Appétits esthétiques
Au deuxième jour du festival gnawi, c’est déjà l’effervescence à l’intérieur de la salle du cinéma municipal de la ville de Béchar — espace de toutes les représentations — et à l’extérieur. Beaucoup de jeunes occupent les lieux, beaucoup dansent sur les airs gnaouis.
Les huit interprètes de la troupe Tihertyne (Tiaret), tout de noir vêtus, ouvrent le bal sur des airs anciens. L’ambiance chauffe vite, une ambiance festive avec des morceaux d’incantations religieuses repris intégralement. Le guembri cède un peu de place à la guitare électrique et au synthétiseur. Bismillah ou Bordj Chahada — mode musical et incantatoire — est repris en chœur avec la prééminence pour une sorte de porteur de voix. La salle répond. Rythmes gnawis et ghiwanis se donnent la réplique, s’enchevêtrent. Qui est ceci et qui est cela ?
On est dans l’expérimental et ça crée de l’effet ; car, par delà de tout, la musique arrive à abolir les frontières : des airs se nourrissent d’autres airs et des mixages s’insinuent dans d’autres mixages. Les éléments de Tiaret donnent la nette impression de bien connaître leur métier, il y a une bonne maîtrise de la scène, une belle entente vocale, une chorégraphie travaillée avec soin. Manifestement, il y a de la joie de jouer et de la technicité dans la confrontation des genres musicaux, de l’ouverture sans complexe sur les autres sous l’emblème du séculaire genre gnawi.
La troupe Mejber de Béchar inscrit sa prestation sur le même registre. Le tempo est presque à l’identique. Le diwan est joué sur le mode sacré avec des instruments modernes. Le religieux est décliné en versants ouvertement festifs, ouvertement joyeux, ouvertement intergénérationnels. Le profane est convoqué. Le mariage avec l’ancien et le nouveau, notamment dans sa partie instrumentale, opère avec beaucoup de réussite. Il y a l’observance des règles du spectacle en milieu fermé.
Les anciens airs gnawis, par parties importés d’Afrique subsaharienne, sont revisités avec des sonorités nouvelles, parfois radicales dans la manière de transmettre cet art ancestral qui s’enseigne à l’oreille et au corps, sans distinction. La contemporanéité dans l’art de transmettre des émotions n’est plus prisonnière des gardiens du temple gnawi, de tous les gardiens et de tous les temples. Le divertissement peut aller avec l’imploration du pardon de Dieu. Les formes populaires, empruntées à la culture populaire, sont exécutées sous l’autorité d’une batterie qui prend l’essentiel de la scène du cinéma municipal. Le corps interprète l’air et le joue au sens théâtral du terme.
Là aussi, le public adhère sans retenue, chante avec le collectif artistique, danse dans les travées. La rencontre avec la salle est une jouissance partagée sans barrières. Les rites religieux et païens se confondent dans des arrangements musicaux qui ne se refusent aucune liberté dans l’art d’imbriquer les instruments d’hier et d’aujourd’hui. Il y a de la révolution dans l’air, une révolution respectueuse néanmoins du legs des anciens, mais révolution quand même. Avec la troupe Ahl Touba de Sidi Bel Abbès, la solution est inversée par rapport aux deux prestations données en soirée.
Nous assistons à un retour plus que prononcé au gnawi des origines. Un gnawi des zaouïas. La compagnie bel-abbésienne, qui semble dès le départ affectionner le genre dans ses rituels de « mise en espace » et « mise en forme », ouvre son répertoire avec le genre « tergou sergou », un bordj fortement apparenté à la sensualité du style musical et spirituel des confréries religieuses venues du Sud.
Elle l’achève en entamant avec fougue Bordj Ali, une parenté philosophique et musicale qui pourrait avoir un fort lien avec les légendes de dissidences qui ont entouré l’itinéraire du compagnon du prophète Mohamed et la dimension chiite qui s’en est suivie. Encens (bkhour), jeu de couteaux et longue imploration de Dieu ont constitué l’essentiel de la prestation de cette association, née en 2007, dans une ville éclectique, la ville de tous les goûts et de tous les appétits esthétiques. La ville de Abdelmoula El abbassi et de Raina raï.
Bouziane Benachour (envoyé spécial)
El watan 27 Mai 2008.
Commentaire