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Les brûleurs de frontières

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  • Les brûleurs de frontières

    Pas un jour sans que de jeunes Algériens ne perdent la vie, noyés en mer, dans leur tentative de rejoindre les côtes européennes. Depuis des mois, ils font la une des journaux indépendants. Dans la région d’Annaba, décrétée par les médias capitale des «harragas» («brûleurs» de frontières et d’ordre), la plupart des familles sont concernées. A Maghnia, ce sont des enfants de 13 ans, dont des filles, qui ont été arrêtés sur le point d’embarquer. Les enterrements des jeunes morts tournent à l’émeute comme dernièrement à Tiaret où un ministre fut pris à partie par des jeunes qui ne comprennent pas que, dans une Algérie aussi riche, des pans importants de la population tombent en dessous du seuil de pauvreté. Mais ce phénomène, devenu massif, concernant des jeunes dont les deux tiers occupent un emploi et près de la moitié est de niveau universitaire, révèle un désarroi sociétal encore plus grand.

    L’Algérie, mobilisée à l’instar des autres pays maghrébins dans la répression des migrants subsahariens, avait réussi à focaliser la question migratoire sur ces derniers et à occulter le drame culpabilisateur de ses propres migrants, faisant de sa répression une «rente géographique» de protection de l’Europe. La réalité la rattrape aujourd’hui avec violence. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les jeunes Algériens fuient leur pays même si désormais ils sont contraints à le faire plus dangereusement. Au moment même où l’Algérie s’employait à refouler les migrants africains, les jeunes Algériens étaient, après les Marocains, la première nationalité africaine par le nombre des expulsés d’Espagne. Alors, cette réalité n’était pas dérangeante parce qu’elle se déroulait loin du pays, depuis les côtes des pays voisins. Mais aujourd’hui, les Algériens ne peuvent plus utiliser les passages fonctionnels et moins dangereux dans ces pays et sont donc amenés à prendre plus de risques en partant depuis l’Algérie. C’est un résultat paradoxal de la répression exercée par les Maghrébins, dont l’Algérie, contre les migrants subsahariens. Des familles ont interpellé le gouvernement pour les morts suspectes de leurs enfants au large, voire à l’intérieur des prisons, de la Tunisie et de la Libye. Tripoli détient selon un rapport de la Frontex (agence européenne pour le contrôle des frontières), 60 000 migrants dans ses prisons dont un millier de Marocains.

    Après avoir fait décréter des fatwas par les imams officiels assimilant les «harragas» à des apostats s’adonnant au suicide collectif, puis avoir prévu contre eux des peines de prison allant jusqu’à cinq années, le pouvoir algérien prend la mesure d’un phénomène qui, plus que l’opposition et les mouvements sociaux cassés par la répression et le débauchage permis par la rente pétrolière, menace de le déstabiliser. Pourtant il ne tombe pas du ciel. Si les jeunes Algériens ont recouru plus tardivement aux formes «aventureuses» de cette migration, c’est tout simplement parce qu’ils disposaient d’un exutoire migratoire supplémentaire tenant aux liens tissés avec l’ancienne métropole. L’Algérie a eu la plus importante communauté émigrée en France (où se trouvait alors l’essentiel de l’émigration maghrébine en Europe) et qui a permis des opportunités de migration grâce notamment aux stratégies familiales et matrimoniales. Par ailleurs, il y a une interpénétration plus forte entre les sociétés algérienne et française offrant des interstices de mobilité aux individus dont l’acquisition de la double nationalité. La fermeture des frontières françaises à l’immigration a donc été mieux amortie, et sur un temps plus long, par la société algérienne. C’est ce qui explique que l’immigration algérienne fonctionne encore dans un «couple migratoire» avec la France (97 % des immigrés algériens en Europe sont en France) à la différence des immigrés marocains qui forment une véritable diaspora dispersée à travers l’Europe car n’ayant pas eu cet exutoire, ont du plus tôt se frayer d’autres chemins, le plus souvent irrégulièrement. Jusqu’en 2000 alors qu’il y avait respectivement 150 000 Marocains en Espagne et 150 0000 Tunisiens en Italie, les Algériens représentaient moins de 10 000 immigrés dans chacun de ces deux pays. Or, cet exutoire s’est tari avec le temps car les stratégies matrimoniales ne peuvent plus participer à la reproduction de la mobilité vers la France : les femmes algériennes ont maintenant, le même taux de fécondité que les femmes françaises et mettent donc moins de jeunes sur le marché matrimonial, mais surtout les jeunes issus de l’immigration se détachent des stratégies communautaires. Alors que les Portugais continuent à pratiquer pour l’essentiel un mariage dans leur communauté, la moitié des jeunes Algériens et le tiers des jeunes Algériennes se marient en dehors de la leur même si les médias véhiculent surtout les images de filles mariées de force au «bled».

    L’épuisement de cet exutoire intervient au moment où l’Algérie est rattrapée par la régression sociale. Plus que la pauvreté qui gagne le pays, c’est le creusement des inégalités, rapidement, qui déstabilise l’ensemble d’une société qui y est moins habituée que ses voisines. Plus que le rigorisme moral imposé aux jeunes et même plus que l’absence de démocratie, c’est la déliquescence du sens de l’Etat et la certitude qu’il n’existe plus de contrat social, même injuste, qui alimente le sentiment d’insécurité et souffle un vent de panique sur les couches moyennes. Or ce sont elles, en Algérie comme ailleurs, qui fournissent, aujourd’hui, la part importante des aspirants à la migration. Ce phénomène est paradoxalement exacerbé par l’interdit de mobilité dont sont frappés les jeunes Maghrébins alors que ces flux, malgré leur forte charge symbolique et émotionnelle, restent minimes (moins de 1 400 jeunes Algériens ont débarqué en Sardaigne, leur première destination, pendant le pic des neuf premiers mois de 2007) et que leur répression est contreproductive. Celle-ci renforce plutôt la pression migratoire aux portes de l’Europe et la fixation précaire de ceux qui ne peuvent plus repartir. Plus on ferme les frontières, plus les migrants s’installent alors que l’ouverture facilite la circulation comme ce fut le cas pour l’Est. Un million d’Algériens, par an, se rendaient librement en France lors des années 80 sans que l’on ait à s’inquiéter de «l’immigration clandestine» alors que la question des mobilités est devenue, aujourd’hui, le dossier noir des relations euroméditerranéennes : sur le seul canal de Sicile, passage privilégié des Algériens, le nombre de morts était de 302 en 2006. Il a atteint le chiffre de 502 dans les neuf premiers mois de 2007.

    Le projet d’Union pour la Méditerranée pourra t-il avoir une viabilité alors que la mort continue à creuser le fossé entre ses deux rives ? A-t-il un sens sans l’instauration au Sud d’un Smic démocratique et de juste gouvernance qui puisse réduire l’autisme de régimes qui contraignent leurs enfants au suicide ?

    Par Ali Bensââd

    Chercheur au CNRS-Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, maître de conférences à l’université de Provence

    Source : Libération.fr
    "Je déteste les victimes quand elles respectent les bourreaux". Jean-Paul Sartre
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