Sans l'héritage financier, culturel et technique d'Al Andalus, l'Espagne et le Portugal n'aurait pas eu les moyens de financer leurs expéditions maritimes et Christophe Colomb n'aurait rien découvert du tout, nada, zéro.
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Peu de civilisations ont laissé un tel souvenir dans la mémoire des hommes et d'aussi maigres témoins de leur existence, que celle des Omeyyades d'Espagne. Nés à l'issue d'un drame, ils ont régné pendant deux cent soixante-quinze ans, dont cent comme califes, et sont morts dans un drame. Les générations ultérieures, tant musulmanes que chrétiennes, se sont acharnées sur leur œuvre. Seule la plus belle sans doute, la Grande Mosquée de Cordoue, a échappé par miracle à la destruction – miracle qui s'appelle Charles Quint ; alors qu'on la démolissait pour construire une cathédrale, il s'écria : « Ce que vous faites là se trouve partout ; ce que vous aviez auparavant n'existe nulle part dans le monde. » Jean-Paul Roux nous permet de mieux comprendre le legs que cette brillante civilisation, née à Damas en 661, laissa à Cordoue de 756 à 1031.
Abd al-Rahman, premier émir de Cordoue
Les Arabes, à vrai dire une armée hétéroclite de Bédouins d'Arabie et de Yéménites, de Syriens et de Berbères, avaient débarqué en Espagne en 710 à l'appel de Rodrigue, roi des Wisigoths qui étaient maîtres du pays, et y avaient remporté des succès foudroyants. Emportés par leur élan, ils avaient franchi les Pyrénées, s'étaient répandus dans la Gaule, pillant et dévastant, et avaient été arrêtés par Charles Martel au sud de Tours, dans la célèbre bataille qui porte le nom de Poitiers. Trop pressés de dévorer l'Europe occidentale, ils ne s'étaient pas souciés des bandes qui s'étaient réfugiées dans les monts et qui menaient contre eux la guérilla. Il en était une particulièrement virulente, au nord, dans les monts Cantabriques, que dirigeait un cousin de l'ancien souverain goth, Pélage. Elle était parvenue à galvaniser la résistance chrétienne, avait même vaincu les musulmans à Cavadonga en 718, ce qui lui avait permis de jeter les fondements du petit royaume des Asturies – ce qui ne sera pas sans conséquence.
Autre fait important, les musulmans, comme l'avaient fait les Wisigoths avant eux, comme le feront longtemps les royaumes chrétiens, passaient leur temps à se déchirer. Les Berbères s'opposaient aux Arabes, les Arabes du nord de la péninsule Arabique à ceux du sud, les chefs vainqueurs à d'autres chefs vainqueurs. On aurait dit que l'Espagne, quels que soient ses maîtres, était destinée aux rébellions, aux guerres civiles.
La discorde est à son plus haut point quand arrive l'Omeyyade Abd al-Rahman ibn Muawiya, qui sait parfaitement en tirer parti. Les membres de sa famille ont régné à Damas en tant que califes, successeurs de Mahomet, sur l'immense empire qui s'étend de l'Indus aux Pyrénées, mais viennent d'être renversés par les Abbassides, qui les haïssent, l'ont bien montré en massacrant leurs hommes, femmes, enfants, en déterrant leurs morts pour en disperser les os, et qui entendent que rien ne subsiste d'eux. Seul Abd al-Rahman n'a pas été tué. Il se réfugie en Afrique du Nord, y trouve des fidèles de la dynastie déchue, entre en pourparlers avec d'autres fidèles qui vivent dans le pays d'al-Andalus, l'Andalousie. Maints de ceux-ci, les Syriens surtout, l'appellent. Il vient, vainc le gouverneur d'Espagne, un prince pratiquement indépendant de Bagdad, la nouvelle capitale des Abbassides, entre à Cordoue dont il fait sa capitale et où il prend modestement le titre d'émir, « prince » ou « commandant » (756).
Lui revient la lourde tâche de rétablir l'entente entre les conquérants, de pacifier les indigènes, de tenir tête aux Francs, de constituer un État ; mais c'est un homme remarquable qui a la chance de vivre assez longtemps – il meurt en 788 – et de trouver en ses trois premiers successeurs, Hicham I (788-796), Al-Hakam (796-822) et Abd al-Rahman II (822-852), des princes qui ne le sont pas moins. Certes, ils ne peuvent pas empêcher les Francs de s'emparer de Barcelone (801), l'une de leurs bases de départ ; mais ils organisent leur royaume et échappent à la menace que fait peser sur eux Charlemagne. Le Franc a enlevé Pampelune ; il assiège Saragosse quand il est obligé de se replier en apprenant le soulèvement des Saxons en 778. Les Allemands ont peut-être retardé de plusieurs siècles la Reconquista. Ne minimisons pas l'affaire, même si Roncevaux ne fut pas une grande bataille, et Roland un grand héros ! Charles était puissant et une épopée aussi belle que notre chanson de geste ne naît pas de rien.
De l'émirat au califat : l'apogée des Omeyyades
L'avènement de Mohammed Ier en 852 amorce un déclin qui s'accentue sous ses successeurs : le royaume connaît certes une forte poussée démographique mais, pour le reste, on pourrait croire qu'il va s'effondrer. Il a fait la paix avec les Francs, ce qui pourrait être bénéfique mais s'avère désastreux. Au sud des Pyrénées, les royaumes chrétiens se constituent, se fortifient et seraient vraiment menaçants s'ils étaient unis. Les Asturies donnent naissance au León (905), dont va sortir la Castille, autonome vers 951. Dans les marches d'Espagne se détache à partir de 985 ce qui, en 1035, deviendra l'Aragon. Quant aux Arabes, habitués depuis deux siècles à se battre, ne pouvant plus le faire pour la guerre sainte, ils se battent entre eux, ce dont ils n'ont déjà que trop tendance.
Alors que tout semble perdu, un grand prince, Abd al-Rahman III (912-961), monte sur le trône. Lui et son successeur, Al-Hakam II (961-976), vont non seulement sauver la situation mais porter les Omeyyades au zénith. Bien qu'ils soient pacifistes, soucieux de l'administration et passionnés de culture, ils doivent déployer un grand effort militaire pour rétablir l'ordre, ce qui est fait en 929, repousser les Normands, maintenir la pression des chrétiens, maîtres de tout le nord de l'Espagne, et entreprendre de longues campagnes en Afrique du Nord, où les Fatimides – califes schismatiques (chiites) –, avant même que de conquérir l'Égypte (973), leur paraissent menaçants. En 931, les forces omeyyades franchissent le détroit de Gibraltar et, de 952 à 975, livrent contre les Maghrébins une lutte sans merci et sans issue, qu'il faudra recommencer plus tard.
La guerre n'empêche pas l'État omeyyade de briller de tout son éclat. Ce n'est plus un royaume : à l'exemple des Fatimides, par défi pour eux et pour les Abbassides, Abd al-Rahman s'est proclamé calife en 929 et se comporte comme tel. Un strict cérémonial règle la vie de cour. Le souverain se montre peu en public. Il vit dans son harem, à Medinet az-Zahra, sa seconde capitale, au milieu de quelque quatre mille eunuques, achetés la plupart à des juifs de Verdun, dont c'est la « spécialité » ; y séjournent quelque six mille femmes, chrétiennes, parmi lesquelles presque toujours sa mère, et le gardent douze mille hommes, en majorité des Hongrois. L'État est en rapport avec le monde entier, en particulier avec les Hongrois et les Slaves, et le calife entretient des relations amicales avec l'empereur byzantin Constantin Porphyrogénète (913-959), puis Otton le Grand (962-973). Son armée, comme le veut l'usage musulman, est essentiellement composée de mercenaires, quarante mille déjà au Xe siècle, Basques, Catalans, Gascons, Hongrois, que l'on nomme « les Muets », car ils ne parlent pas arabe. Le gouvernement est dirigé par un premier ministre, le hadjib, assisté du wazir – vizir. L'impôt est lourd, mais on dit le peuple heureux. Du moins vit-il dans l'aisance tant l'empire est prospère : industrie, agriculture – on introduit des plantes inconnues : canne à sucre, coton, mûrier, fruits et légumes – et commerce sont florissants. La moitié méridionale de l'Espagne, avec vingt-cinq ou trente millions d'âmes, est, comme la Sicile, presque surpeuplée. Les villes y sont nombreuses et vastes. Cordoue possède sept cents mosquées, trois cents hammams et nombre de palais.
La suite...
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Peu de civilisations ont laissé un tel souvenir dans la mémoire des hommes et d'aussi maigres témoins de leur existence, que celle des Omeyyades d'Espagne. Nés à l'issue d'un drame, ils ont régné pendant deux cent soixante-quinze ans, dont cent comme califes, et sont morts dans un drame. Les générations ultérieures, tant musulmanes que chrétiennes, se sont acharnées sur leur œuvre. Seule la plus belle sans doute, la Grande Mosquée de Cordoue, a échappé par miracle à la destruction – miracle qui s'appelle Charles Quint ; alors qu'on la démolissait pour construire une cathédrale, il s'écria : « Ce que vous faites là se trouve partout ; ce que vous aviez auparavant n'existe nulle part dans le monde. » Jean-Paul Roux nous permet de mieux comprendre le legs que cette brillante civilisation, née à Damas en 661, laissa à Cordoue de 756 à 1031.
Abd al-Rahman, premier émir de Cordoue
Les Arabes, à vrai dire une armée hétéroclite de Bédouins d'Arabie et de Yéménites, de Syriens et de Berbères, avaient débarqué en Espagne en 710 à l'appel de Rodrigue, roi des Wisigoths qui étaient maîtres du pays, et y avaient remporté des succès foudroyants. Emportés par leur élan, ils avaient franchi les Pyrénées, s'étaient répandus dans la Gaule, pillant et dévastant, et avaient été arrêtés par Charles Martel au sud de Tours, dans la célèbre bataille qui porte le nom de Poitiers. Trop pressés de dévorer l'Europe occidentale, ils ne s'étaient pas souciés des bandes qui s'étaient réfugiées dans les monts et qui menaient contre eux la guérilla. Il en était une particulièrement virulente, au nord, dans les monts Cantabriques, que dirigeait un cousin de l'ancien souverain goth, Pélage. Elle était parvenue à galvaniser la résistance chrétienne, avait même vaincu les musulmans à Cavadonga en 718, ce qui lui avait permis de jeter les fondements du petit royaume des Asturies – ce qui ne sera pas sans conséquence.
Autre fait important, les musulmans, comme l'avaient fait les Wisigoths avant eux, comme le feront longtemps les royaumes chrétiens, passaient leur temps à se déchirer. Les Berbères s'opposaient aux Arabes, les Arabes du nord de la péninsule Arabique à ceux du sud, les chefs vainqueurs à d'autres chefs vainqueurs. On aurait dit que l'Espagne, quels que soient ses maîtres, était destinée aux rébellions, aux guerres civiles.
La discorde est à son plus haut point quand arrive l'Omeyyade Abd al-Rahman ibn Muawiya, qui sait parfaitement en tirer parti. Les membres de sa famille ont régné à Damas en tant que califes, successeurs de Mahomet, sur l'immense empire qui s'étend de l'Indus aux Pyrénées, mais viennent d'être renversés par les Abbassides, qui les haïssent, l'ont bien montré en massacrant leurs hommes, femmes, enfants, en déterrant leurs morts pour en disperser les os, et qui entendent que rien ne subsiste d'eux. Seul Abd al-Rahman n'a pas été tué. Il se réfugie en Afrique du Nord, y trouve des fidèles de la dynastie déchue, entre en pourparlers avec d'autres fidèles qui vivent dans le pays d'al-Andalus, l'Andalousie. Maints de ceux-ci, les Syriens surtout, l'appellent. Il vient, vainc le gouverneur d'Espagne, un prince pratiquement indépendant de Bagdad, la nouvelle capitale des Abbassides, entre à Cordoue dont il fait sa capitale et où il prend modestement le titre d'émir, « prince » ou « commandant » (756).
Lui revient la lourde tâche de rétablir l'entente entre les conquérants, de pacifier les indigènes, de tenir tête aux Francs, de constituer un État ; mais c'est un homme remarquable qui a la chance de vivre assez longtemps – il meurt en 788 – et de trouver en ses trois premiers successeurs, Hicham I (788-796), Al-Hakam (796-822) et Abd al-Rahman II (822-852), des princes qui ne le sont pas moins. Certes, ils ne peuvent pas empêcher les Francs de s'emparer de Barcelone (801), l'une de leurs bases de départ ; mais ils organisent leur royaume et échappent à la menace que fait peser sur eux Charlemagne. Le Franc a enlevé Pampelune ; il assiège Saragosse quand il est obligé de se replier en apprenant le soulèvement des Saxons en 778. Les Allemands ont peut-être retardé de plusieurs siècles la Reconquista. Ne minimisons pas l'affaire, même si Roncevaux ne fut pas une grande bataille, et Roland un grand héros ! Charles était puissant et une épopée aussi belle que notre chanson de geste ne naît pas de rien.
De l'émirat au califat : l'apogée des Omeyyades
L'avènement de Mohammed Ier en 852 amorce un déclin qui s'accentue sous ses successeurs : le royaume connaît certes une forte poussée démographique mais, pour le reste, on pourrait croire qu'il va s'effondrer. Il a fait la paix avec les Francs, ce qui pourrait être bénéfique mais s'avère désastreux. Au sud des Pyrénées, les royaumes chrétiens se constituent, se fortifient et seraient vraiment menaçants s'ils étaient unis. Les Asturies donnent naissance au León (905), dont va sortir la Castille, autonome vers 951. Dans les marches d'Espagne se détache à partir de 985 ce qui, en 1035, deviendra l'Aragon. Quant aux Arabes, habitués depuis deux siècles à se battre, ne pouvant plus le faire pour la guerre sainte, ils se battent entre eux, ce dont ils n'ont déjà que trop tendance.
Alors que tout semble perdu, un grand prince, Abd al-Rahman III (912-961), monte sur le trône. Lui et son successeur, Al-Hakam II (961-976), vont non seulement sauver la situation mais porter les Omeyyades au zénith. Bien qu'ils soient pacifistes, soucieux de l'administration et passionnés de culture, ils doivent déployer un grand effort militaire pour rétablir l'ordre, ce qui est fait en 929, repousser les Normands, maintenir la pression des chrétiens, maîtres de tout le nord de l'Espagne, et entreprendre de longues campagnes en Afrique du Nord, où les Fatimides – califes schismatiques (chiites) –, avant même que de conquérir l'Égypte (973), leur paraissent menaçants. En 931, les forces omeyyades franchissent le détroit de Gibraltar et, de 952 à 975, livrent contre les Maghrébins une lutte sans merci et sans issue, qu'il faudra recommencer plus tard.
La guerre n'empêche pas l'État omeyyade de briller de tout son éclat. Ce n'est plus un royaume : à l'exemple des Fatimides, par défi pour eux et pour les Abbassides, Abd al-Rahman s'est proclamé calife en 929 et se comporte comme tel. Un strict cérémonial règle la vie de cour. Le souverain se montre peu en public. Il vit dans son harem, à Medinet az-Zahra, sa seconde capitale, au milieu de quelque quatre mille eunuques, achetés la plupart à des juifs de Verdun, dont c'est la « spécialité » ; y séjournent quelque six mille femmes, chrétiennes, parmi lesquelles presque toujours sa mère, et le gardent douze mille hommes, en majorité des Hongrois. L'État est en rapport avec le monde entier, en particulier avec les Hongrois et les Slaves, et le calife entretient des relations amicales avec l'empereur byzantin Constantin Porphyrogénète (913-959), puis Otton le Grand (962-973). Son armée, comme le veut l'usage musulman, est essentiellement composée de mercenaires, quarante mille déjà au Xe siècle, Basques, Catalans, Gascons, Hongrois, que l'on nomme « les Muets », car ils ne parlent pas arabe. Le gouvernement est dirigé par un premier ministre, le hadjib, assisté du wazir – vizir. L'impôt est lourd, mais on dit le peuple heureux. Du moins vit-il dans l'aisance tant l'empire est prospère : industrie, agriculture – on introduit des plantes inconnues : canne à sucre, coton, mûrier, fruits et légumes – et commerce sont florissants. La moitié méridionale de l'Espagne, avec vingt-cinq ou trente millions d'âmes, est, comme la Sicile, presque surpeuplée. Les villes y sont nombreuses et vastes. Cordoue possède sept cents mosquées, trois cents hammams et nombre de palais.
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