Pr Aïssa Kadri (Sociologue et directeur de l’Institut Maghreb Europe -Université Paris VIII)
Modes de recrutement et de formation des enseignants, ratio d’encadrement, conditions de scolarisation, contenu des programmes liftés à répétition, pédagogies et arabisation alibi. Le professeur Aïssa Kadri passe sous son « scanner » les cinq années de réformes du système éducatif, commente les résultats du bac et corrige les statistiques. Il explique dans cet entretien que l’augmentation du taux de bacheliers n’est pas du tout un indicateur fiable de la bonne santé d’un système d’enseignement et que l’effet des réformes ne peut être apprécié qu’en termes de génération. Le professeur Kadri, directeur de l’Institut Maghreb Europe (université de Paris VIII), livre sans retenue son analyse pertinente de l’école algérienne en se référant à l’histoire. Sans détour, il relève les erreurs du passé comme celles du présent tout en parlant d’un processus de « délitement de l’école » auquel a grandement participé l’arabisation à la va-vite prônée et exécutée dans les années 1970. Il met l’accent sur les dysfonctionnements pédagogiques importants qui ont des effets néfastes sur le niveau des élèves. Aïssa Kadri enseigne à l’Institut universitaire de formation des maîtres du Val-de-Loire et a publié de nombreux articles et ouvrages en sociologie de l’éducation et de l’immigration. Parmi ses ouvrages : Immigrés, l’effet 68 (in une encyclopédie de la contestation, Paris, Syllepses), Nouvelles circulations migratoires (Madrid, Afkar), Ecole et valeurs sociales (Rabat, Meca-Maroc), Mémoires algériennes (paris, Syllepses). Il est actuellement coresponsable d’un programme européen de recherche sur le transnationalisme et les migrations « Transnet » en consortium de huit pays.
Le ministre de l’Education considère le taux de réussite au baccalauréat, qualifié cette année d’historique, comme le fruit des cinq années de réforme du système éducatif. Qu’en pensez-vous ?
Les responsables politiques me font penser à la réponse que fait Humty Dumpty à Alice dans Alice au pays des merveilles (Oscar Lewis), qui le questionne sur le sens des mots qu’il utilise. Je cite, in extenso : « Lorsque moi j’emploie un mot, déclarait l’horrible bonhomme en forme d’œuf, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie... Ni plus ni moins. » « La question, répliqua Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. » « La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître, un point c’est tout. » Dans cet ordre d’idées, la rhétorique statistique des « réalisations », construction d’établissements, construction de cités universitaires, taux de croissance des inscrits, taux du bac et taux de féminisation de l’enseignement compris, a joué un rôle considérable dans l’occultation du fonctionnement interne des institutions d’enseignement et des questions de leurs finalités. L’efficacité de la politique scolaire n’est mesurée qu’à l’aune de la rapidité de la progression quantitative des flux d’élèves dans les différents ordres d’enseignement et, plus encore, dans le supérieur. L’irréversibilité des changements qualitatifs qui affectent ainsi l’institution apparaît pour le politique avant tout inscrite dans le rythme même d’accroissement des effectifs et l’accroissement des taux. Les dysfonctionnements observés ne sont, le plus souvent, perçus que comme le produit du gigantisme et du dynamisme de l’institution qu’une « bonne » gestion et une application adéquate des textes dépasseraient. Pour en revenir à la vérité historique, on n’est pas aujourd’hui sur les taux d’admis les plus hauts, ceux-ci ont été en 1968/69 de 61% et de 57% en 1970/71. Ce n’est donc pas la première fois que l’on a de tels taux.
Quelle est donc la réalité du nouveau système éducatif ?
La réalité est loin d’être aussi rose et, pour le moins, contrastée. D’abord une réforme aussi efficace soit-elle et particulièrement dans le domaine de l’éducation ne donne jamais, sinon à la marge, ses effets en un laps de temps aussi court. Les systèmes d’enseignement se caractérisent par une grande inertie aux injonctions qui leur adviennent de l’extérieur et l’effet des réformes ne peut être apprécié qu’en termes de génération. Et dans le même temps tout peut changer dans le système économique et social. Système éducatif et système économique et social ne vont ni dans le même sens ni à la même vitesse. Ensuite, l’augmentation ou la baisse du taux de bacheliers n’est pas du tout un indicateur fiable de la bonne santé d’un système d’enseignement. A titre d’exemple, le système français qui voit ses taux de réussite au bac avoisiner les 75% et pour une classe d’âge un peu plus de 60% d’admis est un système déclaré par tous les partenaires de l’action éducative, enseignants en premier lieu, parents d’élèves, syndicats, autorités politiques, chercheurs, en crise d’adaptation. Le taux de bacheliers quel qu’il soit occulte ainsi des processus et des mécanismes complexes qu’il faut mettre à jour pour comprendre les logiques qui se développent aussi bien dans le système éducatif que les rapports qui le lient au système économique et social.
De quels processus et mécanismes parlez-vous ?
On sait par exemple que dans le même temps que les taux de réussite augmentent au bac, le processus de sélection translate, il glisse du bac vers les premières années de fac. Ainsi en France, l’augmentation du taux de bacheliers a vu la sélection devenir drastique au niveau des premiers cycles où un étudiant sur deux était en échec. En Algérie, mes propres calculs montrent qu’à peine un étudiant sur 12 termine sa licence dans les temps impartis. Ce sont chaque année, sur la dernière décennie, plus de 12 000 étudiants qui ne se réinscrivent pas. Sur un échantillon de 2257 nouveaux inscrits, 914 soit 40,5% ont abandonné sans terminer la première année. Au terme de cette première année, ils sont à peine 13% soit 301 à achever leurs études avec succès et 1042 à redoubler au moins une fois, soit 46,16. Le système d’enseignement algérien manifeste ainsi un rejet de plus en plus massif des élèves scolarisés dans les différents ordres d’enseignement. Dans la dernière décennie, quelque 20% des entrants au cycle primaire sur une cohorte de 1000 élèves inscrits en première année élémentaire abandonnaient l’école. On observe même depuis quelques années un mouvement net de déscolarisation. Sur la base d’une cohorte de 1000 inscrits en première année élémentaire, ce sont seulement 20,9% des élèves qui arrivent en terminale et seulement 3,1% d’entre eux n’ont pas redoublé au moins une fois dans leur cursus (les taux de redoublement oscillaient dans les dernières années entre 28 et 39% des cohortes selon les ordres d’enseignement). C’est de manière générale moins de 30% d’une classe d’âge qui accède au bac. Il y a ainsi un peu plus de 500 000 élèves qui sortent du système scolaire sans certification.
Les résultats du bac reflètent-ils le niveau réel des élèves ? Les moyennes obtenues correspondent-elles au savoir acquis par les élèves ? Et les recalés sont-ils réellement moins compétents que ceux qui ont réussi cet examen de passage ?
La question du niveau est toujours relative. On ne peut l’apprécier qu’à partir d’un étalon de mesure fiable et une combinatoire de nombreuses variables qualitatives comparées dans le temps. Si l’on se fie aux seules conditions internes à l’institution qui peuvent prévaloir dans le déroulement d’un procès pédagogique relativement efficient, on ne peut que constater que celles-ci sont loin de garantir un niveau d’acquisition de savoir et de savoir-faire correct. Qu’il s’agisse du ratio d’encadrement (un enseignant pour 40 élèves en moyenne), des conditions de scolarisation en milieu rural, du type d’encadrement (modes de recrutement et de formation des enseignants sans régulation et contrôle rigoureux sur les dernières décennies ; conditions économiques et sociales difficiles, à la limite du tolérable, d’exercice du métier d’enseignant ) du contenu des programmes « lifté », on ne sait sur quelle base, présupposés et études, des pédagogies, mises en œuvre à travers des injonctions contradictoires d’année en année, encore largement traditionnelles, faute d’un temps pédagogique libéré pour le recyclage d’enseignants formés dans les décennies d’arabisation alibi, tout concourt à manifester des dysfonctionnements pédagogiques importants qui ne sont pas sans effet sur le niveau. On ne peut également occulter le système de notation qui est toujours, quel qu’en soit le mode, numérique, alphabétique, ou même contradictoire, et quels que soient les modes de régulation décidés par le haut, inscrits dans une logique autoreproductrice, de continuité des pré-requis qui ont été au fondement de la formation des enseignants eux-mêmes dans les décennies d’arabisation à la hussarde.
Modes de recrutement et de formation des enseignants, ratio d’encadrement, conditions de scolarisation, contenu des programmes liftés à répétition, pédagogies et arabisation alibi. Le professeur Aïssa Kadri passe sous son « scanner » les cinq années de réformes du système éducatif, commente les résultats du bac et corrige les statistiques. Il explique dans cet entretien que l’augmentation du taux de bacheliers n’est pas du tout un indicateur fiable de la bonne santé d’un système d’enseignement et que l’effet des réformes ne peut être apprécié qu’en termes de génération. Le professeur Kadri, directeur de l’Institut Maghreb Europe (université de Paris VIII), livre sans retenue son analyse pertinente de l’école algérienne en se référant à l’histoire. Sans détour, il relève les erreurs du passé comme celles du présent tout en parlant d’un processus de « délitement de l’école » auquel a grandement participé l’arabisation à la va-vite prônée et exécutée dans les années 1970. Il met l’accent sur les dysfonctionnements pédagogiques importants qui ont des effets néfastes sur le niveau des élèves. Aïssa Kadri enseigne à l’Institut universitaire de formation des maîtres du Val-de-Loire et a publié de nombreux articles et ouvrages en sociologie de l’éducation et de l’immigration. Parmi ses ouvrages : Immigrés, l’effet 68 (in une encyclopédie de la contestation, Paris, Syllepses), Nouvelles circulations migratoires (Madrid, Afkar), Ecole et valeurs sociales (Rabat, Meca-Maroc), Mémoires algériennes (paris, Syllepses). Il est actuellement coresponsable d’un programme européen de recherche sur le transnationalisme et les migrations « Transnet » en consortium de huit pays.
Le ministre de l’Education considère le taux de réussite au baccalauréat, qualifié cette année d’historique, comme le fruit des cinq années de réforme du système éducatif. Qu’en pensez-vous ?
Les responsables politiques me font penser à la réponse que fait Humty Dumpty à Alice dans Alice au pays des merveilles (Oscar Lewis), qui le questionne sur le sens des mots qu’il utilise. Je cite, in extenso : « Lorsque moi j’emploie un mot, déclarait l’horrible bonhomme en forme d’œuf, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie... Ni plus ni moins. » « La question, répliqua Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. » « La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître, un point c’est tout. » Dans cet ordre d’idées, la rhétorique statistique des « réalisations », construction d’établissements, construction de cités universitaires, taux de croissance des inscrits, taux du bac et taux de féminisation de l’enseignement compris, a joué un rôle considérable dans l’occultation du fonctionnement interne des institutions d’enseignement et des questions de leurs finalités. L’efficacité de la politique scolaire n’est mesurée qu’à l’aune de la rapidité de la progression quantitative des flux d’élèves dans les différents ordres d’enseignement et, plus encore, dans le supérieur. L’irréversibilité des changements qualitatifs qui affectent ainsi l’institution apparaît pour le politique avant tout inscrite dans le rythme même d’accroissement des effectifs et l’accroissement des taux. Les dysfonctionnements observés ne sont, le plus souvent, perçus que comme le produit du gigantisme et du dynamisme de l’institution qu’une « bonne » gestion et une application adéquate des textes dépasseraient. Pour en revenir à la vérité historique, on n’est pas aujourd’hui sur les taux d’admis les plus hauts, ceux-ci ont été en 1968/69 de 61% et de 57% en 1970/71. Ce n’est donc pas la première fois que l’on a de tels taux.
Quelle est donc la réalité du nouveau système éducatif ?
La réalité est loin d’être aussi rose et, pour le moins, contrastée. D’abord une réforme aussi efficace soit-elle et particulièrement dans le domaine de l’éducation ne donne jamais, sinon à la marge, ses effets en un laps de temps aussi court. Les systèmes d’enseignement se caractérisent par une grande inertie aux injonctions qui leur adviennent de l’extérieur et l’effet des réformes ne peut être apprécié qu’en termes de génération. Et dans le même temps tout peut changer dans le système économique et social. Système éducatif et système économique et social ne vont ni dans le même sens ni à la même vitesse. Ensuite, l’augmentation ou la baisse du taux de bacheliers n’est pas du tout un indicateur fiable de la bonne santé d’un système d’enseignement. A titre d’exemple, le système français qui voit ses taux de réussite au bac avoisiner les 75% et pour une classe d’âge un peu plus de 60% d’admis est un système déclaré par tous les partenaires de l’action éducative, enseignants en premier lieu, parents d’élèves, syndicats, autorités politiques, chercheurs, en crise d’adaptation. Le taux de bacheliers quel qu’il soit occulte ainsi des processus et des mécanismes complexes qu’il faut mettre à jour pour comprendre les logiques qui se développent aussi bien dans le système éducatif que les rapports qui le lient au système économique et social.
De quels processus et mécanismes parlez-vous ?
On sait par exemple que dans le même temps que les taux de réussite augmentent au bac, le processus de sélection translate, il glisse du bac vers les premières années de fac. Ainsi en France, l’augmentation du taux de bacheliers a vu la sélection devenir drastique au niveau des premiers cycles où un étudiant sur deux était en échec. En Algérie, mes propres calculs montrent qu’à peine un étudiant sur 12 termine sa licence dans les temps impartis. Ce sont chaque année, sur la dernière décennie, plus de 12 000 étudiants qui ne se réinscrivent pas. Sur un échantillon de 2257 nouveaux inscrits, 914 soit 40,5% ont abandonné sans terminer la première année. Au terme de cette première année, ils sont à peine 13% soit 301 à achever leurs études avec succès et 1042 à redoubler au moins une fois, soit 46,16. Le système d’enseignement algérien manifeste ainsi un rejet de plus en plus massif des élèves scolarisés dans les différents ordres d’enseignement. Dans la dernière décennie, quelque 20% des entrants au cycle primaire sur une cohorte de 1000 élèves inscrits en première année élémentaire abandonnaient l’école. On observe même depuis quelques années un mouvement net de déscolarisation. Sur la base d’une cohorte de 1000 inscrits en première année élémentaire, ce sont seulement 20,9% des élèves qui arrivent en terminale et seulement 3,1% d’entre eux n’ont pas redoublé au moins une fois dans leur cursus (les taux de redoublement oscillaient dans les dernières années entre 28 et 39% des cohortes selon les ordres d’enseignement). C’est de manière générale moins de 30% d’une classe d’âge qui accède au bac. Il y a ainsi un peu plus de 500 000 élèves qui sortent du système scolaire sans certification.
Les résultats du bac reflètent-ils le niveau réel des élèves ? Les moyennes obtenues correspondent-elles au savoir acquis par les élèves ? Et les recalés sont-ils réellement moins compétents que ceux qui ont réussi cet examen de passage ?
La question du niveau est toujours relative. On ne peut l’apprécier qu’à partir d’un étalon de mesure fiable et une combinatoire de nombreuses variables qualitatives comparées dans le temps. Si l’on se fie aux seules conditions internes à l’institution qui peuvent prévaloir dans le déroulement d’un procès pédagogique relativement efficient, on ne peut que constater que celles-ci sont loin de garantir un niveau d’acquisition de savoir et de savoir-faire correct. Qu’il s’agisse du ratio d’encadrement (un enseignant pour 40 élèves en moyenne), des conditions de scolarisation en milieu rural, du type d’encadrement (modes de recrutement et de formation des enseignants sans régulation et contrôle rigoureux sur les dernières décennies ; conditions économiques et sociales difficiles, à la limite du tolérable, d’exercice du métier d’enseignant ) du contenu des programmes « lifté », on ne sait sur quelle base, présupposés et études, des pédagogies, mises en œuvre à travers des injonctions contradictoires d’année en année, encore largement traditionnelles, faute d’un temps pédagogique libéré pour le recyclage d’enseignants formés dans les décennies d’arabisation alibi, tout concourt à manifester des dysfonctionnements pédagogiques importants qui ne sont pas sans effet sur le niveau. On ne peut également occulter le système de notation qui est toujours, quel qu’en soit le mode, numérique, alphabétique, ou même contradictoire, et quels que soient les modes de régulation décidés par le haut, inscrits dans une logique autoreproductrice, de continuité des pré-requis qui ont été au fondement de la formation des enseignants eux-mêmes dans les décennies d’arabisation à la hussarde.
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