Rachid Bellil (Sociologue et chercheur au CNRPAH à Alger)
« Tout ce qui est populaire est dévalorisé »
Sociologue et chercheur au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH), Rachid Bellil aborde dans cet entretien le thème de la littérature orale. Celle-ci est à la fois acte et discours qui mettent en lumière la réflexion de la société sur elle-même et son système de représentation à un moment donné de son existence. Cependant, la société vit des mutations, d’où le risque de disparition de cette littérature.
- Quelle est aujourd’hui la place de la littérature orale dans la recherche scientifique en Algérie ?
- Elle est marginale. A titre de rappel, les travaux de recherches en la matière ont commencé à l’époque coloniale. Des militaires, linguistes et pères-blancs se sont investis dans ce domaine. Ces derniers ont joué un grand rôle. Durant cette même période, des Algériens à l’exemple de Belkassem Ben Sedira, Si Amar Bensaïd Boulifa et Mouloud Feraoun ont exploré ce champ d’expression littéraire. A l’époque, des recueils et corpus sont publiés. Ils sont consacrés aux contes, poésie, récits historiques, ethnographiques, hagiographiques. Ils sont importants pour des études linguistiques, ethnographiques et anthropologiques.Cependant, il faut distinguer entre littérature orale et traditions orales. Celles-ci renvoient à l’ethnographie. Elles servent, entre autres, aux études sur un village ou une tribu. La littérature orale comprend pour l’essentiel les contes et la poésie ; on y trouve aussi des légendes.
Néanmoins, les deux domaines s’interpénètrent. On peut trouver des traditions orales dans des poèmes. Après l’indépendance, la littérature orale algérienne est marginalisée, frappée d’ostracisme, méprisée, parce qu’on privilégie la culture savante et écrite. Les chercheurs algériens qui s’intéressent à ce domaine ne sont pas nombreux. Des productions sur la littérature orale amazighe ont vu le jour. Elles sont de moindre importance concernant la littérature orale arabe qui est considérée comme sous-culture, une forme dégradée de l’arabe classique, elle est dévalorisée sur le plan idéologique. Tout ce qui est populaire est dévalorisé. On se retrouve face à un paradoxe dans notre société : d’une part, on use d’une idéologie populiste et de l’autre, la culture populaire est dévalorisée.
Il y avait des chercheurs qui travaillaient en dehors des institutions officielles. Au niveau institutionnel, il y avait le Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques (CRAPE) devenu aujourd’hui le Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH). Initialement, le CRAPE est plus porté sur la l’archéologie, la préhistoire et l’ethnographie. C’est Mouloud Mammeri qui a introduit au centre la recherche sur la littérature orale, la linguistique et l’histoire orale. Sur ce dernier volet, on peut citer les travaux de Melha Benbrahem qui a recueilli des poèmes sur la résistance populaire au colonialisme pour les étudier ensuite. Mammeri avait aussi formé une jeune équipe de chercheurs algériens. Comme il avait travaillé avec des chercheurs étrangers. Après son départ à la retraite, en 1979, la recherche sur la littérature orale a périclité.
- Un des critères de la littérature orale consiste en le contact entre le créateur ou le transmetteur et l’auditeur. C’est ce qu’on ne trouve pas dans cette littérature une fois passée à l’écrit ou à l’audiovisuel. Est-ce une lacune ? Si c’est le cas, comment y remédier ?
- C’est une lacune en effet. Le locuteur, le producteur, celui qui transmet est en interaction avec l’auditeur ou le public. Il existe des conditions de transmission de la littérature orale. Ce sont entre autres des conditions physiques et corporelles. Il y a aussi le contexte et l’espace. Si on est dans une assemblée du village, celui qui transmet doit maîtriser un style bien déterminé. Au champ, entre bergers, les poèmes qui se récitent, on ne peut pas les faire entendre au village où le transmetteur est sous les contraintes sociales. Entre bergers, loin du village, il y a la liberté. Dans un mausolée, il y a des circonstances qui imposent la production littéraire.
La littérature orale est une littérature de groupe et de communauté. Le producteur n’est pas seul. Aussi, on ne paie pas un poète pour créer ou réciter des poèmes. C’est un cas de figure exclu. Quand on est doté d’un support neutre à l’exemple de l’audio-visuel, on consomme individuellement. Le média est neutre. C’est comme si on lit un livre. Mais on peut l’écouter en groupe.
- Qui dit littérature renvoie à l’écriture, mais cela n’empêche pas de parler de littérature orale. N’est-ce pas un paradoxe ?
- Ce sont des termes contradictoires utilisés dans le but de produire des corpus. Tant que la communauté pratique son oralité, elle n’éprouve pas le besoin d’écrire. Celui-ci vient du fait qu’elle est en contact avec la civilisation de l’écrit, la domination, lesquelles suscitent la peur de disparaître. C’est une situation défensive. On prend l’arme du dominant, l’écrit, pour sauver ses propres culture et littérature. L’usage qu’on faisait de l’Islam est oral. Pourtant, il y avait des lettrés qui vivaient dans deux mondes.
Ils interviennent à un moment donné par l’écrit pour rédiger un acte par exemple, mais ils peuvent participer à la production et à la transmission de la littérature orale. L’anthropologue anglais Jack Goody parle dans ces cas d’un usage restreint de l’écrit. Quand le pouvoir central domine, la communauté use du passage à l’écrit pour sauvegarder son patrimoine. Ensuite, elle revendique le passage à l’écrit en demandant l’institutionnalisation de sa langue, ses littérature et traditions orales. Elles tiennent aussi à ce qu’elles soient enseignées. Les initiateurs de telles idées relèvent d’une élite. Ils sont les plus acculturés par rapport à leur communauté. Ils se situent à l’extérieur de celle-ci.
La transmission est altérée par le fait qu’ils ont intégré la culture de l’autre. Quand on baigne dans la culture de l’autre, on sent le danger qui menace la sienne. C’est par le biais de l’acculturation qu’on peut prendre conscience de la fragilité de sa propre culture. L’acculturation en tant que processus historique de mise en relation forcée avec l’autre, c’est-à-dire le dominant, ceux qui l’ont vécu le considèrent comme un phénomène profondément négatif. C’est la destruction de soi. L’acculturation confronte l’individu à l’autre (le dominant) qui le pousse à s’intégrer dans sa culture. Le dominé prend conscience de la nécessité de puiser de l’autre les instruments nécessaires pour sauvegarder sa culture.
La situation de domination culturelle et d’acculturation permet de mettre à la disposition du dominé, de l’acculturé, « une boîte à outils », entre autres, l’écriture, l’enseignement et la recherche. Néanmoins, il y a des dominés qui vivent leur situation d’acculturation rongés par des sentiments culpabilisants. Ce qui peut l’orienter vers une espèce de rejet de l’autre. Alors, ils s’interdisent l’accès à cette boîte à outils. Comme disait Mammeri : « Quand l’être nié se crispe sur tout ce qu’il croit être lui, il se condamne à l’hibernation. » Or, « on ne ressuscite pas les horizons perdus, ce qu’il faut, c’est définir les horizons nouveaux. »
à suivre ...
« Tout ce qui est populaire est dévalorisé »
Sociologue et chercheur au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH), Rachid Bellil aborde dans cet entretien le thème de la littérature orale. Celle-ci est à la fois acte et discours qui mettent en lumière la réflexion de la société sur elle-même et son système de représentation à un moment donné de son existence. Cependant, la société vit des mutations, d’où le risque de disparition de cette littérature.
- Quelle est aujourd’hui la place de la littérature orale dans la recherche scientifique en Algérie ?
- Elle est marginale. A titre de rappel, les travaux de recherches en la matière ont commencé à l’époque coloniale. Des militaires, linguistes et pères-blancs se sont investis dans ce domaine. Ces derniers ont joué un grand rôle. Durant cette même période, des Algériens à l’exemple de Belkassem Ben Sedira, Si Amar Bensaïd Boulifa et Mouloud Feraoun ont exploré ce champ d’expression littéraire. A l’époque, des recueils et corpus sont publiés. Ils sont consacrés aux contes, poésie, récits historiques, ethnographiques, hagiographiques. Ils sont importants pour des études linguistiques, ethnographiques et anthropologiques.Cependant, il faut distinguer entre littérature orale et traditions orales. Celles-ci renvoient à l’ethnographie. Elles servent, entre autres, aux études sur un village ou une tribu. La littérature orale comprend pour l’essentiel les contes et la poésie ; on y trouve aussi des légendes.
Néanmoins, les deux domaines s’interpénètrent. On peut trouver des traditions orales dans des poèmes. Après l’indépendance, la littérature orale algérienne est marginalisée, frappée d’ostracisme, méprisée, parce qu’on privilégie la culture savante et écrite. Les chercheurs algériens qui s’intéressent à ce domaine ne sont pas nombreux. Des productions sur la littérature orale amazighe ont vu le jour. Elles sont de moindre importance concernant la littérature orale arabe qui est considérée comme sous-culture, une forme dégradée de l’arabe classique, elle est dévalorisée sur le plan idéologique. Tout ce qui est populaire est dévalorisé. On se retrouve face à un paradoxe dans notre société : d’une part, on use d’une idéologie populiste et de l’autre, la culture populaire est dévalorisée.
Il y avait des chercheurs qui travaillaient en dehors des institutions officielles. Au niveau institutionnel, il y avait le Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques (CRAPE) devenu aujourd’hui le Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH). Initialement, le CRAPE est plus porté sur la l’archéologie, la préhistoire et l’ethnographie. C’est Mouloud Mammeri qui a introduit au centre la recherche sur la littérature orale, la linguistique et l’histoire orale. Sur ce dernier volet, on peut citer les travaux de Melha Benbrahem qui a recueilli des poèmes sur la résistance populaire au colonialisme pour les étudier ensuite. Mammeri avait aussi formé une jeune équipe de chercheurs algériens. Comme il avait travaillé avec des chercheurs étrangers. Après son départ à la retraite, en 1979, la recherche sur la littérature orale a périclité.
- Un des critères de la littérature orale consiste en le contact entre le créateur ou le transmetteur et l’auditeur. C’est ce qu’on ne trouve pas dans cette littérature une fois passée à l’écrit ou à l’audiovisuel. Est-ce une lacune ? Si c’est le cas, comment y remédier ?
- C’est une lacune en effet. Le locuteur, le producteur, celui qui transmet est en interaction avec l’auditeur ou le public. Il existe des conditions de transmission de la littérature orale. Ce sont entre autres des conditions physiques et corporelles. Il y a aussi le contexte et l’espace. Si on est dans une assemblée du village, celui qui transmet doit maîtriser un style bien déterminé. Au champ, entre bergers, les poèmes qui se récitent, on ne peut pas les faire entendre au village où le transmetteur est sous les contraintes sociales. Entre bergers, loin du village, il y a la liberté. Dans un mausolée, il y a des circonstances qui imposent la production littéraire.
La littérature orale est une littérature de groupe et de communauté. Le producteur n’est pas seul. Aussi, on ne paie pas un poète pour créer ou réciter des poèmes. C’est un cas de figure exclu. Quand on est doté d’un support neutre à l’exemple de l’audio-visuel, on consomme individuellement. Le média est neutre. C’est comme si on lit un livre. Mais on peut l’écouter en groupe.
- Qui dit littérature renvoie à l’écriture, mais cela n’empêche pas de parler de littérature orale. N’est-ce pas un paradoxe ?
- Ce sont des termes contradictoires utilisés dans le but de produire des corpus. Tant que la communauté pratique son oralité, elle n’éprouve pas le besoin d’écrire. Celui-ci vient du fait qu’elle est en contact avec la civilisation de l’écrit, la domination, lesquelles suscitent la peur de disparaître. C’est une situation défensive. On prend l’arme du dominant, l’écrit, pour sauver ses propres culture et littérature. L’usage qu’on faisait de l’Islam est oral. Pourtant, il y avait des lettrés qui vivaient dans deux mondes.
Ils interviennent à un moment donné par l’écrit pour rédiger un acte par exemple, mais ils peuvent participer à la production et à la transmission de la littérature orale. L’anthropologue anglais Jack Goody parle dans ces cas d’un usage restreint de l’écrit. Quand le pouvoir central domine, la communauté use du passage à l’écrit pour sauvegarder son patrimoine. Ensuite, elle revendique le passage à l’écrit en demandant l’institutionnalisation de sa langue, ses littérature et traditions orales. Elles tiennent aussi à ce qu’elles soient enseignées. Les initiateurs de telles idées relèvent d’une élite. Ils sont les plus acculturés par rapport à leur communauté. Ils se situent à l’extérieur de celle-ci.
La transmission est altérée par le fait qu’ils ont intégré la culture de l’autre. Quand on baigne dans la culture de l’autre, on sent le danger qui menace la sienne. C’est par le biais de l’acculturation qu’on peut prendre conscience de la fragilité de sa propre culture. L’acculturation en tant que processus historique de mise en relation forcée avec l’autre, c’est-à-dire le dominant, ceux qui l’ont vécu le considèrent comme un phénomène profondément négatif. C’est la destruction de soi. L’acculturation confronte l’individu à l’autre (le dominant) qui le pousse à s’intégrer dans sa culture. Le dominé prend conscience de la nécessité de puiser de l’autre les instruments nécessaires pour sauvegarder sa culture.
La situation de domination culturelle et d’acculturation permet de mettre à la disposition du dominé, de l’acculturé, « une boîte à outils », entre autres, l’écriture, l’enseignement et la recherche. Néanmoins, il y a des dominés qui vivent leur situation d’acculturation rongés par des sentiments culpabilisants. Ce qui peut l’orienter vers une espèce de rejet de l’autre. Alors, ils s’interdisent l’accès à cette boîte à outils. Comme disait Mammeri : « Quand l’être nié se crispe sur tout ce qu’il croit être lui, il se condamne à l’hibernation. » Or, « on ne ressuscite pas les horizons perdus, ce qu’il faut, c’est définir les horizons nouveaux. »
à suivre ...
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