouvoirs en place et les consensus établis, au nom d'une adhésion intransigeante aux valeurs universelles ; en même temps, il sait être un admirateur fervent. Il a payé cher son engagement : son bureau à l'université a été incendié, sa famille et lui-même ont reçu de nombreuses menaces de mort, ses écrits ont été et sont tenus en suspicion dans plusieurs pays.
    Il a néanmoins gardé la conviction que "la principale question posée à l'intellectuel aujourd'hui" reste celle de "la souffrance humaine", et agi en accord avec ses idées. Penseur brillant, il était aussi un homme généreux et chaleureux, inoubliable pour tous ceux qui l'ont connu.
    Réflexions sur l'exil, d'Edward Saïd Actes Sud, 760 p., 30 €.

    Tzvetan Todorov

    Article paru dans l'édition du 16.05.08
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