Par Aïssa Hireche.
Un jour d'automne de l'année 1978 et alors que nous prenions un café au parc Cismigiu de Bucarest, un ami grec m'a raconté l'histoire de son grand-père qui ne sortait jamais sans se regarder un long moment dans le grand miroir accroché dans le hall, juste à côté de la porte.
Bien que n'ayant pas encore dépassé les cinq ans, dit-il, mon étonnement se renouvelait à chaque fois que je voyais mon grand-père se tenir devant ce miroir et je n'ai eu de cesse que de me demander ce qu'il pouvait bien y voir car mon grand-père était aveugle. Il avait perdu sa vue juste après la guerre, un certain été 1945 lorsque son gros chien qu'il sortait alors en promenade, comme chaque soir, sauta sur une de ces innombrables mines oubliées.
Depuis, il a eu le temps d'élever d'autres chiens qu'il continuait à faire sortir tous les soirs pour peu que le temps s'y prêtât. Chaque sortie était un véritable rituel dont mon grand-père accomplissait les gestes dans une rare ponctualité et d'une manière plus parfaite que la mécanique d'une horloge suisse. D'ailleurs, tout était tellement bien réglé que les chiens, eux-mêmes, n'avaient aucune difficulté à s'intégrer au rituel qui précédait leur sortie.
A seize heures tapantes, mon grand-père commençait par retirer, de la poche de son gilet, sa vieille montre qu'il portait à l'oreille avant de faire effectuer au remontoir huit tours. Jamais un de plus, jamais un de moins. Ensuite, il l'essuyait avec beaucoup de douceur avant de la glisser dans la poche et se lever. A cet instant, le chien s'approchait de lui en poussant de petits sons ondulés qui en disaient long sur son contentement. Mon grand-père, précédé par son chien, se dirigeait alors vers le miroir et commençait à arranger sa cravate avant de donner trois ou quatre coups de peigne.
C'est à cet instant que je cessai tout mouvement pour observer chaque fois, et de la manière la plus discrète possible, les gestes de mon grand-père. Il m'arrivait parfois de penser qu'il n'avait pas perdu toute sa vue mais je laissai aussitôt tomber cette idée car je savais que sa cécité était totale. La question qui me hantait était simple, celle qui aurait pu préoccuper tout autre enfant dans mon cas : mais que voit-il enfin lorsqu'il regarde son miroir ? De toute évidence je n'ai jamais osé lui poser directement la question de peur de le frustrer.
Un jour, profitant de l'absence momentanée de ma mère, je mis à exécution un plan que je concoctais depuis fort longtemps. Avant que mon grand-père se levât, j'allais dans la cuisine ramener une grande serviette de table et, montant sur une chaise, j'arrivai à en recouvrir le miroir. De la sorte, me dis-je, je vais avoir le coeur net une fois pour toutes. Mais c'était compter sans le chien qui se mit aussitôt à aboyer avant de se jeter sur la serviette qu'il retira sans difficulté. Mon grand-père s'arrêta, ce jour encore, longuement devant le miroir, ajusta sa cravate, donna trois ou quatre coups de peigne avant de sortir. Pour moi, le mystère demeurait donc entier et bien que je passais toute l'après-midi à me creuser la petite cervelle quant à la manière de tirer les choses au clair, je ne trouvais aucune solution.
Deux jours plus tard, une autre occasion se présenta. Ma tante, qui ne nous rendait visite que deux fois par an, au printemps lorsqu'elle passe prendre du miel chez sa soeur, c'est-à-dire ma mère, et en automne lorsqu'elle vient prendre sa part de la confiture de pommes que prépare ma mère chaque année, était là ce jour à discuter dans la cuisine avec sa soeur. Profitant du fait de ne pas être vu, et bien avant seize heures, je pris une feuille de journal que je collais au miroir à l'aide d'un ruban adhésif que j'avais pris soin de cacher la veille. Un instant je contemplai mon oeuvre et constatait, avec beaucoup d'étonnement, que la page du journal était exactement aux mesures du miroir, mais ma contemplation fut vite interrompue par les aboiements du chien qui ne se tut que lorsque ma mère accourut. Il la conduisit devant le miroir et se mit à aboyer en direction de ce dernier si bien qu'elle ne tarda pas à remarquer la feuille collée à l'adhésif.
Encore raté pour cette fois ! constatai-je avec peine et déception.
Mon grand-père qui avait entendu le sermon de ma mère, comprit mes intentions et me demanda, sans colère, de m'approcher de lui. Ainsi donc, me fit-il, tu as mis du papier sur le miroir pour voir si j'allais remarquer cela ou pas... je parie que tu meures d'envie de savoir ce que je peux voir en regardant le miroir. Tu dois bien te demander aussi pourquoi je mets tout ce temps à m'arranger avant de sortir. Je ne pus nier, tellement mon espoir qu'il me révélât enfin son secret était grand.
Si c'est cela ton problème, ajouta-t-il, je vais satisfaire ta curiosité, mais avant cela, j'ai deux conditions que tu dois d'abord remplir. La première, tu vas sortir avec moi lors de ma promenade avec le chien et la seconde, tu me promets de ne jamais oublier ce que je vais te dire et d'en tenir compte à chaque fois que tu seras face à un miroir.
J'aurais satisfait, volontiers, à conditions plus contraignantes encore, aussi me mis-je à jurer de toutes mes forces que je n'oublierai pas cela, que je ne parlerai à personne et que même si l'on me torturait je ne dirai pas un seul mot. C'était l'une des très rares fois où je vis mon grand-père sourire ! Alors sortons ! me lança-t-il.
Un jour d'automne de l'année 1978 et alors que nous prenions un café au parc Cismigiu de Bucarest, un ami grec m'a raconté l'histoire de son grand-père qui ne sortait jamais sans se regarder un long moment dans le grand miroir accroché dans le hall, juste à côté de la porte.
Bien que n'ayant pas encore dépassé les cinq ans, dit-il, mon étonnement se renouvelait à chaque fois que je voyais mon grand-père se tenir devant ce miroir et je n'ai eu de cesse que de me demander ce qu'il pouvait bien y voir car mon grand-père était aveugle. Il avait perdu sa vue juste après la guerre, un certain été 1945 lorsque son gros chien qu'il sortait alors en promenade, comme chaque soir, sauta sur une de ces innombrables mines oubliées.
Depuis, il a eu le temps d'élever d'autres chiens qu'il continuait à faire sortir tous les soirs pour peu que le temps s'y prêtât. Chaque sortie était un véritable rituel dont mon grand-père accomplissait les gestes dans une rare ponctualité et d'une manière plus parfaite que la mécanique d'une horloge suisse. D'ailleurs, tout était tellement bien réglé que les chiens, eux-mêmes, n'avaient aucune difficulté à s'intégrer au rituel qui précédait leur sortie.
A seize heures tapantes, mon grand-père commençait par retirer, de la poche de son gilet, sa vieille montre qu'il portait à l'oreille avant de faire effectuer au remontoir huit tours. Jamais un de plus, jamais un de moins. Ensuite, il l'essuyait avec beaucoup de douceur avant de la glisser dans la poche et se lever. A cet instant, le chien s'approchait de lui en poussant de petits sons ondulés qui en disaient long sur son contentement. Mon grand-père, précédé par son chien, se dirigeait alors vers le miroir et commençait à arranger sa cravate avant de donner trois ou quatre coups de peigne.
C'est à cet instant que je cessai tout mouvement pour observer chaque fois, et de la manière la plus discrète possible, les gestes de mon grand-père. Il m'arrivait parfois de penser qu'il n'avait pas perdu toute sa vue mais je laissai aussitôt tomber cette idée car je savais que sa cécité était totale. La question qui me hantait était simple, celle qui aurait pu préoccuper tout autre enfant dans mon cas : mais que voit-il enfin lorsqu'il regarde son miroir ? De toute évidence je n'ai jamais osé lui poser directement la question de peur de le frustrer.
Un jour, profitant de l'absence momentanée de ma mère, je mis à exécution un plan que je concoctais depuis fort longtemps. Avant que mon grand-père se levât, j'allais dans la cuisine ramener une grande serviette de table et, montant sur une chaise, j'arrivai à en recouvrir le miroir. De la sorte, me dis-je, je vais avoir le coeur net une fois pour toutes. Mais c'était compter sans le chien qui se mit aussitôt à aboyer avant de se jeter sur la serviette qu'il retira sans difficulté. Mon grand-père s'arrêta, ce jour encore, longuement devant le miroir, ajusta sa cravate, donna trois ou quatre coups de peigne avant de sortir. Pour moi, le mystère demeurait donc entier et bien que je passais toute l'après-midi à me creuser la petite cervelle quant à la manière de tirer les choses au clair, je ne trouvais aucune solution.
Deux jours plus tard, une autre occasion se présenta. Ma tante, qui ne nous rendait visite que deux fois par an, au printemps lorsqu'elle passe prendre du miel chez sa soeur, c'est-à-dire ma mère, et en automne lorsqu'elle vient prendre sa part de la confiture de pommes que prépare ma mère chaque année, était là ce jour à discuter dans la cuisine avec sa soeur. Profitant du fait de ne pas être vu, et bien avant seize heures, je pris une feuille de journal que je collais au miroir à l'aide d'un ruban adhésif que j'avais pris soin de cacher la veille. Un instant je contemplai mon oeuvre et constatait, avec beaucoup d'étonnement, que la page du journal était exactement aux mesures du miroir, mais ma contemplation fut vite interrompue par les aboiements du chien qui ne se tut que lorsque ma mère accourut. Il la conduisit devant le miroir et se mit à aboyer en direction de ce dernier si bien qu'elle ne tarda pas à remarquer la feuille collée à l'adhésif.
Encore raté pour cette fois ! constatai-je avec peine et déception.
Mon grand-père qui avait entendu le sermon de ma mère, comprit mes intentions et me demanda, sans colère, de m'approcher de lui. Ainsi donc, me fit-il, tu as mis du papier sur le miroir pour voir si j'allais remarquer cela ou pas... je parie que tu meures d'envie de savoir ce que je peux voir en regardant le miroir. Tu dois bien te demander aussi pourquoi je mets tout ce temps à m'arranger avant de sortir. Je ne pus nier, tellement mon espoir qu'il me révélât enfin son secret était grand.
Si c'est cela ton problème, ajouta-t-il, je vais satisfaire ta curiosité, mais avant cela, j'ai deux conditions que tu dois d'abord remplir. La première, tu vas sortir avec moi lors de ma promenade avec le chien et la seconde, tu me promets de ne jamais oublier ce que je vais te dire et d'en tenir compte à chaque fois que tu seras face à un miroir.
J'aurais satisfait, volontiers, à conditions plus contraignantes encore, aussi me mis-je à jurer de toutes mes forces que je n'oublierai pas cela, que je ne parlerai à personne et que même si l'on me torturait je ne dirai pas un seul mot. C'était l'une des très rares fois où je vis mon grand-père sourire ! Alors sortons ! me lança-t-il.
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