janvier 2008
Malgré la levée de l’état d’urgence le 15 décembre par le président pakistanais Pervez Moucharraf, les élections législatives du 8 janvier se dérouleront sous haute surveillance. Car, au-delà des conflits politiques et des attentats – au moins sept cent soixante morts en 2007 –, l’état-major est bien décidé à conserver le contrôle du pouvoir. D’autant que l’armée a acquis, au cours des années, un rôle économique grandissant dont les officiers supérieurs tirent d’importants revenus auxquels ils ne sont pas prêts à renoncer.
Par Ayesha Siddiqa
Récemment, un journal pakistanais a publié une enquête montrant que les milieux d’affaires préfèrent un régime dirigé par des militaires (1). Qui s’en étonnera ? Comme les autres élites, les grands capitalistes de ce pays s’accommodent très bien de ce que l’un des piliers du pouvoir soit l’armée. Celle-ci s’estime d’ailleurs investie d’une mission : « mettre au pas » des civils frondeurs et supposés moins patriotes qu’elle. C’est ce qu’elle a voulu faire de nouveau, le 3 novembre, lorsque le président Pervez Moucharraf a suspendu la constitution et décrété l’état d’urgence (Emergency Plus). Le général a prétendu qu’il s’agissait de maintenir l’intégrité de l’Etat contre des extrémistes religieux et des terroristes. En fait, cette décision visait à préserver l’extraordinaire pouvoir politique, et surtout économique, de l’armée.
En effet, si les forces armées constituent le plus grand parti politique du pays, on sait moins qu’elles sont aussi une puissance économique pesant 6 % du produit national brut (PNB), si ce n’est plus.
L’histoire du Pakistan abonde en coups d’Etat. Mais c’est la première fois qu’un général aura récidivé en la matière. M. Moucharraf s’est emparé du pouvoir le 12 octobre 1999 en évinçant le chef d’un gouvernement civil, M. Nawaz Sharif. En novembre dernier, il n’eut à écarter personne mais simplement à instaurer l’état d’urgence, reconnaissant ainsi son propre échec dans la direction du pays. Il a révisé la loi militaire de 1952, de sorte que les militaires puissent arrêter des civils et les traduire devant des conseils de guerre sans mandat judiciaire. Les procès se dérouleront même à huis clos.
Le président prétend que ces pouvoirs spéciaux visent à faciliter le combat contre le terrorisme et l’extrémisme religieux : depuis quelques mois, les attentats-suicides et autres attaques contre les militaires se sont multipliés. Mais le général Moucharraf en veut surtout à la plus haute instance judiciaire du pays, accusée d’avoir fait libérer soixante et un « terroristes » arrêtés par les services de renseignement, encourageant ainsi l’extrémisme. Quant à la décision prise par cette même Cour suprême de convoquer, dans certains cas, de hauts responsables de la police, elle a été jugée « démoralisante » pour les forces de l’ordre.
Une institution qui a changé de nature
Le général Moucharraf ne l’avouera pas, mais la lutte contre le terrorisme n’est qu’un prétexte pour restreindre l’indépendance des magistrats et les libertés ordinaires. Les militants armés qui combattent les forces de sécurité dans les zones tribales du Waziristan nord et du Waziristan sud sont apparus avec l’appui des services de renseignement. Et, s’ils continuent de prospérer, la faute n’en incombe pas au pouvoir judiciaire, mais à leur importance stratégique pour l’armée : le 5 septembre 2006, celle-ci avait d’ailleurs conclu un accord avec eux et décidé de se retirer des zones qu’ils contrôlaient (2).
L’état d’urgence vise prioritairement à renforcer l’emprise des militaires sur l’Etat et la société. Après des années d’asservissement, la Cour suprême avait commencé à défendre ses prérogatives et affirmé sa volonté de s’affranchir de l’autorité militaire. Le 8 mars 2007, le général Moucharraf a limogé le président de cette Cour. Le mouvement des avocats, mouvement laïque issu des couches moyennes, s’est mobilisé, avec succès, pour le sauver. Il revendique maintenant une libéralisation politique.
Pour arracher le pays à la dictature militaire, la plupart des observateurs comptent soit sur le Parti du peuple pakistanais (PPP) de Mme Benazir Bhutto, soit sur... l’armée elle-même. Revenue au pays après un accord conclu avec M. Moucharraf – qui la mettait à l’abri de poursuites judiciaires pour faits de corruption –, Mme Bhutto prétend maintenant s’opposer au très impopulaire limogeage des juges ; elle a dénoncé l’état d’urgence (qui a été levé le 15 décembre). Le soutien populaire dont jouit son parti reste assez large, mais nombreux sont ceux qui éprouvent à son égard un certain malaise en raison des scandales attachés à son nom et qui redoutent qu’une fois de plus elle ne change de position.
Il est surtout difficile de croire que quiconque ait les moyens de défier la dictature tant l’armée reste l’institution la plus puissante du pays. Pourrait-elle jouer un rôle dans le renversement du général Moucharraf ? Par le passé, elle a destitué trois généraux impopulaires, y compris deux chefs d’état-major. Le premier dictateur militaire, le général Ayub Khan, a été limogé en 1969 après s’être autoproclamé maréchal : son impopularité était si grande qu’il avait déjà été contraint d’abandonner la direction de l’armée – ce que M. Moucharraf vient de faire. En 1971, l’état-major a obligé le chef des armées, le général Yahya Khan, à remettre le pouvoir entre les mains d’un civil, Zulfikar Ali Bhutto. Enfin, le général Mohammad Zia ul-Haq, le troisième dictateur du Pakistan, est mort dans un mystérieux accident d’avion en août 1988. Il est donc possible d’envisager que l’armée répondra aux vœux de la population en trouvant le moyen de renverser M. Moucharraf.
Mais l’armée peut aussi, en fin de compte, opter pour la répression. Car cette institution a changé fondamentalement de nature – les militaires sont devenus d’importants acteurs économiques, et elle a des intérêts à protéger aussi dans ce secteur. Grâce au général Moucharraf, le corps des officiers supérieurs est parvenu à drainer les ressources de la nation bien au-delà des budgets de la défense nationale.
Chasser M. Moucharraf n’est pas le seul objectif de l’actuel combat pour la liberté et la démocratie qui se déroule dans les rues du Pakistan. Il s’agit aussi de renforcer le pouvoir judiciaire et celui des autres institutions civiles, de forger des instruments propres à défier le pouvoir militaire, ce qui n’est évidemment pas du goût de la plupart des généraux. L’état-major n’entend se dessaisir d’aucun des pouvoirs qu’il détient, directement ou indirectement, depuis 1958.
Le général Ayub Khan, le premier à avoir accaparé le pouvoir politique, n’a été contraint à démissionner qu’en 1969, laissant sa place à un autre général, Yahya Khan. Ce dernier a été limogé à son tour en 1971 après que l’Inde eut infligé aux forces pakistanaises une défaite humiliante, qui a abouti à l’indépendance du Bangladesh – jusque-là province orientale du Pakistan –, minant l’autorité morale des militaires et affaiblissant leur capacité à régner.
Si l’armée a alors choisi de faciliter l’arrivée au pouvoir de Bhutto, c’est parce que celui-ci, tout en prônant un « socialisme islamique », partageait le programme nationaliste et droitier des militaires. Largement contestée, sa politique a ramené ceux-ci au pouvoir en juillet 1977. Ces quelques années d’interlude n’ont toutefois pas renforcé la démocratie. D’abord parce que les militaires continuaient, en sous-main, à diriger le pays ; ensuite parce que d’importants secteurs des élites civiles sont restés fidèles à l’armée.
Les généraux prétendent devoir intervenir pour sauver le pays de l’impéritie des responsables politiques. Or leur première intervention (loi martiale de 1958) n’était motivée que par la soif du pouvoir, et celles qui l’ont suivie étaient mues par un mélange d’ambitions politiques et économiques. Aujourd’hui, la junte militaire est devenue l’un des principaux arbitres de la redistribution des richesses du pays, au bénéfice notamment des officiers supérieurs et de leurs alliés civils. Ce pouvoir économique leur confère une visibilité sociale à laquelle les soldats professionnels ne peuvent généralement pas prétendre.
Il suffit de se promener dans les rues des principales villes pour prendre conscience de la place des militaires. On voit, bien sûr, de nombreux monuments représentant différents types de missiles balistiques trôner au centre de la plupart des villes, grandes et petites. Mais le passant pourra aussi acheter sur les marchés locaux quantité de biens de consommation provenant d’entreprises que l’armée contrôle. Celles-ci ne produisent pas seulement des chars d’assaut, des avions ou des canons, mais aussi des céréales, du porridge, de l’eau de Javel, de l’eau minérale, du béton, de l’engrais chimique ou des tricots. En réalité, les forces armées semblent plus aptes à fabriquer des biens de consommation que des systèmes d’armement. Elles possèdent même une banque destinée à récolter de l’argent frais. Les militaires sont actifs dans les trois grands secteurs de l’économie – agriculture, services et industrie manufacturière. Si leurs capitaux sont impliqués dans l’économie légale, on les trouve aussi, directement ou indirectement, dans les secteurs informels et illégaux. De toutes les institutions de l’Etat, ce sont les forces armées qui s’arrogent la part la plus importante de la richesse nationale. Ce pouvoir leur confère un net avantage sur les autres forces politiques et renforce leur position face aux autres acteurs de l’économie.
Malgré la levée de l’état d’urgence le 15 décembre par le président pakistanais Pervez Moucharraf, les élections législatives du 8 janvier se dérouleront sous haute surveillance. Car, au-delà des conflits politiques et des attentats – au moins sept cent soixante morts en 2007 –, l’état-major est bien décidé à conserver le contrôle du pouvoir. D’autant que l’armée a acquis, au cours des années, un rôle économique grandissant dont les officiers supérieurs tirent d’importants revenus auxquels ils ne sont pas prêts à renoncer.
Par Ayesha Siddiqa
Récemment, un journal pakistanais a publié une enquête montrant que les milieux d’affaires préfèrent un régime dirigé par des militaires (1). Qui s’en étonnera ? Comme les autres élites, les grands capitalistes de ce pays s’accommodent très bien de ce que l’un des piliers du pouvoir soit l’armée. Celle-ci s’estime d’ailleurs investie d’une mission : « mettre au pas » des civils frondeurs et supposés moins patriotes qu’elle. C’est ce qu’elle a voulu faire de nouveau, le 3 novembre, lorsque le président Pervez Moucharraf a suspendu la constitution et décrété l’état d’urgence (Emergency Plus). Le général a prétendu qu’il s’agissait de maintenir l’intégrité de l’Etat contre des extrémistes religieux et des terroristes. En fait, cette décision visait à préserver l’extraordinaire pouvoir politique, et surtout économique, de l’armée.
En effet, si les forces armées constituent le plus grand parti politique du pays, on sait moins qu’elles sont aussi une puissance économique pesant 6 % du produit national brut (PNB), si ce n’est plus.
L’histoire du Pakistan abonde en coups d’Etat. Mais c’est la première fois qu’un général aura récidivé en la matière. M. Moucharraf s’est emparé du pouvoir le 12 octobre 1999 en évinçant le chef d’un gouvernement civil, M. Nawaz Sharif. En novembre dernier, il n’eut à écarter personne mais simplement à instaurer l’état d’urgence, reconnaissant ainsi son propre échec dans la direction du pays. Il a révisé la loi militaire de 1952, de sorte que les militaires puissent arrêter des civils et les traduire devant des conseils de guerre sans mandat judiciaire. Les procès se dérouleront même à huis clos.
Le président prétend que ces pouvoirs spéciaux visent à faciliter le combat contre le terrorisme et l’extrémisme religieux : depuis quelques mois, les attentats-suicides et autres attaques contre les militaires se sont multipliés. Mais le général Moucharraf en veut surtout à la plus haute instance judiciaire du pays, accusée d’avoir fait libérer soixante et un « terroristes » arrêtés par les services de renseignement, encourageant ainsi l’extrémisme. Quant à la décision prise par cette même Cour suprême de convoquer, dans certains cas, de hauts responsables de la police, elle a été jugée « démoralisante » pour les forces de l’ordre.
Une institution qui a changé de nature
Le général Moucharraf ne l’avouera pas, mais la lutte contre le terrorisme n’est qu’un prétexte pour restreindre l’indépendance des magistrats et les libertés ordinaires. Les militants armés qui combattent les forces de sécurité dans les zones tribales du Waziristan nord et du Waziristan sud sont apparus avec l’appui des services de renseignement. Et, s’ils continuent de prospérer, la faute n’en incombe pas au pouvoir judiciaire, mais à leur importance stratégique pour l’armée : le 5 septembre 2006, celle-ci avait d’ailleurs conclu un accord avec eux et décidé de se retirer des zones qu’ils contrôlaient (2).
L’état d’urgence vise prioritairement à renforcer l’emprise des militaires sur l’Etat et la société. Après des années d’asservissement, la Cour suprême avait commencé à défendre ses prérogatives et affirmé sa volonté de s’affranchir de l’autorité militaire. Le 8 mars 2007, le général Moucharraf a limogé le président de cette Cour. Le mouvement des avocats, mouvement laïque issu des couches moyennes, s’est mobilisé, avec succès, pour le sauver. Il revendique maintenant une libéralisation politique.
Pour arracher le pays à la dictature militaire, la plupart des observateurs comptent soit sur le Parti du peuple pakistanais (PPP) de Mme Benazir Bhutto, soit sur... l’armée elle-même. Revenue au pays après un accord conclu avec M. Moucharraf – qui la mettait à l’abri de poursuites judiciaires pour faits de corruption –, Mme Bhutto prétend maintenant s’opposer au très impopulaire limogeage des juges ; elle a dénoncé l’état d’urgence (qui a été levé le 15 décembre). Le soutien populaire dont jouit son parti reste assez large, mais nombreux sont ceux qui éprouvent à son égard un certain malaise en raison des scandales attachés à son nom et qui redoutent qu’une fois de plus elle ne change de position.
Il est surtout difficile de croire que quiconque ait les moyens de défier la dictature tant l’armée reste l’institution la plus puissante du pays. Pourrait-elle jouer un rôle dans le renversement du général Moucharraf ? Par le passé, elle a destitué trois généraux impopulaires, y compris deux chefs d’état-major. Le premier dictateur militaire, le général Ayub Khan, a été limogé en 1969 après s’être autoproclamé maréchal : son impopularité était si grande qu’il avait déjà été contraint d’abandonner la direction de l’armée – ce que M. Moucharraf vient de faire. En 1971, l’état-major a obligé le chef des armées, le général Yahya Khan, à remettre le pouvoir entre les mains d’un civil, Zulfikar Ali Bhutto. Enfin, le général Mohammad Zia ul-Haq, le troisième dictateur du Pakistan, est mort dans un mystérieux accident d’avion en août 1988. Il est donc possible d’envisager que l’armée répondra aux vœux de la population en trouvant le moyen de renverser M. Moucharraf.
Mais l’armée peut aussi, en fin de compte, opter pour la répression. Car cette institution a changé fondamentalement de nature – les militaires sont devenus d’importants acteurs économiques, et elle a des intérêts à protéger aussi dans ce secteur. Grâce au général Moucharraf, le corps des officiers supérieurs est parvenu à drainer les ressources de la nation bien au-delà des budgets de la défense nationale.
Chasser M. Moucharraf n’est pas le seul objectif de l’actuel combat pour la liberté et la démocratie qui se déroule dans les rues du Pakistan. Il s’agit aussi de renforcer le pouvoir judiciaire et celui des autres institutions civiles, de forger des instruments propres à défier le pouvoir militaire, ce qui n’est évidemment pas du goût de la plupart des généraux. L’état-major n’entend se dessaisir d’aucun des pouvoirs qu’il détient, directement ou indirectement, depuis 1958.
Le général Ayub Khan, le premier à avoir accaparé le pouvoir politique, n’a été contraint à démissionner qu’en 1969, laissant sa place à un autre général, Yahya Khan. Ce dernier a été limogé à son tour en 1971 après que l’Inde eut infligé aux forces pakistanaises une défaite humiliante, qui a abouti à l’indépendance du Bangladesh – jusque-là province orientale du Pakistan –, minant l’autorité morale des militaires et affaiblissant leur capacité à régner.
Si l’armée a alors choisi de faciliter l’arrivée au pouvoir de Bhutto, c’est parce que celui-ci, tout en prônant un « socialisme islamique », partageait le programme nationaliste et droitier des militaires. Largement contestée, sa politique a ramené ceux-ci au pouvoir en juillet 1977. Ces quelques années d’interlude n’ont toutefois pas renforcé la démocratie. D’abord parce que les militaires continuaient, en sous-main, à diriger le pays ; ensuite parce que d’importants secteurs des élites civiles sont restés fidèles à l’armée.
Les généraux prétendent devoir intervenir pour sauver le pays de l’impéritie des responsables politiques. Or leur première intervention (loi martiale de 1958) n’était motivée que par la soif du pouvoir, et celles qui l’ont suivie étaient mues par un mélange d’ambitions politiques et économiques. Aujourd’hui, la junte militaire est devenue l’un des principaux arbitres de la redistribution des richesses du pays, au bénéfice notamment des officiers supérieurs et de leurs alliés civils. Ce pouvoir économique leur confère une visibilité sociale à laquelle les soldats professionnels ne peuvent généralement pas prétendre.
Il suffit de se promener dans les rues des principales villes pour prendre conscience de la place des militaires. On voit, bien sûr, de nombreux monuments représentant différents types de missiles balistiques trôner au centre de la plupart des villes, grandes et petites. Mais le passant pourra aussi acheter sur les marchés locaux quantité de biens de consommation provenant d’entreprises que l’armée contrôle. Celles-ci ne produisent pas seulement des chars d’assaut, des avions ou des canons, mais aussi des céréales, du porridge, de l’eau de Javel, de l’eau minérale, du béton, de l’engrais chimique ou des tricots. En réalité, les forces armées semblent plus aptes à fabriquer des biens de consommation que des systèmes d’armement. Elles possèdent même une banque destinée à récolter de l’argent frais. Les militaires sont actifs dans les trois grands secteurs de l’économie – agriculture, services et industrie manufacturière. Si leurs capitaux sont impliqués dans l’économie légale, on les trouve aussi, directement ou indirectement, dans les secteurs informels et illégaux. De toutes les institutions de l’Etat, ce sont les forces armées qui s’arrogent la part la plus importante de la richesse nationale. Ce pouvoir leur confère un net avantage sur les autres forces politiques et renforce leur position face aux autres acteurs de l’économie.
Commentaire