Où en sont les Etats-Unis à la veille de l'élection présidentielle ? Un constat: le rêve américain ne fonctionne plus très bien, les écarts entre les pauvres et les riches se creusent toujours plus.
Jeffrey Madrick dirige le Centre d'analyse des politiques économiques de l'université New School (New York). Il est aussi professeur à Cooper Union. Titre, provocateur, de son prochain ouvrage : The Case for Big Government (" Défense des dépenses publiques fortes", Princeton University Press, parution en novembre).
Que s'est-il passé depuis un an aux Etats-Unis ?
Ce qui devait arriver… Il y avait un tel déni des réalités, l'accès au crédit était si facile que, jusqu'à l'explosion de la bulle immobilière, malgré les signes avant-coureurs, toutes les difficultés étaient analysées comme passagères. Que le cataclysme ait commencé par la finance n'est pas surprenant, tant l'économie financière a pris le pas sur tout, ici. Lorsque celle-ci a subi des pertes énormes, parce que la bulle spéculative du crédit immobilier a explosé, sa capacité à prêter de l'argent à toute l'économie s'est restreinte. Or, notre économie fonctionne sur un recours au crédit exceptionnellement extensif, et cela depuis très longtemps. Jusqu'en 2006, on a connu une phase longue de croissance importante, de profits records. La productivité augmentait. Normalement, cette dernière est le fondement de la croissance et de la hausse des revenus. Or là, le pouvoir d'achat moyen a stagné. Pour beaucoup, il a régressé. On n'avait jamais connu cela auparavant.
Pourtant, une large majorité d'Américains, bénéficiant de l'expansion, soutenait cette économie…
Oui, du moins durant un temps. Mais dès le début du second mandat Bush, on a constaté un début de distanciation. Aujourd'hui, le bilan est simple : le pouvoir d'achat du revenu familial moyen est inférieur à ce qu'il était lorsque George W. Bush a pris ses fonctions. Il faut toujours du temps pour comprendre ce qui arrive. En plus, non seulement les républicains, mais aussi les démocrates disaient que l'économie allait bien, ces derniers attribuant la prospérité à la présidence Clinton.
Ils avaient raison, non ? Les classes moyennes ont beaucoup bénéficie de l'ère Clinton…
Bien sûr! Toutes les catégories de travailleurs ont vu leur situation s'améliorer. Mais la progression des classes moyennes médianes et basses a été insuffisante pour compenser la perte de revenus des années précédentes. Le bilan économique de Bill Clinton est complexe. Effectivement, il a augmenté les impôts et équilibré le budget. En outre, l'économie a pu alors bénéficier des dividendes de la paix, après la fin de la guerre froide, et du boom technologique. Les marchés et l'immobilier ont commencé à beaucoup prospérer.
Mais Clinton a fondamentalement poursuivi la ligne de ses prédécesseurs : c'était une économie d'accès aux biens beaucoup plus que de croissance des revenus. Alan Greenspan [président de la Réserve fédérale] était là pour privilégier la lutte contre l'inflation et protéger des profits financiers. Clinton n'est pas responsable de la crise actuelle, mais sa politique économique y a aussi contribué.
Aujourd'hui, qu'en est-il ?
Le travailleur moyen gagne moins, compte tenu de l'inflation, que son père il y a trente ans. Et ceux qui n'ont pas fait d'études supérieures, beaucoup moins. Parmi ceux qui sont sortis de l'université, seuls les détenteurs d'un diplôme élevé font beaucoup mieux que les autres. Le college [équivalent de la licence] ne garantit plus une vie décente. En plus, il faut trouver un "bon" college, donc être issu d'une famille en mesure de payer son coût, qui a énormément augmenté. Un président d'université a déclaré : "Dites-moi de quel college vous sortez, je vous donnerai le code postal du lieu où vous avez grandi." La naissance détermine plus que jamais le revenu à venir.
Avec la bulle immobilière, il a fallu se rendre à l'évidence. La part des dettes personnelles est devenue énorme. L'immobilier n'en est que la manifestation spectaculaire. Tout le boom des acquisitions de biens, mais aussi de l'investissement, était fondé sur le crédit – et un crédit peu coûteux. Quand j'ai acheté un appartement à New York, l'organisme prêteur ne m'a quasiment demandé aucun document justificatif! Tant que l'on a pu continuer d'emprunter, le déni s'est poursuivi. Le jour où cela a pris fin, le système s'est effondré. De ce point de vue, la crise économique de l'après 11-Septembre a été édifiante. La capacité d'emprunt n'étant pas touchée, la croissance a pu repartir assez vite, l'emploi aussi. De plus, il a fallu financer une guerre [en Irak]. Les dépenses publiques qu'elle génère ont creusé le déficit, mais elles ont aussi contribué à maintenir l'activité. Le PIB augmentait, le chômage était jugulé.
On se disait : "Tout va bien." Ceux qui clamaient que la dette était beaucoup trop importante passaient pour des Cassandre. Même les démocrates se taisaient contre les réductions d'impôts. Or la réalité est que le taux officiel de chômage, par exemple, n'était formellement maintenu très bas que parce que beaucoup de femmes sorties du marché de l'emploi n'étaient plus comptabilisées. Lorsque la bulle du crédit a explosé, l'effet dominos s'est enclenché. La crise a touché les particuliers –le marché immobilier "magique" n'existait plus–, mais aussi les entreprises, qui fonctionnaient sur le même modèle d'endettement. Resserrement du crédit égale moins d'investissement, égale moins d'emploi. Quand on perd son emploi, aux Etats-Unis, on perd aussi, très souvent, son assurance pour l'appartement, sa pension, son assurance-santé. Le risque du système était connu, et beaucoup de mes confrères économistes ont contribué à entretenir l'illusion.
Que pensez-vous du débat "récession- pas récession" ?
Nous sommes dans la pire situation économique depuis le début des années 1990, mais il est difficile de dire comment elle va évoluer. La catastrophe n'est pas du tout certaine. Ce qui me semble essentiel, c'est que, si elle ne survient pas, ce sera parce que les pouvoirs publics auront agi vite. D'abord, Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale, a géré la crise financière de façon remarquable : agressivement, mais sans précipitation. Il a baissé les taux progressivement, décevant souvent les attentes des banquiers de Wall Street, et il a dégagé des liquidités pour que le crédit ne s'effondre pas complètement. Tout n'a pas été parfait, mais il a été sage.
Jeffrey Madrick dirige le Centre d'analyse des politiques économiques de l'université New School (New York). Il est aussi professeur à Cooper Union. Titre, provocateur, de son prochain ouvrage : The Case for Big Government (" Défense des dépenses publiques fortes", Princeton University Press, parution en novembre).
Que s'est-il passé depuis un an aux Etats-Unis ?
Ce qui devait arriver… Il y avait un tel déni des réalités, l'accès au crédit était si facile que, jusqu'à l'explosion de la bulle immobilière, malgré les signes avant-coureurs, toutes les difficultés étaient analysées comme passagères. Que le cataclysme ait commencé par la finance n'est pas surprenant, tant l'économie financière a pris le pas sur tout, ici. Lorsque celle-ci a subi des pertes énormes, parce que la bulle spéculative du crédit immobilier a explosé, sa capacité à prêter de l'argent à toute l'économie s'est restreinte. Or, notre économie fonctionne sur un recours au crédit exceptionnellement extensif, et cela depuis très longtemps. Jusqu'en 2006, on a connu une phase longue de croissance importante, de profits records. La productivité augmentait. Normalement, cette dernière est le fondement de la croissance et de la hausse des revenus. Or là, le pouvoir d'achat moyen a stagné. Pour beaucoup, il a régressé. On n'avait jamais connu cela auparavant.
Pourtant, une large majorité d'Américains, bénéficiant de l'expansion, soutenait cette économie…
Oui, du moins durant un temps. Mais dès le début du second mandat Bush, on a constaté un début de distanciation. Aujourd'hui, le bilan est simple : le pouvoir d'achat du revenu familial moyen est inférieur à ce qu'il était lorsque George W. Bush a pris ses fonctions. Il faut toujours du temps pour comprendre ce qui arrive. En plus, non seulement les républicains, mais aussi les démocrates disaient que l'économie allait bien, ces derniers attribuant la prospérité à la présidence Clinton.
Ils avaient raison, non ? Les classes moyennes ont beaucoup bénéficie de l'ère Clinton…
Bien sûr! Toutes les catégories de travailleurs ont vu leur situation s'améliorer. Mais la progression des classes moyennes médianes et basses a été insuffisante pour compenser la perte de revenus des années précédentes. Le bilan économique de Bill Clinton est complexe. Effectivement, il a augmenté les impôts et équilibré le budget. En outre, l'économie a pu alors bénéficier des dividendes de la paix, après la fin de la guerre froide, et du boom technologique. Les marchés et l'immobilier ont commencé à beaucoup prospérer.
Mais Clinton a fondamentalement poursuivi la ligne de ses prédécesseurs : c'était une économie d'accès aux biens beaucoup plus que de croissance des revenus. Alan Greenspan [président de la Réserve fédérale] était là pour privilégier la lutte contre l'inflation et protéger des profits financiers. Clinton n'est pas responsable de la crise actuelle, mais sa politique économique y a aussi contribué.
Aujourd'hui, qu'en est-il ?
Le travailleur moyen gagne moins, compte tenu de l'inflation, que son père il y a trente ans. Et ceux qui n'ont pas fait d'études supérieures, beaucoup moins. Parmi ceux qui sont sortis de l'université, seuls les détenteurs d'un diplôme élevé font beaucoup mieux que les autres. Le college [équivalent de la licence] ne garantit plus une vie décente. En plus, il faut trouver un "bon" college, donc être issu d'une famille en mesure de payer son coût, qui a énormément augmenté. Un président d'université a déclaré : "Dites-moi de quel college vous sortez, je vous donnerai le code postal du lieu où vous avez grandi." La naissance détermine plus que jamais le revenu à venir.
Avec la bulle immobilière, il a fallu se rendre à l'évidence. La part des dettes personnelles est devenue énorme. L'immobilier n'en est que la manifestation spectaculaire. Tout le boom des acquisitions de biens, mais aussi de l'investissement, était fondé sur le crédit – et un crédit peu coûteux. Quand j'ai acheté un appartement à New York, l'organisme prêteur ne m'a quasiment demandé aucun document justificatif! Tant que l'on a pu continuer d'emprunter, le déni s'est poursuivi. Le jour où cela a pris fin, le système s'est effondré. De ce point de vue, la crise économique de l'après 11-Septembre a été édifiante. La capacité d'emprunt n'étant pas touchée, la croissance a pu repartir assez vite, l'emploi aussi. De plus, il a fallu financer une guerre [en Irak]. Les dépenses publiques qu'elle génère ont creusé le déficit, mais elles ont aussi contribué à maintenir l'activité. Le PIB augmentait, le chômage était jugulé.
On se disait : "Tout va bien." Ceux qui clamaient que la dette était beaucoup trop importante passaient pour des Cassandre. Même les démocrates se taisaient contre les réductions d'impôts. Or la réalité est que le taux officiel de chômage, par exemple, n'était formellement maintenu très bas que parce que beaucoup de femmes sorties du marché de l'emploi n'étaient plus comptabilisées. Lorsque la bulle du crédit a explosé, l'effet dominos s'est enclenché. La crise a touché les particuliers –le marché immobilier "magique" n'existait plus–, mais aussi les entreprises, qui fonctionnaient sur le même modèle d'endettement. Resserrement du crédit égale moins d'investissement, égale moins d'emploi. Quand on perd son emploi, aux Etats-Unis, on perd aussi, très souvent, son assurance pour l'appartement, sa pension, son assurance-santé. Le risque du système était connu, et beaucoup de mes confrères économistes ont contribué à entretenir l'illusion.
Que pensez-vous du débat "récession- pas récession" ?
Nous sommes dans la pire situation économique depuis le début des années 1990, mais il est difficile de dire comment elle va évoluer. La catastrophe n'est pas du tout certaine. Ce qui me semble essentiel, c'est que, si elle ne survient pas, ce sera parce que les pouvoirs publics auront agi vite. D'abord, Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale, a géré la crise financière de façon remarquable : agressivement, mais sans précipitation. Il a baissé les taux progressivement, décevant souvent les attentes des banquiers de Wall Street, et il a dégagé des liquidités pour que le crédit ne s'effondre pas complètement. Tout n'a pas été parfait, mais il a été sage.
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