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Genève : les esclaves des Kadhafi parlent

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  • Genève : les esclaves des Kadhafi parlent

    En juillet, la police helvétique interpellait un fils du dirigeant libyen, accusé, avec son épouse, de mauvais traitements contre ses domestiques. Loin de faire profil bas, Tripoli fait monter la tension

    LE MONDE | 27.08.08 | 15h40 • Mis à jour le 27.08.08 | 15h40
    GENÈVE CORRESPONDANCE


    Ils entrent dans la pièce et s’approchent, la silhouette frêle et les traits tirés. Lui, a le regard fixe et intense d’un survivant. Elle, plus animée, laisse souvent passer sur son visage une moue entre sourire et dégoût. Hassan et Mona (leurs prénoms ont été modifiés), un Marocain de 36 ans et une Tunisienne de 35 ans, sont ceux par qui le scandale Hannibal Kadhafi a explosé cet été à Genève, provoquant une grave crise entre la Suisse et la Libye.
    Arrivés début juillet avec Hannibal et sa femme Aline, enceinte de plus de huit mois, les deux domestiques ont osé porter plainte contre leurs patrons, alors qu’ils étaient séquestrés et frappés dans les murs d’un palace genevois. Le 15 juillet, au grand dam de Tripoli, le couple Kadhafi est arrêté et inculpé.
    Connu pour ses frasques, le quatrième fils de Mouammar Kadhafi, âgé de 32 ans, passe deux nuits en cellule au palais de justice ; sa femme, elle, est placée dans une maternité. Puis ils regagnent la Libye, après avoir, humiliation suprême, versé une caution de 312 500 euros.
    Depuis, Hassan et Mona - qui ont accepté, le 22 août, de rencontrer Le Monde - sont hébergés dans une structure médicalisée tenue secrète, sous la protection d’Anne-Marie von Arx, députée du Parlement cantonal genevois et militante des droits des femmes.
    Entre-temps, le fait divers sordide est devenu un casse-tête diplomatico-judiciaire mobilisant ministres, diplomates, experts et avocats. Deux délégations suisses se sont rendues à Tripoli. Une délégation libyenne a séjourné à Berne et à Genève du 13 au 16 août, réitérant ses demandes : que la Suisse s’excuse sur la façon dont Hannibal et sa femme ont été interpellés, et que soient trouvées des “modalités” permettant d’aboutir au classement de la procédure pénale ouverte à Genève. La solution la plus acceptable par Berne serait que les domestiques retirent leur plainte.
    Mais, à Tripoli, les représailles ont commencé et rendent l’affaire encore plus délicate. Deux citoyens helvétiques, dont un cadre de l’entreprise ABB, ont trouvé refuge à l’ambassade de Suisse, interdits de sortie du territoire libyen après avoir été emprisonnés pendant dix jours et inculpés pour infraction aux dispositions sur le séjour des étrangers.
    Surtout, le frère d’Hassan, un Marocain de 24 ans, disparu en Libye le 27 juillet, reste introuvable, alors que la mère du domestique est rentrée au Maroc le 15 août, après avoir passé un mois en prison à Tripoli. Un certificat médical marocain remis aux autorités helvétiques atteste qu’au cours de cette détention, elle a été violentée et a perdu plusieurs dents de devant.
    “Je sais de quoi les hommes d’Hannibal sont capables. Tant que les Suisses seront retenus en Libye et que mon frère ne réapparaîtra pas, nous ne céderons rien”, explique Hassan. Ces dernières semaines, toute la négociation bute autour de la disparition du frère d’Hassan. Sa libération a d’abord été annoncée simultanément avec celle de sa mère, puis on a dit qu’il se trouvait en Tunisie, enfin, qu’il était retenu au ministère de l’intérieur, en attente d’une expulsion. Depuis, plus rien. “C’est très inquiétant. Je viens de déposer un dossier pour disparition forcée auprès du Haut-Commissariat aux droits de l’homme”, témoigne François Membrez, l’avocat d’Hassan et de Mona. “L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il a subi des violences et qu’il n’est pas présentable. On ne peut malheureusement pas exclure qu’il soit mort”, avance Anne-Marie von Arx.
    S’ils obtiennent des garanties sur la sécurité de la famille d’Hassan et sur le sort des deux citoyens suisses, le Marocain et la Tunisienne sont prêts à retirer leur plainte. “Même si les Kadhafi ne sont pas condamnés, nous resterons toujours les victimes, et eux les violents”, estime Mona. Aucune demande d’asile n’a été déposée en Suisse. “Nous faisons toujours confiance à nos pays”, ajoute-t-elle.
    Engagée en juin sur petite annonce, à Tunis, comme maquilleuse d’Aline Kadhafi, Mona comprend, dès son arrivée à Tripoli, qu’elle est passée dans “un autre monde”. Son passeport et son téléphone sont confisqués. Enfermée dans une pièce à Tripoli, elle attend une semaine avant d’être reçue par sa patronne. Elle côtoie alors des Philippines, des Indonésiennes, des Ethiopiennes, et découvre l’esclavage et le sadisme au quotidien.
    A Genève, dans la suite n° 340 de l’Hôtel Président-Wilson, elle endure les coups et les crises de nerfs d’Aline, au vu et au su de plusieurs femmes de chambre, qui finissent par alerter la police. “Etre au service d’Hannibal, c’est vingt-deux heures de travail par jour presque sans manger, des coups de ceinturon à la moindre occasion, des gifles, des insultes et un salaire de misère payé une fois par an”, ajoute Hassan, “esclave” pendant cinq ans. D’abord recruté comme serveur dans un grand hôtel de Tripoli, le Marocain s’est peu à peu retrouvé piégé au service du fils Kadhafi, sans papiers, interdit de démissionner sous peine de représailles contre sa famille.
    Quand, samedi 12 juillet, vers 16 h 30, deux gendarmes genevois parviennent enfin au troisième étage de l’hôtel - après s’être à deux reprises heurtés aux gardes du corps -, Hassan hésite à les suivre. Son état de victime ne fait pourtant aucun doute. Il a de larges cernes sous les yeux, des traces de coups sur le visage et dans le dos et les stigmates d’une blessure sur le torse. Mona, elle, a une plaie ouverte au coin de l’oeil provoquée par un coup de cintre. Son corps est parsemé d’hématomes. “Les gendarmes nous ont dit : “Allez faire vos valises, on s’en va.” C’était comme dans un rêve”, raconte la jeune femme.
    La justice genevoise se met alors en marche. En rentrant à l’hôtel, les Kadhafi apprennent que leurs domestiques se sont enfuis, mais ils ne bougent pas. Trois jours plus tard, la police les attend à l’hôtel. Une procédure pénale est ouverte. Confrontés à leurs victimes, ils nient tout, mais le dossier est très solide : quatre employées de l’hôtel ont témoigné. Ils sont inculpés pour lésions corporelles simples, menaces et contrainte, et incarcérés deux nuits.
    Bagarre, excès de vitesse, port d’arme, ce fils du Guide de la révolution libyen n’en est pas à son premier écart. En France, en 2005, il écope de trois mois avec sursis pour avoir frappé Aline, alors enceinte de leur premier enfant. “Mais il n’avait jamais été retenu quarante-huit heures à la disposition de la justice. Cela a été perçu comme inadmissible à Tripoli”, explique un proche du dossier. Inadmissible pour Mouammar Kadhafi, désormais reçu en Europe, de voir étaler au grand jour les affaires sales de sa famille. D’où la riposte. Mais les menaces de couper le robinet de pétrole ou de retirer les avoirs libyens des banques, trop coûteuses économiquement, ne sont pas mises à exécution. Reste la vengeance simple et brutale. “Œil pour oeil, dent pour dent”, avait prévenu Aïcha, la fille chérie du colonel Kadhafi, après l’arrestation de son frère.
    Agathe Duparc
    Article paru dans l’édition du 28.08.08
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