Femmes, médecins et inquiètes du monde, elles ont créé en 1993 un centre médical pour les victimes de la torture. Quinze ans plus tard, elles se battent toujours, plus nombreuses, contre une bête de plus en plus monstrueuse.
Le Caire (Egypte). De notre correspondante
Magda Adly n’est pas du genre à être facilement impressionnée. En ce 30 avril, au tribunal de Kafr al Dawwar, petite ville du Delta du Nil, elle sort de son sac à main un short déchiré et maculé de sang et le brandit face au juge. D’autres vêtements dans le même piteux état suivent. Dans la salle grouillante et bruyante, le geste de Magda fait passer un silence incrédule. Les regards vont des morceaux de tissu lacérés et couverts de sang séché au visage de celui qui portait ces vêtements au moment où il a été attaqué par des policiers, le 22 avril dernier.
Ahmad Sobhi, 35 ans, est accusé par la police locale d’« agression contre les autorités » et il attend que le juge statue sur son inculpation. Magda Adly, médecin anesthésiste, militante contre la torture, explique au juge : « J’ai examiné Ahmad, il a eu une hémorragie à l’œil et a perdu l’ouïe suite aux coups avec barres de fer qu’il a reçus au visage. Après avoir arraché ses vêtements, les policiers l’ont traîné par les pieds, tout nu, de son quartier jusqu’au commissariat de police, sous les yeux de tous. Son père et son cousin ont ensuite été incarcérés. Le ventre et la poitrine du père sont couverts de brûlures de cigarettes. » Les officiers de la Sécurité d’Etat présents dans la salle sont stupéfaits de la témérité de cette femme qui a fait le voyage spécialement du Caire pour les incriminer publiquement.
Lorsque la séance est levée, Magda Adly est violemment attaquée : un policier la frappe à la tête et lui arrache son sac à main, elle tombe et perd conscience. Au Caire, la nouvelle choque tous ceux qui s’impliquent dans la défense des libertés.
Tout le monde connaît Magda Adly, directrice du centre Al Nadim de réhabilitation psychologique des victimes de tortures, une institution vieille de 15 ans, dont la crédibilité et la pugnacité forcent le respect de tous. Agée d’une cinquantaine d’années, Magda Adly a de grands yeux éternellement étonnés derrière une paire de lunettes désuète et des cheveux grisonnants noués à l’arrière. Avec ses collègues du Centre Al Nadim, elles ont imposé le respect parce que, en quinze années de militantisme, elles ne se sont jamais laissées enkystées dans la « bureaucratie humanitaire ».
Quelques semaines après l’agression, Magda Adly reçoit, dans le petit appartement meublé simplement où elle vit avec sa mère et sa fille, un flux incessant de visiteurs venus exprimer leur soutien. Son épaule disloquée est soutenue par une attelle, mais son regard exprime toujours ce mélange étrange d’étonnement à la fois grave et jovial. « L’idée d’ouvrir Al Nadim était au départ celle de trois de mes amis, tous psychiatres, et qui, dans les hôpitaux où ils travaillent, ont été en contact avec des patients qui ont été torturés. Ils ont ouvert Al Nadim en 1993 et moi je les ai rejoints quelques mois plus tard, leur idée me plaisait parce qu’elle joignait deux choses essentielles dans ma vie : la médecine et le militantisme contre la dictature », évoque Magda Adly.
L’obtention d’aveux est rarement la raison de la torture
L’idée d’Al Nadim est née en 1989 après la répression des grèves des aciéries où délégués syndicaux et militants et leaders de gauche avaient été arrêtés et férocement torturés. « C’était la première fois qu’on approchait de cette façon des gens qui ont été soumis à la torture, qu’on voyait en direct les traumas laissés par la torture », se souvient Aida Seif al Dawla, l’une des trois psychiatres, avec Suzanne Fayad et Abdallah Mansour, qui ont fondé Al Nadim.
Les bureaux d’Al Nadim se trouvent au centre-ville du Caire, côté populaire, aux deuxième et troisième étages d’un bâtiment à deux pas du quartier des vendeurs de pièces détachées, non loin de la grande et éternellement animée avenue Ramsès. Les appartements sont spacieux, la lumière y entre par de grandes fenêtres, et dans la salle d’attente, il y a toujours deux ou trois personnes assises, silencieuses.
Souvent leur dénuement matériel est visible. Al Nadim emploie aujourd’hui sept médecins, dont six sont des femmes, deux avocats et un responsable administratif. Les trois amis psychiatres voulaient au départ s’en tenir à apporter une aide thérapeutique appropriée aux personnes qui ont été torturées, mais ils ont vite été obligés de revoir leurs objectifs. Impossible dans le cas des traumatismes causés par la torture de se confiner à la thérapie psychologique : l’idée même de « réhabilitation » passe par la quête de justice et la lutte contre l’impunité. « Lorsque la peur commençait à disparaître, que les cauchemars ne les hantaient plus, certains patients nous disaient : je vais mieux, mais je suis profondément triste, ma dignité a été bafouée, évoque Magda Adly, notre travail a beaucoup évolué, nous avons appris énormément avec les gens que nous avons soignés et suivis. » C’est ainsi qu’au travail de clinique médicale est venu s’ajouter celui d’information, de conseil légal, de campagnes médiatiques, de publication de rapports et de statistiques, d’accompagnement juridique. « Qu’une personne qui n’est ni leader d’un parti d’opposition ni militant des droits de l’homme, qui se considère comme un anonyme, se voit accompagner par dix ou quinze personnes au bureau du procureur, fait partie de la réhabilitation », souligne Aida Seif al Dawla.
Grande, la carrure robuste, le cheveu noir de jais, le rire franc et tonnant, Aida Seif al Dawla est une femme impressionnante. Qui semble pourtant habitée par un impénétrable blues.
Lorsqu’elle relate les premières années d’Al Nadim, c’est surtout l’ampleur des surprises qu’elle et ses amis ont vécues qui lui vient à l’esprit. Ces femmes, médecins engagées, militantes ou sympathisantes de mouvements de gauche qui pensaient bien connaître leur pays, tombaient des nues face à la laideur du réel ordinaire qui dépassait tout ce qu’elles imaginaient. Elles s’attendaient à recevoir des militants politiques, mais de 1993 à 2000 il n’en fut rien, « tous ceux qui s’adressaient à nous étaient et sont encore majoritairement des gens ordinaires qui se font torturer pour des raisons que la raison ne peut accepter », explique Aida.
Selon Aida et Magda, les victimes de tortures le sont très rarement dans le but d’obtention d’informations ou d’aveux. En Egypte, disent-elles, on peut se faire torturer parce qu’on refuse de vendre au chef du village la petite portion de terre qui fait vivre la famille ; parce qu’on refuse de vendre l’appartement dans lequel on vit ; parce que l’on a un différend avec une personne qui a des relations dans la police et qui les envoie « vous donner une leçon » ; parce qu’on refuse de payer la dîme aux policiers véreux. Les citoyens qui refusent de se faire racketter sont rares, car ils savent bien que la conséquence du refus c’est la torture ; Magda Adly dit : « Aujourd’hui, tu ne peux plus aller chez un épicier, un restaurateur ou même un simple boulanger qui ne te dise pas : le poste de police m’oblige à leur envoyer des repas gratuitement… »
Le Caire (Egypte). De notre correspondante
Magda Adly n’est pas du genre à être facilement impressionnée. En ce 30 avril, au tribunal de Kafr al Dawwar, petite ville du Delta du Nil, elle sort de son sac à main un short déchiré et maculé de sang et le brandit face au juge. D’autres vêtements dans le même piteux état suivent. Dans la salle grouillante et bruyante, le geste de Magda fait passer un silence incrédule. Les regards vont des morceaux de tissu lacérés et couverts de sang séché au visage de celui qui portait ces vêtements au moment où il a été attaqué par des policiers, le 22 avril dernier.
Ahmad Sobhi, 35 ans, est accusé par la police locale d’« agression contre les autorités » et il attend que le juge statue sur son inculpation. Magda Adly, médecin anesthésiste, militante contre la torture, explique au juge : « J’ai examiné Ahmad, il a eu une hémorragie à l’œil et a perdu l’ouïe suite aux coups avec barres de fer qu’il a reçus au visage. Après avoir arraché ses vêtements, les policiers l’ont traîné par les pieds, tout nu, de son quartier jusqu’au commissariat de police, sous les yeux de tous. Son père et son cousin ont ensuite été incarcérés. Le ventre et la poitrine du père sont couverts de brûlures de cigarettes. » Les officiers de la Sécurité d’Etat présents dans la salle sont stupéfaits de la témérité de cette femme qui a fait le voyage spécialement du Caire pour les incriminer publiquement.
Lorsque la séance est levée, Magda Adly est violemment attaquée : un policier la frappe à la tête et lui arrache son sac à main, elle tombe et perd conscience. Au Caire, la nouvelle choque tous ceux qui s’impliquent dans la défense des libertés.
Tout le monde connaît Magda Adly, directrice du centre Al Nadim de réhabilitation psychologique des victimes de tortures, une institution vieille de 15 ans, dont la crédibilité et la pugnacité forcent le respect de tous. Agée d’une cinquantaine d’années, Magda Adly a de grands yeux éternellement étonnés derrière une paire de lunettes désuète et des cheveux grisonnants noués à l’arrière. Avec ses collègues du Centre Al Nadim, elles ont imposé le respect parce que, en quinze années de militantisme, elles ne se sont jamais laissées enkystées dans la « bureaucratie humanitaire ».
Quelques semaines après l’agression, Magda Adly reçoit, dans le petit appartement meublé simplement où elle vit avec sa mère et sa fille, un flux incessant de visiteurs venus exprimer leur soutien. Son épaule disloquée est soutenue par une attelle, mais son regard exprime toujours ce mélange étrange d’étonnement à la fois grave et jovial. « L’idée d’ouvrir Al Nadim était au départ celle de trois de mes amis, tous psychiatres, et qui, dans les hôpitaux où ils travaillent, ont été en contact avec des patients qui ont été torturés. Ils ont ouvert Al Nadim en 1993 et moi je les ai rejoints quelques mois plus tard, leur idée me plaisait parce qu’elle joignait deux choses essentielles dans ma vie : la médecine et le militantisme contre la dictature », évoque Magda Adly.
L’obtention d’aveux est rarement la raison de la torture
L’idée d’Al Nadim est née en 1989 après la répression des grèves des aciéries où délégués syndicaux et militants et leaders de gauche avaient été arrêtés et férocement torturés. « C’était la première fois qu’on approchait de cette façon des gens qui ont été soumis à la torture, qu’on voyait en direct les traumas laissés par la torture », se souvient Aida Seif al Dawla, l’une des trois psychiatres, avec Suzanne Fayad et Abdallah Mansour, qui ont fondé Al Nadim.
Les bureaux d’Al Nadim se trouvent au centre-ville du Caire, côté populaire, aux deuxième et troisième étages d’un bâtiment à deux pas du quartier des vendeurs de pièces détachées, non loin de la grande et éternellement animée avenue Ramsès. Les appartements sont spacieux, la lumière y entre par de grandes fenêtres, et dans la salle d’attente, il y a toujours deux ou trois personnes assises, silencieuses.
Souvent leur dénuement matériel est visible. Al Nadim emploie aujourd’hui sept médecins, dont six sont des femmes, deux avocats et un responsable administratif. Les trois amis psychiatres voulaient au départ s’en tenir à apporter une aide thérapeutique appropriée aux personnes qui ont été torturées, mais ils ont vite été obligés de revoir leurs objectifs. Impossible dans le cas des traumatismes causés par la torture de se confiner à la thérapie psychologique : l’idée même de « réhabilitation » passe par la quête de justice et la lutte contre l’impunité. « Lorsque la peur commençait à disparaître, que les cauchemars ne les hantaient plus, certains patients nous disaient : je vais mieux, mais je suis profondément triste, ma dignité a été bafouée, évoque Magda Adly, notre travail a beaucoup évolué, nous avons appris énormément avec les gens que nous avons soignés et suivis. » C’est ainsi qu’au travail de clinique médicale est venu s’ajouter celui d’information, de conseil légal, de campagnes médiatiques, de publication de rapports et de statistiques, d’accompagnement juridique. « Qu’une personne qui n’est ni leader d’un parti d’opposition ni militant des droits de l’homme, qui se considère comme un anonyme, se voit accompagner par dix ou quinze personnes au bureau du procureur, fait partie de la réhabilitation », souligne Aida Seif al Dawla.
Grande, la carrure robuste, le cheveu noir de jais, le rire franc et tonnant, Aida Seif al Dawla est une femme impressionnante. Qui semble pourtant habitée par un impénétrable blues.
Lorsqu’elle relate les premières années d’Al Nadim, c’est surtout l’ampleur des surprises qu’elle et ses amis ont vécues qui lui vient à l’esprit. Ces femmes, médecins engagées, militantes ou sympathisantes de mouvements de gauche qui pensaient bien connaître leur pays, tombaient des nues face à la laideur du réel ordinaire qui dépassait tout ce qu’elles imaginaient. Elles s’attendaient à recevoir des militants politiques, mais de 1993 à 2000 il n’en fut rien, « tous ceux qui s’adressaient à nous étaient et sont encore majoritairement des gens ordinaires qui se font torturer pour des raisons que la raison ne peut accepter », explique Aida.
Selon Aida et Magda, les victimes de tortures le sont très rarement dans le but d’obtention d’informations ou d’aveux. En Egypte, disent-elles, on peut se faire torturer parce qu’on refuse de vendre au chef du village la petite portion de terre qui fait vivre la famille ; parce qu’on refuse de vendre l’appartement dans lequel on vit ; parce que l’on a un différend avec une personne qui a des relations dans la police et qui les envoie « vous donner une leçon » ; parce qu’on refuse de payer la dîme aux policiers véreux. Les citoyens qui refusent de se faire racketter sont rares, car ils savent bien que la conséquence du refus c’est la torture ; Magda Adly dit : « Aujourd’hui, tu ne peux plus aller chez un épicier, un restaurateur ou même un simple boulanger qui ne te dise pas : le poste de police m’oblige à leur envoyer des repas gratuitement… »
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