Devoir de mémoire et impératifs scientifiques
Répondant à un de mes articles précédemment publié par Le Soir d’Algérie(20 juillet 2008), Chafik Mesbah se réclame de l’autorité de Max Weber, sociologue allemand (né en 1864, mort en 1920), pour me rappeler que l’homme de science doit s’en tenir à ce que le fondateur de la sociologie politique moderne appelle la «neutralité axiologique». Je me réjouis de cette référence et de l’ouverture sur la pensée scientifique moderne, à condition de ne pas faire un usage partiel et partial des pères fondateurs de la sociologie. Il faut aller avec eux au fond de leurs problématiques pour analyser la réalité sociale. C’est ce que je vais faire en guise de réponse à Chafik Mesbah, en utilisant la grille conceptuelle de Max Weber pour esquisser une réflexion sur les contradictions du régime algérien. Auparavant, je rappellerais le lien entre l’absence de débat scientifique et le refus d’un pouvoir universitaire, avant de souligner l’héritage de la guerre de Libération dans la genèse du régime, pour ensuite introduire la problématique de Max Weber à la réalité sociopolitique algérienne, et conclure par une réflexion sur l’acteur et le système.
Le refus du pouvoir universitaire
Il faut reconnaître à Chafik Mesbah le mérite de vouloir animer un débat sur le mouvement national et la place de l’armée dans la construction de l’Etat après l’Indépendance. Il occupe un espace dans les médias pour montrer que les universitaires ne remplissent pas leur mission, celle d’animer des débats scientifiques au bénéfice du public. Il cherche à jouer le rôle de l’intellectuel organique en produisant un discours idéologique sur le passé, en racontant des narrations épiques, essayant de mettre l’histoire au service du régime pour combler son déficit de légitimité. Certaines parties de son discours sont incontestables : le mouvement national était animé par des militants sincères, dont certains sont des héros. Sur ce point, personne ne le contredira. La Nation doit à ses héros la reconnaissance qui leur est due, et il faut surtout enregistrer leurs témoignages pour préserver la mémoire pour les générations futures. Mais là où sa démarche est contestable, c’est qu’il réduit l’histoire aux intentions généreuses des acteurs, défilant comme une galerie de portraits psychologiques, l’un plus émouvant que l’autre. Il oublie que les acteurs sont des consciences avec des passions, des stratégies, des perspectives et des intérêts symboliques. Si on fait des acteurs de l’histoire des saints, les générations futures n’auront pas une connaissance réaliste du passé, réduit à une épopée glorieuse combattant le mal au profit du bien. Les témoignages qu’il recueille et les portraits psychologiques qu’il dresse, pour importants qu’ils soient, ne sont que des matériaux à mettre en ordre pour les relier à une problématique théorique qui interroge le réel. Les sciences sociales n’observent pas le réel, elles le reconstituent théoriquement avec des concepts appropriés. C’est ce que les étudiants de sociologie apprennent en première année, en utilisant notamment le livre de Pierre Bourdieu Le métier de sociologue. Mais en dehors de la méthodologie, cet aspect soulève les problèmes de l’écriture de l’histoire : qui l’écrit, pour qui et pour en faire quoi ? L’histoire est une science sociale et, à ce titre, elle ne s’élaborera que si arrive à maturité la conscience épistémique qui suppose que le fait social est susceptible d’être l’objet d’une investigation scientifique. La deuxième condition est qu’elle soit écrite par des historiens professionnels appartenant à un champ académique libre de la tutelle politico-administrative et n’obéissant qu’à des règles de la confrontation scientifique, organisée dans les universités et centres de recherche à travers des revues, des publications, des soutenances de thèses, etc. L’historien a besoin de la liberté, ce qui suppose qu’il existe un pouvoir universitaire autonome du régime politique, un champ académique émancipé de la tutelle administrative n’obéissant qu’à ses propres règles du débat scientifique. Ce n’est pas le cas chez nous aujourd’hui parce que la structure du régime, né de l’indépendance, a cherché à faire de tous les pouvoirs sociaux des appendices du pouvoir exécutif. Tout comme il n’existe pas de pouvoir économique indépendant ou de pouvoir syndical autonome, il n’existe pas un pouvoir universitaire, formé de personnalités scientifiques dont l’autorité émanerait de leurs travaux et non d’une décision administrative. On ne peut pas d’un côté refuser l’indépendance de l’université et de l’autre regretter que les universitaires ne produisent pas des travaux scientifiques sur l’histoire du pays. Dois-je rappeler que les recteurs et les doyens de faculté sont désignés par la tutelle administrative et non élus par leurs pairs ? Par conséquent, d’une manière plus générale, on ne peut pas d’un côté nier aux travailleurs les libertés syndicales et de l’autre se plaindre de la faiblesse de la productivité du travail. On ne peut d’un côté refuser l’autonomie de la justice et d’un autre dénoncer le peu de crédibilité des magistrats. Il en est de même pour le pouvoir religieux, de la presse, etc. Le régime crée le vide et il se lamente qu’il y ait du vide. Il veut que la société algérienne soit aussi productive que les sociétés modernes, mais il refuse de l’asseoir sur la séparation des pouvoirs, matrice constitutive de la modernité politique. De ce point de vue, le régime algérien présente une incohérence fondamentale entre ses discours et ses pratiques. Cette incohérence est susceptible d’être analysée scientifiquement, en recourant à l’histoire et à la sociologie politique, dont l’un des pères fondateurs est Max Weber que je sollicite pour un diagnostic du système politique algérien. Il convient auparavant de rappeler le cadre historique d’où le système politique algérien puise sa pertinence.
Le détour par l’histoire
Répondant à un de mes articles précédemment publié par Le Soir d’Algérie(20 juillet 2008), Chafik Mesbah se réclame de l’autorité de Max Weber, sociologue allemand (né en 1864, mort en 1920), pour me rappeler que l’homme de science doit s’en tenir à ce que le fondateur de la sociologie politique moderne appelle la «neutralité axiologique». Je me réjouis de cette référence et de l’ouverture sur la pensée scientifique moderne, à condition de ne pas faire un usage partiel et partial des pères fondateurs de la sociologie. Il faut aller avec eux au fond de leurs problématiques pour analyser la réalité sociale. C’est ce que je vais faire en guise de réponse à Chafik Mesbah, en utilisant la grille conceptuelle de Max Weber pour esquisser une réflexion sur les contradictions du régime algérien. Auparavant, je rappellerais le lien entre l’absence de débat scientifique et le refus d’un pouvoir universitaire, avant de souligner l’héritage de la guerre de Libération dans la genèse du régime, pour ensuite introduire la problématique de Max Weber à la réalité sociopolitique algérienne, et conclure par une réflexion sur l’acteur et le système.
Le refus du pouvoir universitaire
Il faut reconnaître à Chafik Mesbah le mérite de vouloir animer un débat sur le mouvement national et la place de l’armée dans la construction de l’Etat après l’Indépendance. Il occupe un espace dans les médias pour montrer que les universitaires ne remplissent pas leur mission, celle d’animer des débats scientifiques au bénéfice du public. Il cherche à jouer le rôle de l’intellectuel organique en produisant un discours idéologique sur le passé, en racontant des narrations épiques, essayant de mettre l’histoire au service du régime pour combler son déficit de légitimité. Certaines parties de son discours sont incontestables : le mouvement national était animé par des militants sincères, dont certains sont des héros. Sur ce point, personne ne le contredira. La Nation doit à ses héros la reconnaissance qui leur est due, et il faut surtout enregistrer leurs témoignages pour préserver la mémoire pour les générations futures. Mais là où sa démarche est contestable, c’est qu’il réduit l’histoire aux intentions généreuses des acteurs, défilant comme une galerie de portraits psychologiques, l’un plus émouvant que l’autre. Il oublie que les acteurs sont des consciences avec des passions, des stratégies, des perspectives et des intérêts symboliques. Si on fait des acteurs de l’histoire des saints, les générations futures n’auront pas une connaissance réaliste du passé, réduit à une épopée glorieuse combattant le mal au profit du bien. Les témoignages qu’il recueille et les portraits psychologiques qu’il dresse, pour importants qu’ils soient, ne sont que des matériaux à mettre en ordre pour les relier à une problématique théorique qui interroge le réel. Les sciences sociales n’observent pas le réel, elles le reconstituent théoriquement avec des concepts appropriés. C’est ce que les étudiants de sociologie apprennent en première année, en utilisant notamment le livre de Pierre Bourdieu Le métier de sociologue. Mais en dehors de la méthodologie, cet aspect soulève les problèmes de l’écriture de l’histoire : qui l’écrit, pour qui et pour en faire quoi ? L’histoire est une science sociale et, à ce titre, elle ne s’élaborera que si arrive à maturité la conscience épistémique qui suppose que le fait social est susceptible d’être l’objet d’une investigation scientifique. La deuxième condition est qu’elle soit écrite par des historiens professionnels appartenant à un champ académique libre de la tutelle politico-administrative et n’obéissant qu’à des règles de la confrontation scientifique, organisée dans les universités et centres de recherche à travers des revues, des publications, des soutenances de thèses, etc. L’historien a besoin de la liberté, ce qui suppose qu’il existe un pouvoir universitaire autonome du régime politique, un champ académique émancipé de la tutelle administrative n’obéissant qu’à ses propres règles du débat scientifique. Ce n’est pas le cas chez nous aujourd’hui parce que la structure du régime, né de l’indépendance, a cherché à faire de tous les pouvoirs sociaux des appendices du pouvoir exécutif. Tout comme il n’existe pas de pouvoir économique indépendant ou de pouvoir syndical autonome, il n’existe pas un pouvoir universitaire, formé de personnalités scientifiques dont l’autorité émanerait de leurs travaux et non d’une décision administrative. On ne peut pas d’un côté refuser l’indépendance de l’université et de l’autre regretter que les universitaires ne produisent pas des travaux scientifiques sur l’histoire du pays. Dois-je rappeler que les recteurs et les doyens de faculté sont désignés par la tutelle administrative et non élus par leurs pairs ? Par conséquent, d’une manière plus générale, on ne peut pas d’un côté nier aux travailleurs les libertés syndicales et de l’autre se plaindre de la faiblesse de la productivité du travail. On ne peut d’un côté refuser l’autonomie de la justice et d’un autre dénoncer le peu de crédibilité des magistrats. Il en est de même pour le pouvoir religieux, de la presse, etc. Le régime crée le vide et il se lamente qu’il y ait du vide. Il veut que la société algérienne soit aussi productive que les sociétés modernes, mais il refuse de l’asseoir sur la séparation des pouvoirs, matrice constitutive de la modernité politique. De ce point de vue, le régime algérien présente une incohérence fondamentale entre ses discours et ses pratiques. Cette incohérence est susceptible d’être analysée scientifiquement, en recourant à l’histoire et à la sociologie politique, dont l’un des pères fondateurs est Max Weber que je sollicite pour un diagnostic du système politique algérien. Il convient auparavant de rappeler le cadre historique d’où le système politique algérien puise sa pertinence.
Le détour par l’histoire
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