Extrait de “Mémoires du dehors” de Philippe Grasset
Pour accompagner et compléter l’aspect de la crise de Suez qu’on trouve abondamment commenté — du côté britannique — dans le livre de John Charmley La Passion de Churchill que nous mettons en vente en ligne sur le site edde.eu ce jour, nous présentons un extrait des Mémoires du dehors de Philippe Grasset.
Cet extrait pourrait être intitulé “la crise de Suez vue d’Alger”. Il tente de restituer l’atmosphère de cette époque et offre une interprétation de la crise, côté français, à la lumière des précisions apportées par Charmley. Il mélange ainsi autant les souvenirs de 1956 de l’auteur que les réflexions du traducteur du livre de Charmley. (Les dates indiquées en gras dans le cours du texte sont des datations directes du moment où est écrit le passage, notamment en référence au travail de traduction de l’auteur.)
Dans les Mémoires du dehors de Philippe Grasset, ce passage apparaît comme le chapitre 4 du Troisième Livre, sous le titre générique de “Notre Après-Guerre”. A propos de ce travail des Mémoires du dehors de Philippe Grasset, qui se poursuit, nous rappelons ce que nous avions indiqué à l’occasion de la publication d’un premier extrait, il y a quasiment un an jour pour jour, — à un jour près :
«Précision concernant ces “Mémoires du dehors” : leur publication est envisagée par l’intermédiaire du site “dedefensa.org”, d’abord avec vente “en ligne”, directement sur le site. Nous devrions commencer cette publication durant la période des douze prochains mois. Nous informerons précisément nos lecteurs de l’avancement du projet de vente en ligne de ces “Mémoires”.»
Bien entendu, deux modifications doivent être apportées à ce rappel :
• La publication des Mémoires du dehors se fera sur edde.eu puisque ce site sert désormais de site de vente “en ligne” pour dedefensa.org.
• Le délai de douze mois était bien entendu optimiste. Vieille habitude dans les activités humaines, surtout celles de l’esprit et de la chose écrite. Cette fois, nous ne donnons pas de délai. Mais nous espérons fermement du nouveau sur ce sujet d’ici la fin 2007.
Voici donc l’extrait des Mémoires du dehors : “Alger-Suez et retour, automne 1956”.
“Notre après-guerre” — Alger-Suez et retour, automne 1956
• Un automne de fantaisie, lorsque la guerre d’Algérie rencontre l’Histoire. • Septembre 1956 à Alger, la “Force H” s’apprête à cingler pour aller liquider Nasser et terminer victorieusement la guerre d’Algérie. • Un regard sur l’Histoire, 1956 et Suez : le tournant de l’après-guerre et la reconquête de l’indépendance française.
Avec cette note de Le Carré sur Smiley évoquant ces étranges rapports anglo-américains, cette étrange soumission britannique à la puissance américaine, aussitôt je reviens à ma jeunesse algérienne, en plein cœur de la guerre qui allait nous emporter. Smiley me donne une occasion littéraire de parler d’un moment qui échappe à la guerre d’Algérie, tout en étant lui-même une guerre, — un moment de pur bonheur. D’autre part, c’est une occasion encore mieux identifiée et doublement littéraire, au jour (3 octobre 2004) où je commence ce chapitre. Je suis, dans mon travail, [plongé dans] la traduction du livre de John Charmley, Churchill’s Grand Alliance, où une grande part est faite, dans sa dernière partie, à l’affaire de Suez ; en vérité, la vision britannique que restitue Charmley de cette crise, et, par conséquent, le rôle attribué aux Français de ce point de vue, ont été pour moi une révélation par rapport au souvenir conservé de cette période, et à la connaissance plus historique que j’en ai eue ensuite. […]
C’est l’été et l’automne de 1956, à Alger. Depuis la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, en juillet, l’Algérie résonne des bruits de guerre, pour diverses raisons, mais directement, “techniquement” dirais-je, parce que de grandes unités stationnées en Algérie, — les parachutistes, notamment, — participeraient à une éventuelle opération militaire comme unités d’assaut. Commence une étrange saison de bonheur, de la sorte dont on ne peut comprendre l’importance qu’en l’évaluant du point de vue psychologique. C’est la saison de la ‘Force H’.
Qui aurait cru à ce bonheur ? Alger était entré dans sa “bataille” (la “bataille d’Alger”), la guerre avançait vers son paroxysme. Rien ne semblait pouvoir arrêter l’engrenage nécessairement fatal. Nous nous enfermions dans nos horribles affrontements fratricides, — ou que nous croyions tel, mais l’on nous démentirait promptement, dans peu de temps, car il apparut que nous n’étions pas des frères déchirés mais des étrangers désormais hostiles. Dans cet affrontement, nous avions un bouc émissaire, l’âme damnée des bandits qui menaçaient notre bonheur, un diabolus ex machina des conspirations infernales ; le sourire ricanant du colonel Ghamal Abdel Nasser, le président égyptien, résumait pour nous toutes les menaces pesant sur un destin abandonné par la grâce ; nous le voyions comme l’instigateur de notre malheur, l’inspirateur de la rébellion, le fournisseur des armes traîtresses de la révolution panarabe ; débarrassez-nous de lui et tout ira bien, les nuées se dissiperont, le soleil brillera au grand matin, pensions-nous. Mais tout cela est du mythe et si Nasser joua son rôle de boutefeu radiophonique, — quelle haine nous éprouvions contre La Voix des Arabes du Caire, — s’il inspira les rêveries nationalistes et tiers-mondistes, s’il éructa la haine des opprimés contre les coloniaux, c’était plus pour inspirer les articles de fond de nos chroniqueurs. Les rebelles comptaient plus sur eux-mêmes que sur Le Caire. Les “ministres” du FLN extérieur, certes, trouvaient bien délicieuse l’atmosphère des palaces décadents des anciennes colonies, et l’Egypte était un de leurs Capoue. Nous accusions un mythe d’être la source de tous nos maux historiques et retrouvions ainsi, par un habile détour du jugement, une étrange innocence qui semblait nous absoudre de tous nos péchés, les réels comme les supposés, comme les fabriqués, — le mythe dépassant l’histoire en quelque sorte. Puis Nasser saisit le Canal : erreur fatale !
Nous sûmes à l’instant de science ferme et assurée que nous n’en ferions qu’une bouchée. Les camions GMC des 2e et 3e Régiments de Parachutistes Coloniaux (RPC) de la 10e Division Parachutiste (DP) apparaissaient dans les rues d’Alger repeints en beige sable, avec un énorme “H” peint en blanc sur les capots, signe indubitable de notre libération prochaine. (Le nom de code donné à la force française participant à l’attaque était “Force H”.) Le gouvernement français, ce rassemblement de pâles femmelettes et de faux-durs avec la cigarette au bec, du Mollet roublard et magouilleur à un Pineau frêle de convictions diaphanes et d’une éloquence criarde, se découvrait une âme de soldat du Christ partant en croisade. Il crut à la divine surprise. Nous crûmes que notre malheur était à son terme.
Ainsi l’Algérie s’ouvrit-elle sur le monde extérieur. Il est difficile de restituer, par les seuls mots, l’euphorie et l’ivresse qui s’emparèrent de nous. Notre calcul était simple, je veux dire du côté de la raison : le diabolus ex machina liquidé, il ne faisait aucun doute que la rébellion s’étiolerait d’elle-même, comme une racine privée d’eau, comme une fleur privée de racines ; aussi goûtions-nous, avec les derniers mois de liberté du dictateur panarabe et ricanant, les prémisses d’une paix nouvelle. Le diable n’était donc pas en nous. Nous retrouvions l’espoir d’un peu de dignité, c’est-à-dire, au fond de nous, l’espoir que nous avions eu un jour quelque dignité et que nous la retrouvions. Un vent nouveau soufflait sur nous. Je me rappelle désormais (le 5 octobre 2004) avec précision le sentiment qui s’était emparé de nos âmes ; c’était à la fois une rupture et une libération.
Pour accompagner et compléter l’aspect de la crise de Suez qu’on trouve abondamment commenté — du côté britannique — dans le livre de John Charmley La Passion de Churchill que nous mettons en vente en ligne sur le site edde.eu ce jour, nous présentons un extrait des Mémoires du dehors de Philippe Grasset.
Cet extrait pourrait être intitulé “la crise de Suez vue d’Alger”. Il tente de restituer l’atmosphère de cette époque et offre une interprétation de la crise, côté français, à la lumière des précisions apportées par Charmley. Il mélange ainsi autant les souvenirs de 1956 de l’auteur que les réflexions du traducteur du livre de Charmley. (Les dates indiquées en gras dans le cours du texte sont des datations directes du moment où est écrit le passage, notamment en référence au travail de traduction de l’auteur.)
Dans les Mémoires du dehors de Philippe Grasset, ce passage apparaît comme le chapitre 4 du Troisième Livre, sous le titre générique de “Notre Après-Guerre”. A propos de ce travail des Mémoires du dehors de Philippe Grasset, qui se poursuit, nous rappelons ce que nous avions indiqué à l’occasion de la publication d’un premier extrait, il y a quasiment un an jour pour jour, — à un jour près :
«Précision concernant ces “Mémoires du dehors” : leur publication est envisagée par l’intermédiaire du site “dedefensa.org”, d’abord avec vente “en ligne”, directement sur le site. Nous devrions commencer cette publication durant la période des douze prochains mois. Nous informerons précisément nos lecteurs de l’avancement du projet de vente en ligne de ces “Mémoires”.»
Bien entendu, deux modifications doivent être apportées à ce rappel :
• La publication des Mémoires du dehors se fera sur edde.eu puisque ce site sert désormais de site de vente “en ligne” pour dedefensa.org.
• Le délai de douze mois était bien entendu optimiste. Vieille habitude dans les activités humaines, surtout celles de l’esprit et de la chose écrite. Cette fois, nous ne donnons pas de délai. Mais nous espérons fermement du nouveau sur ce sujet d’ici la fin 2007.
Voici donc l’extrait des Mémoires du dehors : “Alger-Suez et retour, automne 1956”.
“Notre après-guerre” — Alger-Suez et retour, automne 1956
• Un automne de fantaisie, lorsque la guerre d’Algérie rencontre l’Histoire. • Septembre 1956 à Alger, la “Force H” s’apprête à cingler pour aller liquider Nasser et terminer victorieusement la guerre d’Algérie. • Un regard sur l’Histoire, 1956 et Suez : le tournant de l’après-guerre et la reconquête de l’indépendance française.
Avec cette note de Le Carré sur Smiley évoquant ces étranges rapports anglo-américains, cette étrange soumission britannique à la puissance américaine, aussitôt je reviens à ma jeunesse algérienne, en plein cœur de la guerre qui allait nous emporter. Smiley me donne une occasion littéraire de parler d’un moment qui échappe à la guerre d’Algérie, tout en étant lui-même une guerre, — un moment de pur bonheur. D’autre part, c’est une occasion encore mieux identifiée et doublement littéraire, au jour (3 octobre 2004) où je commence ce chapitre. Je suis, dans mon travail, [plongé dans] la traduction du livre de John Charmley, Churchill’s Grand Alliance, où une grande part est faite, dans sa dernière partie, à l’affaire de Suez ; en vérité, la vision britannique que restitue Charmley de cette crise, et, par conséquent, le rôle attribué aux Français de ce point de vue, ont été pour moi une révélation par rapport au souvenir conservé de cette période, et à la connaissance plus historique que j’en ai eue ensuite. […]
C’est l’été et l’automne de 1956, à Alger. Depuis la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, en juillet, l’Algérie résonne des bruits de guerre, pour diverses raisons, mais directement, “techniquement” dirais-je, parce que de grandes unités stationnées en Algérie, — les parachutistes, notamment, — participeraient à une éventuelle opération militaire comme unités d’assaut. Commence une étrange saison de bonheur, de la sorte dont on ne peut comprendre l’importance qu’en l’évaluant du point de vue psychologique. C’est la saison de la ‘Force H’.
Qui aurait cru à ce bonheur ? Alger était entré dans sa “bataille” (la “bataille d’Alger”), la guerre avançait vers son paroxysme. Rien ne semblait pouvoir arrêter l’engrenage nécessairement fatal. Nous nous enfermions dans nos horribles affrontements fratricides, — ou que nous croyions tel, mais l’on nous démentirait promptement, dans peu de temps, car il apparut que nous n’étions pas des frères déchirés mais des étrangers désormais hostiles. Dans cet affrontement, nous avions un bouc émissaire, l’âme damnée des bandits qui menaçaient notre bonheur, un diabolus ex machina des conspirations infernales ; le sourire ricanant du colonel Ghamal Abdel Nasser, le président égyptien, résumait pour nous toutes les menaces pesant sur un destin abandonné par la grâce ; nous le voyions comme l’instigateur de notre malheur, l’inspirateur de la rébellion, le fournisseur des armes traîtresses de la révolution panarabe ; débarrassez-nous de lui et tout ira bien, les nuées se dissiperont, le soleil brillera au grand matin, pensions-nous. Mais tout cela est du mythe et si Nasser joua son rôle de boutefeu radiophonique, — quelle haine nous éprouvions contre La Voix des Arabes du Caire, — s’il inspira les rêveries nationalistes et tiers-mondistes, s’il éructa la haine des opprimés contre les coloniaux, c’était plus pour inspirer les articles de fond de nos chroniqueurs. Les rebelles comptaient plus sur eux-mêmes que sur Le Caire. Les “ministres” du FLN extérieur, certes, trouvaient bien délicieuse l’atmosphère des palaces décadents des anciennes colonies, et l’Egypte était un de leurs Capoue. Nous accusions un mythe d’être la source de tous nos maux historiques et retrouvions ainsi, par un habile détour du jugement, une étrange innocence qui semblait nous absoudre de tous nos péchés, les réels comme les supposés, comme les fabriqués, — le mythe dépassant l’histoire en quelque sorte. Puis Nasser saisit le Canal : erreur fatale !
Nous sûmes à l’instant de science ferme et assurée que nous n’en ferions qu’une bouchée. Les camions GMC des 2e et 3e Régiments de Parachutistes Coloniaux (RPC) de la 10e Division Parachutiste (DP) apparaissaient dans les rues d’Alger repeints en beige sable, avec un énorme “H” peint en blanc sur les capots, signe indubitable de notre libération prochaine. (Le nom de code donné à la force française participant à l’attaque était “Force H”.) Le gouvernement français, ce rassemblement de pâles femmelettes et de faux-durs avec la cigarette au bec, du Mollet roublard et magouilleur à un Pineau frêle de convictions diaphanes et d’une éloquence criarde, se découvrait une âme de soldat du Christ partant en croisade. Il crut à la divine surprise. Nous crûmes que notre malheur était à son terme.
Ainsi l’Algérie s’ouvrit-elle sur le monde extérieur. Il est difficile de restituer, par les seuls mots, l’euphorie et l’ivresse qui s’emparèrent de nous. Notre calcul était simple, je veux dire du côté de la raison : le diabolus ex machina liquidé, il ne faisait aucun doute que la rébellion s’étiolerait d’elle-même, comme une racine privée d’eau, comme une fleur privée de racines ; aussi goûtions-nous, avec les derniers mois de liberté du dictateur panarabe et ricanant, les prémisses d’une paix nouvelle. Le diable n’était donc pas en nous. Nous retrouvions l’espoir d’un peu de dignité, c’est-à-dire, au fond de nous, l’espoir que nous avions eu un jour quelque dignité et que nous la retrouvions. Un vent nouveau soufflait sur nous. Je me rappelle désormais (le 5 octobre 2004) avec précision le sentiment qui s’était emparé de nos âmes ; c’était à la fois une rupture et une libération.
Commentaire