Antoine Sfeir
propos recueillis par Christian Makarian
Du Maroc à l'Iran, de la Turquie à l'Arabie saoudite, leur histoire est ignorée, leur place et leur influence sont largement niées. Antoine Sfeir, écrivain et rédacteur en chef des Cahiers de l'Orient, lève le voile et évoque pour L'Express la franc-maçonnerie dans les pays musulmans -ainsi qu'en Israël.
Vous avez décidé de consacrer le dernier numéro de la revue que vous dirigez, Les Cahiers de l'Orient, aux francs-maçons. Pourquoi ce choix?
D'abord parce qu'il s'agit d'un véritable tabou. J'ai toujours entendu parler des francs-maçons au Moyen-Orient, mais, en l'absence de transparence, je n'ai jamais vraiment su quels étaient leur influence ni leur poids réel. Alors, j'ai voulu en savoir davantage, d'autant plus que des signes de renouveau apparaissent ça et là. D'où l'idée d'y consacrer le dernier numéro des Cahiers de l'Orient.
Est-ce qu'on peut tenter de situer, sur un plan historique, la grande histoire de la maçonnerie au Moyen-Orient?
Au Machrek, c'est, incontestablement, à partir du XIXe siècle que l'on a vu poindre la «lumière» de la maçonnerie, les premières tentatives voyant le jour essentiellement au Liban. Tout commence avec les entreprises de soierie françaises qui viennent, dans les vallées du Chouf et ailleurs, exploiter des usines de vers à soie et envoyer leur production à Lyon. Parallèlement, sur le plan culturel, les jésuites et les congrégations s'installent au Liban et dépendent de la province de Lyon. Les Lyonnais, ou des industriels originaires de la région lyonnaise, sont très présents. Et, paradoxalement, les premiers maçons qui viennent de France, puis leurs émules libanais, sont d'abord des élèves de ces congrégations religieuses, formés à l'excellence puis convertis à ce qui est alors perçu comme une religion du progrès, version émancipée de la foi chrétienne. La maçonnerie au Liban va se développer à la fin du XIXe siècle, au moment où, dans l'Empire ottoman, commence à poindre la révolution des Jeunes Turcs de 1908, parce que se répand dès cette époque le rêve d'un grand royaume arabe qui sera activé par la promesse anglaise faite à Lawrence d'Arabie. A ce moment-là, les maçons, réunis dans des comités d'indépendance, sont les artisans de l'indépendance des Etats-nations, sous l'influence, bien entendu, de différents intellectuels français. Les deux comités les plus importants, du reste, se trouvent au Caire et à Paris, notamment pour l'indépendance du Liban et de la Syrie. On assiste à un vrai travail, parallèle d'ailleurs à la renaissance arabe, un vrai renouveau culturel. On peut dater les débuts de la franc-maçonnerie aux années 1850-1860. Au Liban et en Syrie. Par la suite, le mouvement va faire tache d'huile. La Jordanie n'existe pas encore, mais la Palestine, elle, existe. Or, avec l'arrivée des Anglais dans la région, et selon une démarche similaire, l'établissement des protestants, vers 1830, va également aboutir à l'installation des maçons en Palestine. Ce qui s'accélérera pendant la Première Guerre mondiale et le mandat britannique.
La franc-maçonnerie, pur produit de la colonisation?
Il faut être plus subtil que cela. C'est une forte aspiration arabe à l'indépendance et au progrès qui rencontre une structure européenne efficace. Voilà pourquoi il se produit une floraison de loges maçonniques avec l'arrivée des Européens. Un tremplin sera constitué par les événements survenus au Liban en 1860: les massacres des chrétiens par les Druzes jouent un grand rôle dans la prise de conscience des élites. Surtout lorsque les intellectuels mesureront la portée de l'intervention d'Abd el-Kader, exilé par les Français en Syrie, qui va sauver à lui seul plus de 10 000 chrétiens, à Damas. Or Abd el-Kader est maçon. Depuis l'Algérie. Dans son silence forcé, à Damas, il va être un maçon assidu et lui donner un autre départ dans tout le Levant.
Qu'en est-il du reste du monde arabe?
Il faut mettre l'Egypte à part, car, dans ce pays, on voit apparaître des maçons et des germes de maçonnerie universels dès l'expédition de Bonaparte. Mais le développement se fera par étapes. La première phase sera, bien entendu, incarnée par les saint-simoniens, qui vont arriver, chez Ibrahim Pacha, pour enseigner le français aux officiers égyptiens, dans les casernes. Parmi ces saint-simoniens, Ismaïl Urbain, qui sera aussi tenté par la maçonnerie, mais qui ne fera pas, d'après ce qu'on sait, acte d'initiation. Le second départ, ce sera l'initiation d'Ismaïl Pacha, fils d'Ibrahim Pacha, khédive d'Egypte. Il va être initié par les Français, notamment par le groupe de Ferdinand de Lesseps qui compte surtout des maçons constructeurs.
Et le Maghreb?
Là, on peut parler davantage du poids de la colonisation. Nous avons d'ailleurs les contributions très détaillées des colons français à l'édification d'une maçonnerie locale. Dès l'arrivée des Français, les loges vont se multiplier. Avant tout en Algérie, puis en Tunisie et au Maroc. Cela prendra plus de temps au Maroc, en raison du caractère très construit de la société traditionnelle et de l'ancrage islamique, très fort. Mais, tout de même, le futur roi Mohammed V, père de Hassan II, aura la réputation tenace d'être franc-maçon, même s'il n'a jamais été vraiment possible de le prouver.
L'Algérie semble toutefois être une terre d'élection...
Absolument. Et le fait demeure. Quand on retrouve aujourd'hui des «Arabes» musulmans dans les loges en France, ce sont à 90% des Algériens. La maçonnerie a toujours connu un vrai succès en Algérie. Et également en Tunisie. En raison d'un engouement de la part des classes moyennes et du lien naturel entre la maçonnerie et l'éducation. Pour les mêmes raisons, il y aura une vraie influence maçonnique en Turquie et en Iran.
Cela dit, la Turquie et l'Iran sont un peu à part.
Deux cas intéressants, en effet. Deux énormes morceaux. On se rend compte que, dès 1916, les constitutionnalistes en Iran sont avant tout des francs-maçons. Ils constituent la charpente, la pierre de touche du nouvel Etat iranien. Ils se laisseront un peu dépasser par la nomination du chah, le père du dernier chah, mais resteront quand même très présents. Ils le seront également aux côtés des zoroastriens, bien entendu, dans la classe moyenne, dans la haute bourgeoisie et dans la fonction publique. Ce sont de grands serviteurs de l'Etat iranien. En Turquie, c'est entièrement différent. De tout temps, c'est-à-dire depuis les liens instaurés entre l'Empire ottoman et l'Occident, il a existé des échanges, grâce aux nombreux Ottomans qui poursuivaient leurs études ou allaient accomplir leur spécialité en Europe, notamment en Angleterre. Dans un premier temps, il va y avoir une influence primordiale de la loge anglaise, donc le rite écossais ancien, mais, en même temps, on va assister, dès la IIIe République, à une implantation du Grand Orient français. Cette mixité des cultures, ce syncrétisme est très propre à la Turquie. Au point qu'il y aura une sorte de va-et-vient entre les francs-maçons turcs et certains courants mystiques de l'islam, et ce jusqu'à nos jours. Il semble ainsi que, selon certaines rumeurs, beaucoup des islamistes prétendument modérés aujourd'hui au pouvoir en Turquie aient fait un passage par l'initiation...
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