À l'occasion du 14 Juillet, le général Jean-Louis Georgelin, chef d'état-major des armées prend la parole. Choisissant délibérément de ne pas commenter l'actualité récente, il réfléchit sur l'état de soldat à l'heure où la haute technologie envahit le monde de la défense et de la sécurité.
LE FIGARO. - La première question porte sur la situation morale et intellectuelle des armées aujourd'hui : notre pays n'a pas connu la guerre depuis un demi-siècle. Quel regard porte-t-il sur son armée ?
Jean-Louis GEORGELIN. - Je constate que ce regard est positif au vu de l'ensemble des sondages dont nous disposons. Jamais l'image des armées, telle qu'elle est mesurée dans ces sondages, n'a été aussi bonne ces dernières années, alors que paradoxalement la notion de guerre a déserté les esprits. Cela tient probablement au fait que la population ressent un fort besoin de sécurité face aux menaces qui pèsent sur le territoire.
Vous êtes le chef d'état-major d'armées qui ont connu au cours du XXe siècle plusieurs défaites. Le souvenir de ces épisodes entraîne-t-il un défaut de crédibilité des armées françaises, notamment aux yeux de l'étranger ?
Je n'ai pas du tout le sentiment que les défaites que vous évoquez pèsent sur nous. L'histoire militaire est toujours une succession de victoires et de défaites. Les Américains, par exemple, ont remporté des victoires extraordinaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais ils ont depuis connu le Vietnam. Il est vrai cependant que sur l'armée française pèse symboliquement la défaite de 1940, ressentie comme une véritable humiliation, puis l'Indochine, où l'on a pu mesurer le divorce entre le corps expéditionnaire et le pays, et enfin l'Algérie, où il y a eu une véritable tension entre l'armée et les dirigeants politiques. Personnellement, je reste très marqué par la défaite de 1940, sujet que nous n'avons pas encore épuisé, comme le prouve la lecture de L'Étrange Défaite, de Marc Bloch, livre important que je fais toujours lire à mes subordonnés.
Aujourd'hui, chez les jeunes officiers, ce passé s'estompe, ne serait-ce que parce que ces événements remontent à près de soixante-dix ans. Aujourd'hui, nous sommes dans un autre type de guerre. Votre question suggère qu'il pourrait y avoir un complexe à l'égard de cette histoire. La réponse est non. D'abord parce que les ouvrages récents d'historiens réhabilitent la manière dont les Français ont combattu en 1940. La débâcle n'a pas empêché des comportements individuels conformes à l'honneur militaire. La France a été présente à la victoire en 1944 et 1945. Enfin, depuis la fin de la guerre d'Algérie, elle a conduit un certain nombre d'opérations militaires, en Afrique ou ailleurs ; et à chaque fois elle y a démontré une réelle capacité militaire, qui fait que notre image à l'extérieur n'a cessé de se renforcer.
1870, 1914, 1940... Il semble qu'il y ait une sorte de fatalité qui fait que l'armée française est toujours en retard d'un conflit…
Dans les défaites, la responsabilité des militaires n'est pas unique. Ils la partagent avec les dirigeants politiques qui ont pris des options stratégiques et budgétaires, et avec la nation elle-même. L'historien Jean-Baptiste Duroselle a bien analysé la différence qu'il y a entre une diplomatie et un outil militaire. Mais il montre aussi qu'il doit y avoir une cohérence totale entre les deux. Car il y a une difficulté à laquelle nous sommes confrontés en permanence : les calendriers. La durée de construction d'un outil militaire ne correspond pas à la rapidité avec laquelle on peut changer de concept diplomatique ou de vision politique. On peut faire évoluer une politique en quelques années, mais un outil militaire se bâtit en trente ou quarante ans. Nous venons de changer de monde avec la disparition du pacte de Varsovie et, en France, la professionnalisation de l'armée. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut liquider tous les équipements que nous avions : on a pu voir le rôle de l'artillerie dans le siège de Sarajevo, celui du char Leclerc au Liban. D'une manière générale, en temps de paix, on a toujours reproché aux militaires de coûter trop cher.
Pour les opinions occidentales, la seule intervention militaire légitime est celle qui s'appuie sur des mandats internationaux, non pas pour défendre l'intérêt national mais pour rétablir un état de droit dans les pays lointains. N'y aurait-il plus de soldats, mais des policiers de l'ordre international ?
L'histoire de la France étant ce qu'elle est, notamment comme membre du Conseil de sécurité, il me paraît difficile pour elle de se décharger de ses responsabilités lorsque l'ordre du monde est mis à mal. Souvent, on me demande : «Mourir pour Kaboul, qu'est-ce que cela veut dire ?» Cela veut dire que le soldat est un serviteur qui obéit à la mission qui lui est donnée. C'est au président de la République d'apprécier le bien-fondé de la mission. Or notre société tend à perdre la notion de l'obéissance, qui suppose discipline et humilité. L'armée, issue de cette société, n'est pas à l'abri d'une telle dérive. Obéir, cela veut dire reconnaître une autorité qui nous est supérieure, ce que notre époque, extrêmement relativiste, a du mal à admettre.
Nous pouvons aussi nous poser la question de savoir si la notion de guerre elle-même est dépassée, ce qui signifierait la fin du soldat. Pour ma part, je ne crois pas que, quelle que soit la sagesse des hommes, on puisse affirmer que la guerre a disparu. En particulier parce qu'un niveau de richesse comme celui de l'Europe sera tôt ou tard convoité, surtout si ce continent reste un îlot de prospérité au milieu d'un monde pauvre. La nation française sera-t-elle capable d'endurer une prochaine guerre ? Oui, si elle a su conserver à l'intérieur de ses frontières, dans le cadre de ses alliances, des femmes et des hommes forts d'un esprit de sacrifice et de renoncement ; qui auront accepté une vie faite d'abnégation, de goût du risque. Je pense souvent à ce discours que Thucydide met dans la bouche de Périclès faisant l'éloge des combattants morts face à Sparte : «Il n'y a pas de bonheur sans liberté et il n'y a pas de liberté sans courage.» Nous ne devons pas oublier cette réalité.
Que signifie l'idéal militaire en 2008 ?
Une de mes préoccupations est le risque de banalisation de l'état militaire. Dans la perspective d'une situation internationale difficile, où nous devrions nous engager à une grande échelle dans un conflit dur, mon souci est d'avoir des militaires vraiment prêts à répondre aux exigences de l'état militaire. Quand je réunis les chefs d'état-major, c'est un thème que j'aborde souvent. Nous devons toujours être prêts à faire face à un événement grave, et qui pourrait dépasser le cadre actuel de nos opérations extérieures. Pour moi, le devoir du chef est d'obtenir cette attitude et de la maintenir. Dans les écoles d'officiers, la détermination des élèves me frappe. Il ne faudrait pas que sur la durée ce sentiment s'affadisse. Je me permets de prendre une comparaison dans le domaine religieux : on trouve des religieux dans des pays où on est porté par une vraie foi. Un pays qui ne serait plus concerné par sa sécurité, mais exclusivement par des préoccupations individuelles, serait menacé.
Ces jeunes gens sont formés avec un idéal fondé sur la notion de sacrifice. Que signifie cette notion aujourd'hui alors que les officiers de l'armée de terre n'ont guère eu de morts depuis la fin de la guerre d'Algérie ?
Nous avons eu depuis la fin de la guerre d'Algérie plus de six cents morts sur les théâtres d'opérations. Nous avons eu des morts au Liban, en Bosnie, au Tchad, en Côte d'Ivoire, en Afghanistan. Mais nos jeunes officiers ne doivent pas se tromper d'époque et vivre dans la nostalgie de la RC4. Nous devons être prêts à mourir si la liberté de la Cité l'exige. On ne peut pas exclure aujourd'hui l'esprit de sacrifice dans la formation que nous dispensons. Une armée qui renoncerait à cet esprit de sacrifice deviendrait une simple police internationale. Nous ne pouvons pas passer sous silence ce qui fait la véritable spécificité et la véritable noblesse du métier militaire. Une armée qui y renoncerait ne serait plus une armée.
LE FIGARO. - La première question porte sur la situation morale et intellectuelle des armées aujourd'hui : notre pays n'a pas connu la guerre depuis un demi-siècle. Quel regard porte-t-il sur son armée ?
Jean-Louis GEORGELIN. - Je constate que ce regard est positif au vu de l'ensemble des sondages dont nous disposons. Jamais l'image des armées, telle qu'elle est mesurée dans ces sondages, n'a été aussi bonne ces dernières années, alors que paradoxalement la notion de guerre a déserté les esprits. Cela tient probablement au fait que la population ressent un fort besoin de sécurité face aux menaces qui pèsent sur le territoire.
Vous êtes le chef d'état-major d'armées qui ont connu au cours du XXe siècle plusieurs défaites. Le souvenir de ces épisodes entraîne-t-il un défaut de crédibilité des armées françaises, notamment aux yeux de l'étranger ?
Je n'ai pas du tout le sentiment que les défaites que vous évoquez pèsent sur nous. L'histoire militaire est toujours une succession de victoires et de défaites. Les Américains, par exemple, ont remporté des victoires extraordinaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais ils ont depuis connu le Vietnam. Il est vrai cependant que sur l'armée française pèse symboliquement la défaite de 1940, ressentie comme une véritable humiliation, puis l'Indochine, où l'on a pu mesurer le divorce entre le corps expéditionnaire et le pays, et enfin l'Algérie, où il y a eu une véritable tension entre l'armée et les dirigeants politiques. Personnellement, je reste très marqué par la défaite de 1940, sujet que nous n'avons pas encore épuisé, comme le prouve la lecture de L'Étrange Défaite, de Marc Bloch, livre important que je fais toujours lire à mes subordonnés.
Aujourd'hui, chez les jeunes officiers, ce passé s'estompe, ne serait-ce que parce que ces événements remontent à près de soixante-dix ans. Aujourd'hui, nous sommes dans un autre type de guerre. Votre question suggère qu'il pourrait y avoir un complexe à l'égard de cette histoire. La réponse est non. D'abord parce que les ouvrages récents d'historiens réhabilitent la manière dont les Français ont combattu en 1940. La débâcle n'a pas empêché des comportements individuels conformes à l'honneur militaire. La France a été présente à la victoire en 1944 et 1945. Enfin, depuis la fin de la guerre d'Algérie, elle a conduit un certain nombre d'opérations militaires, en Afrique ou ailleurs ; et à chaque fois elle y a démontré une réelle capacité militaire, qui fait que notre image à l'extérieur n'a cessé de se renforcer.
1870, 1914, 1940... Il semble qu'il y ait une sorte de fatalité qui fait que l'armée française est toujours en retard d'un conflit…
Dans les défaites, la responsabilité des militaires n'est pas unique. Ils la partagent avec les dirigeants politiques qui ont pris des options stratégiques et budgétaires, et avec la nation elle-même. L'historien Jean-Baptiste Duroselle a bien analysé la différence qu'il y a entre une diplomatie et un outil militaire. Mais il montre aussi qu'il doit y avoir une cohérence totale entre les deux. Car il y a une difficulté à laquelle nous sommes confrontés en permanence : les calendriers. La durée de construction d'un outil militaire ne correspond pas à la rapidité avec laquelle on peut changer de concept diplomatique ou de vision politique. On peut faire évoluer une politique en quelques années, mais un outil militaire se bâtit en trente ou quarante ans. Nous venons de changer de monde avec la disparition du pacte de Varsovie et, en France, la professionnalisation de l'armée. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut liquider tous les équipements que nous avions : on a pu voir le rôle de l'artillerie dans le siège de Sarajevo, celui du char Leclerc au Liban. D'une manière générale, en temps de paix, on a toujours reproché aux militaires de coûter trop cher.
Pour les opinions occidentales, la seule intervention militaire légitime est celle qui s'appuie sur des mandats internationaux, non pas pour défendre l'intérêt national mais pour rétablir un état de droit dans les pays lointains. N'y aurait-il plus de soldats, mais des policiers de l'ordre international ?
L'histoire de la France étant ce qu'elle est, notamment comme membre du Conseil de sécurité, il me paraît difficile pour elle de se décharger de ses responsabilités lorsque l'ordre du monde est mis à mal. Souvent, on me demande : «Mourir pour Kaboul, qu'est-ce que cela veut dire ?» Cela veut dire que le soldat est un serviteur qui obéit à la mission qui lui est donnée. C'est au président de la République d'apprécier le bien-fondé de la mission. Or notre société tend à perdre la notion de l'obéissance, qui suppose discipline et humilité. L'armée, issue de cette société, n'est pas à l'abri d'une telle dérive. Obéir, cela veut dire reconnaître une autorité qui nous est supérieure, ce que notre époque, extrêmement relativiste, a du mal à admettre.
Nous pouvons aussi nous poser la question de savoir si la notion de guerre elle-même est dépassée, ce qui signifierait la fin du soldat. Pour ma part, je ne crois pas que, quelle que soit la sagesse des hommes, on puisse affirmer que la guerre a disparu. En particulier parce qu'un niveau de richesse comme celui de l'Europe sera tôt ou tard convoité, surtout si ce continent reste un îlot de prospérité au milieu d'un monde pauvre. La nation française sera-t-elle capable d'endurer une prochaine guerre ? Oui, si elle a su conserver à l'intérieur de ses frontières, dans le cadre de ses alliances, des femmes et des hommes forts d'un esprit de sacrifice et de renoncement ; qui auront accepté une vie faite d'abnégation, de goût du risque. Je pense souvent à ce discours que Thucydide met dans la bouche de Périclès faisant l'éloge des combattants morts face à Sparte : «Il n'y a pas de bonheur sans liberté et il n'y a pas de liberté sans courage.» Nous ne devons pas oublier cette réalité.
Que signifie l'idéal militaire en 2008 ?
Une de mes préoccupations est le risque de banalisation de l'état militaire. Dans la perspective d'une situation internationale difficile, où nous devrions nous engager à une grande échelle dans un conflit dur, mon souci est d'avoir des militaires vraiment prêts à répondre aux exigences de l'état militaire. Quand je réunis les chefs d'état-major, c'est un thème que j'aborde souvent. Nous devons toujours être prêts à faire face à un événement grave, et qui pourrait dépasser le cadre actuel de nos opérations extérieures. Pour moi, le devoir du chef est d'obtenir cette attitude et de la maintenir. Dans les écoles d'officiers, la détermination des élèves me frappe. Il ne faudrait pas que sur la durée ce sentiment s'affadisse. Je me permets de prendre une comparaison dans le domaine religieux : on trouve des religieux dans des pays où on est porté par une vraie foi. Un pays qui ne serait plus concerné par sa sécurité, mais exclusivement par des préoccupations individuelles, serait menacé.
Ces jeunes gens sont formés avec un idéal fondé sur la notion de sacrifice. Que signifie cette notion aujourd'hui alors que les officiers de l'armée de terre n'ont guère eu de morts depuis la fin de la guerre d'Algérie ?
Nous avons eu depuis la fin de la guerre d'Algérie plus de six cents morts sur les théâtres d'opérations. Nous avons eu des morts au Liban, en Bosnie, au Tchad, en Côte d'Ivoire, en Afghanistan. Mais nos jeunes officiers ne doivent pas se tromper d'époque et vivre dans la nostalgie de la RC4. Nous devons être prêts à mourir si la liberté de la Cité l'exige. On ne peut pas exclure aujourd'hui l'esprit de sacrifice dans la formation que nous dispensons. Une armée qui renoncerait à cet esprit de sacrifice deviendrait une simple police internationale. Nous ne pouvons pas passer sous silence ce qui fait la véritable spécificité et la véritable noblesse du métier militaire. Une armée qui y renoncerait ne serait plus une armée.
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