Qu'est ce qu'un Dahir ?
Rédigé par Ibn Kafka
Une question très pertinente d'un surfeur/lecteur français m'amène à préciser un peu la notion de dahir en droit marocain. Ce terme n'est défini ni dans la Constitution , qui l'évoque pourtant à plusieurs reprises, ni dans les textes législatifs ou réglementaires.
Dans l'histoire du droit public marocain, le dahir a désigné, et désigne toujours, un acte royal: " lorsqu'une affaire traitée par un vizir (1) demande une solution à l'échelon suprême (2), la décision revêt la forme d'un dahir ou de lettre chérifienne, et porte le sceau du Sultan lui-même " (in Michel Bourely, "Droit public marocain, tome premier: Institutions politiques", Editions La Porte, Rabat, 1965, p. 136. Mais, conformément au droit public musulman, selon lequel " le souverain ne possède pas le pouvoir législatif puisqu'il ne peut pas intervenir dans les matières réglées par le Coran", "jusqu'à une époque récente, les dahirs étaient réellement des décisions particulières, individuelles, accordant un droit à un individu et obligeant certains fonctionnaires à donner à cet individu les moyens de bénéficier de ce droit. Par ailleurs, lorsque les Sultans désiraient édicter une décision générale, ils demandaient une consultation (fetoua) aux oulémas " (ibid., p. 133).
Dans son ouvrage de référence "Le gouvernement marocain à l'aube du XXeme siècle" (Editions Maghrébines, Casablanca, 1975), Mohamed Lahbabi précise:
" Au Maroc, le Sultan ne légiférait donc pas avant le Protectorat; il n'édictait pas de mesure d'ordre général touchant au statut des biens et des personnes. Le dahir n'est pas une loi; il n'a pas le caractère essentiel de la loi: la généralité. Il n'est en effet qu'une lettre contenant des ordres du Sultan; il reste en possession de celui qu'il concerne ou de celui qui est chargé d'exécuter ces ordres, le problème de la publicité ne se pose pas dans ces conditions. La plupart, sinon la quasi totalité des dahirs sont essentiellement des mesures d'administration ou de gouvernement mais non pas des textes législatifs, comme le prouve d'ailleurs l'analyse des dahirs qui ont été recueillis et publiés et dont la connaissance est possible (...).
On peut classer ces textes, ces dahirs enregistrés en plusieurs catégories:
- dahirs d'exemption d'impôts pour certains biens
- dahirs attribuant une pension, le montant d'un prélèvement à effectuer sur les moustafadats (4)
- dahirs accordant des concessions (...)
- dahirs exemptant d'impôts certaines catégories de citoyens comme par exemple les soldats
- lettres administratives à des gouverneurs, à des oumanas (5) pour le règlement de certaines questions litigieuses
Ce sont là des actes de pure administration et non de législation: la mission du Sultan semble avoir été une simple mission exécutive, ses actes, les dahirs, traduisant l'accomplissement de cette mission; ils ne constituent pas l'élaboration de règles nouvelles; il faudra attendre le Protectorat pour voir le Sultan devenir le législateur, pour le voir apposer son sceau sur les projets résidentiels " (pp. 38-39).
Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Une définition plus moderne fait du dahir " un acte par lequel le Souverain donne force obligatoire à ses décisions. Il peut avoir un contenu législatif ou administratif " (ibid., p. 201). Etant donc acquis que le dahir constitue un acte royal à caractère décisoire, quel est donc son régime?
Sur la forme, le préambule du dahir est quasiment invariable:
Suit ensuite, selon les cas, le visa des dispositions ou textes constitutionnels, législatifs ou réglementaires sur lesquels se fonde éventuellement la décision, et ensuite le contenu même de la décision, qui peut consister en une loi promulguée ou une nomination, par exemple.
Certains dahirs, notamment en matière religieuse, ont un préambule particulier. Ainsi, le dahir n° 1-03-193 du 9 chaoual 1424 (4 décembre 2003) fixant les attributions et l'organisation du ministère des Habous et des affaires islamiques, cité dans une note précédente , touchant donc à un domaine éminemment sensible et éminemment souverain, commence ainsi:
Suivent ensuite les visas (c'est-à-dire les références des textes sur lesquels se fonde le dahir) ainsi que le contenu normatif du dahir à proprement parler.
La datation des dahirs suit, comme c'est d'ailleurs le cas pour tous les textes officiels, le calendrier de l'hégire, la date selon le calendrier grégorien étant indiquée entre parenthèses. Par ailleurs, " le dahir n'est opposable aux tiers que lorsqu'il a été publié. Aucun texte n'organise d'ailleurs cette publicité et l'on considère que tous les moyens doivent être utilisés à cet effet (presse, radio, affiches, criée sur les souks), étant entendu que les dahirs sont ensuite publiés au Bulletin Officiel du Royaume du Maroc " (ibid., p. 201).
La procédure d'adoption du dahir était auparavant entièrement entre les mains du Roi: " depuis l'indépendance, le dahir n'a plus à être promulgué par une autre autorité, et même la formalité, purement administrative d'ailleurs, de l'enregistrement à la présidence du Conseil (3), n'est plus observée depuis le 26 mai 1960 " (ibid., p. 201). Mais la Constitution de 1972, révisée à de multiples reprises depuis, a changé la donne, en imposant un contreseing du Premier ministre:
" ARTICLE 29. Le Roi exerce, par dahir, les pouvoirs qui Lui sont expressément réservés par la Constitution. Les dahirs sont contresignés par le Premier ministre, sauf ceux prévus aux articles 21 (2° alinéa), 24 (1er, 3° et 4° alinéas) 35, 69, 71, 79, 849 91 et 105 ".
Les dahirs n'ayant pas besoin de contreseing du Premier Ministre sont donc ceux concernant la nomination de certains membres du Conseil de Régence (article 21 alinéa 2), la nomination du Premier Ministre, la démission d'office d'un ministre, la démission d'office du gouvernement (article 24), la proclamation de l'état d'exception (article 35), l'initiative référendaire (articles 69 et 105), la dissolution d'une ou des deux Chambres du Parlement (article 71), la nomination de membres du Conseil Constitutionnel (article 79), la nomination de magistrats (article 84) et enfin la nomination du président de la Haute Cour (article 91). Mais contrairement à ce qui est le cas dans le [système constitutionnel belge]url:http:// , où le contreseing ministériel est systématique et permet un réel contrôle gouvernemental des actes du Roi, le contreseing n'a pas de réel fonction de contrôle dans le système constitutionnel marocain, en raison du déséquilibre des pouvoirs entre Roi et Premier ministre.
Conclusion: le Roi est réellement souverain en matière de dahir - de facto, sinon de jure. Et ce n'est pas une clause de style: aucun recours juridictionnel, d'aucune sorte, n'est possible contre un dahir, quel qu'il soit.
La réforme constitutionnelle de 1992 ayant instauré un contrôle de constitutionnalité des lois par le biais du Conseil Constitutionnel, dont le bilan est d'ailleurs plus que modeste , n'a pas changé cette donne: le contrôle dudit Conseil s'exerce entre l'adoption des lois et leur promulgation, et ne porte donc jamais sur une loi revêtue de force exécutoire par le biais d'un dahir.
Pourquoi cet état de choses - lequel, il faut le souligner, ne résulte d'aucun texte mais plutôt de la jurisprudence, illustrant ainsi les thèses de La Boétie sur la servitude volontaire ? Je passe sur les avantages d'un tel système pour le Roi, pièce dominante du système politique et administratif marocain, et qui voit tous ses actes décisionnels soustraits à tout contrôle juridictionnel. La justification donnée par les tribunaux marocains vaut son pesant de cacahuètes grillées au miel:
" Attendu que Sa majesté le Roi exerce ses pouvoirs constitutionnels en qualité d'Imam des croyants conformément à l'article 19 de la Constitution et qu'à cet égard elle ne peut être considérée comme une autorité administrative au sens de l'article 1er du dahir du 27 septembre 1957;
Attendu que la fonction judiciaire fait partie de l'ensemble des attributions qui relèvent en premier lieu du Commandeur des croyants; que le juge exerce ladite fonction par simple délégation; que les jugements sont prononcés et exécutés au nom de Sa Majesté conformément à l'article 83 de la Constitution dans le cadre de la compétence définie par la loi (...); que de ce qui précède il résulte que les décisions de Sa Majesté ne peuvent faire l'objet que d'un recours gracieux tant que la Constitution n'a pas expressément attribué la connaissance du contentieux de pareilles décisions à une autre autorité... "
(Cour suprême, Chambre administrative, arrêt du 20 mars 1970 dans l'affaire Sté "Propriété agricole Abdelaziz" contre Président du Conseil et Ministre de l'Agriculture)
Rédigé par Ibn Kafka
Une question très pertinente d'un surfeur/lecteur français m'amène à préciser un peu la notion de dahir en droit marocain. Ce terme n'est défini ni dans la Constitution , qui l'évoque pourtant à plusieurs reprises, ni dans les textes législatifs ou réglementaires.
Dans l'histoire du droit public marocain, le dahir a désigné, et désigne toujours, un acte royal: " lorsqu'une affaire traitée par un vizir (1) demande une solution à l'échelon suprême (2), la décision revêt la forme d'un dahir ou de lettre chérifienne, et porte le sceau du Sultan lui-même " (in Michel Bourely, "Droit public marocain, tome premier: Institutions politiques", Editions La Porte, Rabat, 1965, p. 136. Mais, conformément au droit public musulman, selon lequel " le souverain ne possède pas le pouvoir législatif puisqu'il ne peut pas intervenir dans les matières réglées par le Coran", "jusqu'à une époque récente, les dahirs étaient réellement des décisions particulières, individuelles, accordant un droit à un individu et obligeant certains fonctionnaires à donner à cet individu les moyens de bénéficier de ce droit. Par ailleurs, lorsque les Sultans désiraient édicter une décision générale, ils demandaient une consultation (fetoua) aux oulémas " (ibid., p. 133).
Dans son ouvrage de référence "Le gouvernement marocain à l'aube du XXeme siècle" (Editions Maghrébines, Casablanca, 1975), Mohamed Lahbabi précise:
" Au Maroc, le Sultan ne légiférait donc pas avant le Protectorat; il n'édictait pas de mesure d'ordre général touchant au statut des biens et des personnes. Le dahir n'est pas une loi; il n'a pas le caractère essentiel de la loi: la généralité. Il n'est en effet qu'une lettre contenant des ordres du Sultan; il reste en possession de celui qu'il concerne ou de celui qui est chargé d'exécuter ces ordres, le problème de la publicité ne se pose pas dans ces conditions. La plupart, sinon la quasi totalité des dahirs sont essentiellement des mesures d'administration ou de gouvernement mais non pas des textes législatifs, comme le prouve d'ailleurs l'analyse des dahirs qui ont été recueillis et publiés et dont la connaissance est possible (...).
On peut classer ces textes, ces dahirs enregistrés en plusieurs catégories:
- dahirs d'exemption d'impôts pour certains biens
- dahirs attribuant une pension, le montant d'un prélèvement à effectuer sur les moustafadats (4)
- dahirs accordant des concessions (...)
- dahirs exemptant d'impôts certaines catégories de citoyens comme par exemple les soldats
- lettres administratives à des gouverneurs, à des oumanas (5) pour le règlement de certaines questions litigieuses
Ce sont là des actes de pure administration et non de législation: la mission du Sultan semble avoir été une simple mission exécutive, ses actes, les dahirs, traduisant l'accomplissement de cette mission; ils ne constituent pas l'élaboration de règles nouvelles; il faudra attendre le Protectorat pour voir le Sultan devenir le législateur, pour le voir apposer son sceau sur les projets résidentiels " (pp. 38-39).
Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Une définition plus moderne fait du dahir " un acte par lequel le Souverain donne force obligatoire à ses décisions. Il peut avoir un contenu législatif ou administratif " (ibid., p. 201). Etant donc acquis que le dahir constitue un acte royal à caractère décisoire, quel est donc son régime?
Sur la forme, le préambule du dahir est quasiment invariable:
" LOUANGE A DIEU SEUL !
(Grand sceau de Sa majesté Mohammed VI)
Que l'on sache par les présentes - puisse Dieu en élever et en fortifier la teneur !
Que Notre Majesté Chérifienne
A Décidé ce qui suit : "
(Grand sceau de Sa majesté Mohammed VI)
Que l'on sache par les présentes - puisse Dieu en élever et en fortifier la teneur !
Que Notre Majesté Chérifienne
A Décidé ce qui suit : "
Certains dahirs, notamment en matière religieuse, ont un préambule particulier. Ainsi, le dahir n° 1-03-193 du 9 chaoual 1424 (4 décembre 2003) fixant les attributions et l'organisation du ministère des Habous et des affaires islamiques, cité dans une note précédente , touchant donc à un domaine éminemment sensible et éminemment souverain, commence ainsi:
" LOUANGE A DIEU SEUL !
(Grand Sceau de Sa Majesté Mohammed VI)
Que l'on sache par les présentes - puisse Dieu en élever et en fortifier la teneur, que,
Nous Serviteur de Dieu Notre Soutien, Commandeur des Croyants, Roi du Maroc,
Considérant la mission dont Dieu Nous a investi en tant que Commandeur des Croyants et en tant qu'Imam des musulmans dans ce Royaume paisible ;
Et la responsabilité qui Nous incombe pour sauvegarder les intérêts de la religion et garantir l'accomplissement de ses rites en toute quiétude, cohabitation et tolérance ;"
(Grand Sceau de Sa Majesté Mohammed VI)
Que l'on sache par les présentes - puisse Dieu en élever et en fortifier la teneur, que,
Nous Serviteur de Dieu Notre Soutien, Commandeur des Croyants, Roi du Maroc,
Considérant la mission dont Dieu Nous a investi en tant que Commandeur des Croyants et en tant qu'Imam des musulmans dans ce Royaume paisible ;
Et la responsabilité qui Nous incombe pour sauvegarder les intérêts de la religion et garantir l'accomplissement de ses rites en toute quiétude, cohabitation et tolérance ;"
La datation des dahirs suit, comme c'est d'ailleurs le cas pour tous les textes officiels, le calendrier de l'hégire, la date selon le calendrier grégorien étant indiquée entre parenthèses. Par ailleurs, " le dahir n'est opposable aux tiers que lorsqu'il a été publié. Aucun texte n'organise d'ailleurs cette publicité et l'on considère que tous les moyens doivent être utilisés à cet effet (presse, radio, affiches, criée sur les souks), étant entendu que les dahirs sont ensuite publiés au Bulletin Officiel du Royaume du Maroc " (ibid., p. 201).
La procédure d'adoption du dahir était auparavant entièrement entre les mains du Roi: " depuis l'indépendance, le dahir n'a plus à être promulgué par une autre autorité, et même la formalité, purement administrative d'ailleurs, de l'enregistrement à la présidence du Conseil (3), n'est plus observée depuis le 26 mai 1960 " (ibid., p. 201). Mais la Constitution de 1972, révisée à de multiples reprises depuis, a changé la donne, en imposant un contreseing du Premier ministre:
" ARTICLE 29. Le Roi exerce, par dahir, les pouvoirs qui Lui sont expressément réservés par la Constitution. Les dahirs sont contresignés par le Premier ministre, sauf ceux prévus aux articles 21 (2° alinéa), 24 (1er, 3° et 4° alinéas) 35, 69, 71, 79, 849 91 et 105 ".
Les dahirs n'ayant pas besoin de contreseing du Premier Ministre sont donc ceux concernant la nomination de certains membres du Conseil de Régence (article 21 alinéa 2), la nomination du Premier Ministre, la démission d'office d'un ministre, la démission d'office du gouvernement (article 24), la proclamation de l'état d'exception (article 35), l'initiative référendaire (articles 69 et 105), la dissolution d'une ou des deux Chambres du Parlement (article 71), la nomination de membres du Conseil Constitutionnel (article 79), la nomination de magistrats (article 84) et enfin la nomination du président de la Haute Cour (article 91). Mais contrairement à ce qui est le cas dans le [système constitutionnel belge]url:http:// , où le contreseing ministériel est systématique et permet un réel contrôle gouvernemental des actes du Roi, le contreseing n'a pas de réel fonction de contrôle dans le système constitutionnel marocain, en raison du déséquilibre des pouvoirs entre Roi et Premier ministre.
Conclusion: le Roi est réellement souverain en matière de dahir - de facto, sinon de jure. Et ce n'est pas une clause de style: aucun recours juridictionnel, d'aucune sorte, n'est possible contre un dahir, quel qu'il soit.
La réforme constitutionnelle de 1992 ayant instauré un contrôle de constitutionnalité des lois par le biais du Conseil Constitutionnel, dont le bilan est d'ailleurs plus que modeste , n'a pas changé cette donne: le contrôle dudit Conseil s'exerce entre l'adoption des lois et leur promulgation, et ne porte donc jamais sur une loi revêtue de force exécutoire par le biais d'un dahir.
Pourquoi cet état de choses - lequel, il faut le souligner, ne résulte d'aucun texte mais plutôt de la jurisprudence, illustrant ainsi les thèses de La Boétie sur la servitude volontaire ? Je passe sur les avantages d'un tel système pour le Roi, pièce dominante du système politique et administratif marocain, et qui voit tous ses actes décisionnels soustraits à tout contrôle juridictionnel. La justification donnée par les tribunaux marocains vaut son pesant de cacahuètes grillées au miel:
" Attendu que Sa majesté le Roi exerce ses pouvoirs constitutionnels en qualité d'Imam des croyants conformément à l'article 19 de la Constitution et qu'à cet égard elle ne peut être considérée comme une autorité administrative au sens de l'article 1er du dahir du 27 septembre 1957;
Attendu que la fonction judiciaire fait partie de l'ensemble des attributions qui relèvent en premier lieu du Commandeur des croyants; que le juge exerce ladite fonction par simple délégation; que les jugements sont prononcés et exécutés au nom de Sa Majesté conformément à l'article 83 de la Constitution dans le cadre de la compétence définie par la loi (...); que de ce qui précède il résulte que les décisions de Sa Majesté ne peuvent faire l'objet que d'un recours gracieux tant que la Constitution n'a pas expressément attribué la connaissance du contentieux de pareilles décisions à une autre autorité... "
(Cour suprême, Chambre administrative, arrêt du 20 mars 1970 dans l'affaire Sté "Propriété agricole Abdelaziz" contre Président du Conseil et Ministre de l'Agriculture)
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