par Kamel Daoud
Cela se passe dans une université à M'sila : un enseignant universitaire (revenu au pays il y a trois ans) est suspendu par son «employeur» parce qu'il a écrit une tribune dans les journaux sur la crise de l'université, avec celle de M'sila pour illustration. La séquence se suffit à elle-même. On ne sait plus quoi ajouter. Il y a des moments comme cela, dans les vies tristes de certains pays, où la falaka - coups de bâton sur la plante des pieds, méthode pédagogique ancestrale - est de retour même dans les sphères les plus hautes du Savoir. La falaka n'a pas d'âge en effet et est ancienne de plusieurs siècles déjà. Elle est douloureuse, elle enfanta des génies et des islamistes en armes, elle stoppa le temps pendant longtemps puis le laissa filer entre les doigts pendant longtemps. La falaka se pratique surtout à trois: l'homme qui frappe et les deux «élèves», pourtant collègues de la victime, qui immobilisent la victime pour qu'elle ne rue pas. Dans le cas de la suspension de l'enseignant universitaire de l'université de M'sila, celui qui frappe c'est le recteur, ceux qui immobilisent sont le reste du peuple et leur Etat qui palabre sur la fuite des cerveaux et pas sur leur écrasement local. Question: pourquoi cet enseignant a-t-il été suspendu pour une opinion libre ? Première piste: une raison personnelle, annexée à une raison institutionnelle. Cela donne un employeur qui prétexte de la dictature générale pour un cas de dictature particulière. Est-ce vrai ? Non. Bouteflika n'est dictateur que pour ses plus proches, pour le reste du peuple, c'est un souvenir vivant avec deux pieds, une ENTV et un avion. Pourtant, chaque Algérien qui prend un peu de Pouvoir, devient dictateur à sa manière. Pourquoi ? Il faut interroger Frantz Fanon, mais il est mort. Il laissa après lui quelques livres toujours éblouissants et des pays comme le nôtre où le seul moyen de vivre pleinement, intensément, c'est de reconduire le lien féroce colon/colonisé et de le rejouer au détail près.
Un Pouvoir comme le nôtre peut ne pas être une dictature, le peuple le voudra et avec violence. C'est le propre des peuples désorientés que de chercher un homme fort, avec un gros bâton, pour leur ouvrir la mer et les boîtes de conserve et faire les grands choix à leur place. Du coup, si cet homme n'existe pas, le peuple s'occupe de se faire mal, se frapper, s'auto-coloniser, se mutiler, se bombarder et se tirer dans le dos ou dans la jambe. Le recteur de l'université de M'sila est un homme de «savoir» mais qui ne sait pas qu'il ne fait que reconduire ce que les Romains, Espagnols, Ottomans ou Français ont fait à ses ancêtres, à nos ancêtres: punir. Personne ne le lui a demandé mais il pense bien agir ainsi et illustrer une sorte de zèle payant. Son geste est conforme à une mentalité et une longue histoire. La dictature n'est pas un homme fort ou un général mais une mentalité. La plupart des Algériens ne savent pas faire autre chose que d'écraser ou se faire écraser au point où ils ne peuvent agir autrement pour s'affirmer. Le recteur de l'université de M'sila n'a pas obéi à une injonction, un ordre, un dictateur ou une instruction officielle mais à lui-même. C'est-à-dire au fantasme le plus absolu de tout Algérien: le colon intime et le désir de le remplacer. Non pas par les «oeuvres positives» mais par l'habitude de la falaka.
Un jour, quelqu'un raconta au chroniqueur cette anecdote follement véridique: dans son village natal, il avait connu un homme qui fantasmait tellement sur le Pouvoir qu'il expliqua, un jour, rêver d'être promu colonel sans salaire et sans être payé. «Juste pour le plaisir d'être salué, au garde-à-vous, à chaque coin de la rue».
Le Quotidien d'Oran.
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