La sortie, ces jours-ci, du nouveau livre d’Annie Lacroix-Riz sur la période 1938-1940 en France, a incidemment fait resurgir une controverse plus ancienne qui oppose les historiens à propos de ce que les Ukrainiens appellent le « Holodomor », et dans laquelle l’universitaire française se trouve impliquée.
Ce terme ukrainien qui signifie « extermination par la faim » fait référence à l’effroyable famine qui a frappé l’Ukraine entre 1931 et 1933, faisant des millions de morts.
Deux thèses s’opposent :
1. Pour certains historiens, notamment ukrainiens, cette famine a été sciemment et délibérément organisée par Staline dans le but d’exterminer le peuple ukrainien, revêtant donc un caractère génocidaire. Une version assez proche de cette thèse fait de la paysannerie ukrainienne, plus hostile qu’ailleurs à la collectivisation, la cible de cette extermination. Il faudrait alors utiliser quelque chose comme « génocide de classe » ou « classocide » pour qualifier cet événement.
2. L’autre thèse dénie formellement le caractère génocidaire de cette famine sous le double argument qu’elle n’a pas concerné que l’Ukraine, mais également la région cosaque du Kouban et le Kazakhstan, et qu’elle n’aurait été en rien organisée ni voulue. Comme pendant la période du communisme de guerre, il s’agirait d’une conséquence involontaire de la faillite du modèle économique collectiviste, surtout appliqué à l’agriculture.
C’est, à peu de choses près, la thèse que défend Mme Lacroix-Riz ; on la trouve également chez d’autres historiens, soviétiques pour beaucoup d’entre eux, mais pas exclusivement. L’historienne française va jusqu’à nier la gravité de la famine qu’elle qualifie de « bobard » anticommuniste et seulement de « sérieuse disette conduisant à un strict renforcement du rationnement ».
On comprend bien que, derrière cette controverse sur des événements anciens, se dissimulent des intérêts bien contemporains.
Dans le souci de prendre leurs distances avec, pêle-mêle : la Russie, le communisme ou le stalinisme, l’existence de ce Holodomor constitue pour les Ukrainiens un sujet de ressentiment supplémentaire et fédérateur de sa population vis-à-vis du voisin russe. Ce n’est pas un hasard si c’est à la faveur de la Révolution orange que le Parlement ukrainien a fait officiellement reconnaître en 2006 le Holomodor comme un génocide, prévoyant des peines pour négationnisme pour les personnes qui en discuteraient la nature.
D’un autre côté, il y a l’atrocité de ce crime, comparable quantitativement à l’Holocauste qui, s’il était avéré, viendrait s’ajouter à tous ceux qui sont désormais connus du régime stalinien. De quoi embarrasser les marxistes-léninistes de tous poils, tant il est préférable de passer pour un incapable que pour un criminel…
Cette querelle est évidemment affaire de spécialistes. Je ne puis que donner mon sentiment personnel à la lumière de ce que j’ai pu consulter de disponible sur le net, y compris certaines sources en russe.
Il faut savoir que, si la controverse n’est pas nouvelle (on peut considérer qu’elle a vraiment débuté avec la parution en 1986 du livre de Robert Conquest, The Harvest of Sorrow), l’ouverture de certaines archives sur le territoire de l’ex-URSS à partir des années 1991 permet aux historiens d’y voir plus clair.
Le nombre de victimes :
Désormais, il semble à peu près établi que le nombre de morts entre 1931 et 1933 pour la seule Ukraine se monte à 5 ou 6 millions, soit le quart de sa population : les travaux des démographes ont ceci de particulier qu’à partir de quelques chiffres il leur est possible de reconstituer des données qui manquent. [1]
Cela ne suffit pas pour autant à caractériser le « génocide ». Deux conditions supplémentaires, en effet, sont requises : la volonté d’extermination et la volonté d’exterminer une population particulière, ethniquement définie. Sans ces deux conditions, on peut parler, suivant le cas, de « désastre » ou de « crime », mais pas de génocide.
Pour ceux qui sont morts, la différence est évidemment purement sémantique ; mais aux yeux de l’Histoire et d’un point de vue moral, il n’en va pas de même, tout particulièrement du point de vue des responsabilités.
Sur le premier point : y a-t-il eu une volonté délibérée du pouvoir stalinien de créer artificiellement cette famine ?
La réponse en réalité n’est pas simple, et c’est la raison pour laquelle elle laisse de la place à une polémique possible.
Elle n’a pas été volontairement provoquée, cela semble acquis :
L’effondrement de la production agricole est dû exactement aux mêmes raisons qu’à la suite du communisme de guerre au cours des années 1921-1922 ; c’est la résistance à la collectivisation, aux réquisitions destinées aux villes et aux nouveaux ouvriers de l’industrialisation massive, le refus des paysans de s’engager dans les sovkhozes qui l’explique ; le tout aggravé par la politique de dékoulakisation visant à éliminer l’élite paysanne, à déraciner la production privée de marchandises.
L’effondrement a été d’autant plus brutal que l’on était dans une région de production agricole importante, ce qui était le cas de l’Ukraine, du Kazakhstan et de la région cosaque du Kouban. On peut ajouter à ces causes les mauvaises conditions météorologiques de 1932.
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Ce terme ukrainien qui signifie « extermination par la faim » fait référence à l’effroyable famine qui a frappé l’Ukraine entre 1931 et 1933, faisant des millions de morts.
Deux thèses s’opposent :
1. Pour certains historiens, notamment ukrainiens, cette famine a été sciemment et délibérément organisée par Staline dans le but d’exterminer le peuple ukrainien, revêtant donc un caractère génocidaire. Une version assez proche de cette thèse fait de la paysannerie ukrainienne, plus hostile qu’ailleurs à la collectivisation, la cible de cette extermination. Il faudrait alors utiliser quelque chose comme « génocide de classe » ou « classocide » pour qualifier cet événement.
2. L’autre thèse dénie formellement le caractère génocidaire de cette famine sous le double argument qu’elle n’a pas concerné que l’Ukraine, mais également la région cosaque du Kouban et le Kazakhstan, et qu’elle n’aurait été en rien organisée ni voulue. Comme pendant la période du communisme de guerre, il s’agirait d’une conséquence involontaire de la faillite du modèle économique collectiviste, surtout appliqué à l’agriculture.
C’est, à peu de choses près, la thèse que défend Mme Lacroix-Riz ; on la trouve également chez d’autres historiens, soviétiques pour beaucoup d’entre eux, mais pas exclusivement. L’historienne française va jusqu’à nier la gravité de la famine qu’elle qualifie de « bobard » anticommuniste et seulement de « sérieuse disette conduisant à un strict renforcement du rationnement ».
On comprend bien que, derrière cette controverse sur des événements anciens, se dissimulent des intérêts bien contemporains.
Dans le souci de prendre leurs distances avec, pêle-mêle : la Russie, le communisme ou le stalinisme, l’existence de ce Holodomor constitue pour les Ukrainiens un sujet de ressentiment supplémentaire et fédérateur de sa population vis-à-vis du voisin russe. Ce n’est pas un hasard si c’est à la faveur de la Révolution orange que le Parlement ukrainien a fait officiellement reconnaître en 2006 le Holomodor comme un génocide, prévoyant des peines pour négationnisme pour les personnes qui en discuteraient la nature.
D’un autre côté, il y a l’atrocité de ce crime, comparable quantitativement à l’Holocauste qui, s’il était avéré, viendrait s’ajouter à tous ceux qui sont désormais connus du régime stalinien. De quoi embarrasser les marxistes-léninistes de tous poils, tant il est préférable de passer pour un incapable que pour un criminel…
Cette querelle est évidemment affaire de spécialistes. Je ne puis que donner mon sentiment personnel à la lumière de ce que j’ai pu consulter de disponible sur le net, y compris certaines sources en russe.
Il faut savoir que, si la controverse n’est pas nouvelle (on peut considérer qu’elle a vraiment débuté avec la parution en 1986 du livre de Robert Conquest, The Harvest of Sorrow), l’ouverture de certaines archives sur le territoire de l’ex-URSS à partir des années 1991 permet aux historiens d’y voir plus clair.
Le nombre de victimes :
Désormais, il semble à peu près établi que le nombre de morts entre 1931 et 1933 pour la seule Ukraine se monte à 5 ou 6 millions, soit le quart de sa population : les travaux des démographes ont ceci de particulier qu’à partir de quelques chiffres il leur est possible de reconstituer des données qui manquent. [1]
Cela ne suffit pas pour autant à caractériser le « génocide ». Deux conditions supplémentaires, en effet, sont requises : la volonté d’extermination et la volonté d’exterminer une population particulière, ethniquement définie. Sans ces deux conditions, on peut parler, suivant le cas, de « désastre » ou de « crime », mais pas de génocide.
Pour ceux qui sont morts, la différence est évidemment purement sémantique ; mais aux yeux de l’Histoire et d’un point de vue moral, il n’en va pas de même, tout particulièrement du point de vue des responsabilités.
Sur le premier point : y a-t-il eu une volonté délibérée du pouvoir stalinien de créer artificiellement cette famine ?
La réponse en réalité n’est pas simple, et c’est la raison pour laquelle elle laisse de la place à une polémique possible.
Elle n’a pas été volontairement provoquée, cela semble acquis :
L’effondrement de la production agricole est dû exactement aux mêmes raisons qu’à la suite du communisme de guerre au cours des années 1921-1922 ; c’est la résistance à la collectivisation, aux réquisitions destinées aux villes et aux nouveaux ouvriers de l’industrialisation massive, le refus des paysans de s’engager dans les sovkhozes qui l’explique ; le tout aggravé par la politique de dékoulakisation visant à éliminer l’élite paysanne, à déraciner la production privée de marchandises.
L’effondrement a été d’autant plus brutal que l’on était dans une région de production agricole importante, ce qui était le cas de l’Ukraine, du Kazakhstan et de la région cosaque du Kouban. On peut ajouter à ces causes les mauvaises conditions météorologiques de 1932.
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