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Tahar Djaout, L’attente du désert

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  • Tahar Djaout, L’attente du désert

    Il se voit multiple, se bagarre. Sombre, immergé dans la brume, le jardin, telle une forêt concentrique, illimitée, déballe ses arbres serrés et froids qui cachent chacun dans sa futaie un lutteur en tous points semblable aux autres. Combien sont-ils à guetter sa première incursion

    en dehors de l’appartement qui ronronne de quiète chaleur ? Le plus difficile pour lui est de savoir avec exactitude à qui il a affaire à chaque fois- s’agit-il de celui dont il vient juste de se dépêtrer ou d’un lutteur tout à fait nouveau ? Le froid est leur arme paralysante ; mais jamais l’agressé n’ose franchir le vieux portail en fer, au-delà du jardin d’apparence tropicale (il aurait pourtant suffi de s’introduire au milieu d’une coulée d’arbres), pour retrouver l’été d’à côté.

    Maintenant qu’il est parvenu à satisfaire- au prix de quels stratagèmes et sacrifices !- son rêve obsédant de carrelage, de chaises bien droites, de fenêtres vitrées, que gagnerait-il à se risquer dehors où guettent toujours les aiguilles du froid et l’angoisse discrète des lieux déserts ? Il vaut mieux rester là, quitte à supporter interminablement l’hiver et ses cris désagréables de crave. Dehors, le tissu des rues a rétréci. Assaut de quelle puissance rongeuse ? La foule incommensurable tient encore ; elle s’acharne à sauver les espaces carrossables, les échoppes et les différents lieux de jeu, elle redouble d’équations pour déjouer l’avance des tarets. Lui, quand il réussit à se déplacer jusqu’à la fenêtre, regarde tout cela avec une joie non feinte. Il a son projet bien mûri. Il se résignera encore dans cette claustration jusqu’à ce que la ville, peu à peu, se mette à se dépeupler.

    Il fera alors crisser les gonds coincés par l’immobilité et le gel puis ira contempler en toute quiétude ces oiseaux frileux (des mouettes amoureuses de l’eau douce ?) sur la Seine et les moineaux transis aux pieds géants de la Tour Eiffel. Il y aura sans doute encore le photographe, virtuose des poses éprouvées, happant au passage ce qui sera resté de mégalomanes potentiels parmi les rescapés de la désertification. Mais les lieux dans la tête se télescopent, s’annulent comme des saisons contraires. Et ce qui vient accaparer soudain le claustré, c’est un autre hiver, un hiver des années cinquante dans la Soummam.

    Il avait tellement neigé que les hommes se virent obligés de se transformer en bêtes fouisseuses, de se frayer avec des pelles des tranchées qui les conduiraient vers la mosquée. Oui, malgré le fouet sifflant et la lame acérée du froid. La foi des hommes était inébranlable, on était disposé à marcher sur des tessons et des braises pour aller accomplir en groupe la prière du vendredi.

    Oh ! c’était il y a si longtemps ! A une époque où la poésie de la vie et sa misère intenable voisinaient en toute harmonie. Il n’y avait pas que la neige : les jours tournaient comme une noria. Il y avait la brûlure irascible des opuntias et l’or des étés sur la vallée- la poussière chatoyante d’un soleil éclaté en molécules. La France était alors un petit Eden aérien du côté de Béjaïa, la France avait un goût d’horizon bleu avec un navire en partance. Ceux qui revenaient de là-bas, encombrés de costumes et de réticules, confirmaient des richesses et des privilèges encore plus insoupçonnés- des gens pliant sous l’intelligence, le discernement et la politesse ; des billets de banque éparpillés comme feuilles en automne sur les trottoirs et que quelques coups de balai soigneux rassemblaient en petits tas ; des villes inconcevablement propres et rutilantes de bonheur ; des campagnes généreuses où pommiers et pruniers vacillaient sous la charge.

    Mais, n’oubliaient pas de conclure les heureux migrateurs, il pleut sur ce pays, oh ! oui ! il pleut et gèle à vous séparer de vos mains si précieuses et de votre tête (inutile, celle-là). Oui, parfaitement inutile, car les mains, le torse et les pieds savent à eux seuls dépoussiérer, éclairer, triturer, laminer, souder, dissocier, essorer, apprêter, étirer, effiler, tordre, soulever, pousser, compacter, compulser, décanter, démerder et enfoncer. La tête, on la laisse aux vestiaires avec le costume faussement décent et les chaussures de ville. Un paradis, je vous le dis, l’Europe. On y est soustrait aux tracas, aux faims, aux vermines, aux médisances. Dieu doit y avoir ses quartiers. J’espère que vous nous y rejoindrez tous un jour. Chacun a sa chance en ce bas monde.

    Un autre encore exultait

    - Quelle merveille que ce pays-là ! Un simple ticket à quelques centimes et tu passes toute la journée sous terre, à voyager d’un train à l’autre. L’exil est présenté comme une délivrance. Oui, nous désertons tous le bercail. Lui aussi voulait voir de plus près ce paradis offert aux vivants. Il prit le bateau, non pas de Béjaïa la bleue, la rieuse, mais d’Alger l’enfumée, la trépidante. La mer devant lui n’était plus verticale comme il l’avait toujours perçue, mais étale, interminable, pareille aux journées d’hiver sans provisions qui n’en finissent pas de s’allonger.

    L’hiver dans la Soummam avait été tenace et rigoureux. Traversé seulement par quelques oiseaux silencieux et d’épaisses fumées de bois. Il avait neigé deux semaines durant et, lorsqu’un soleil froid se montra dans le ciel comme un poisson d’or circulaire, le monde en bas n’était qu’un immense miroir très propre dont les reflets écorchaient le regard. Il fallait acérer ses yeux pour couper cette lumière blanche. Les pelles ne pouvaient arriver à bout de tout. On s’était contenté de déterrer le tracé des routes les plus nécessaires, de rendre à la respiration ambiante quelques troncs d’arbres verglacés. La préoccupation essentielle des enfants était de ramasser des oiseaux morts. On les trouvait- rouge-gorges, bergeronnettes, fauvettes, merles et alouettes- enfouies dans la neige, avec un bec ou un bout d’aile qui émergeait. Quelquefois, ils étaient pris dans l’enchevêtrement impénétrable d’un buisson de cistes ou de lentisques. Leur chute accrochait des plumes aux branches pétrifiées. Les oiseaux étaient glacés et raides comme des cailloux recouverts de mousse duveteuse. On les plongeait dans l’eau bouillante, ce qui avait un double effet : rendre plus facile la plumaison et restituer peu à peu sa mobilité au corps statufié.

    Mais l’hiver ici est un hiver de pavés chauves, impitoyables de rectitude. Sans place pour les monticules buissonneux où se fourvoient les oiseaux morts. Il y a tellement de gel sous la peau et de la solitude derrière les fenêtres closes. Des ombres blanches, doucereuses, passent parfois, femmes arrachées aux mirages d’une ville plus aride que le plus aride des déserts.

    On a beau torturer son inconscient pour y faire naître une oasis avec ses bruissements de palmes et ses oiseaux paresseux, on se retrouve impuissant, empêtrés dans les mailles d’une blancheur froide- oh ! pas cette autre blancheur ; aux environs de Ouargla, terres ensemencées de sel comme s’il avait neigé dans les sillons !

    Aurores poisseuses où la lumière s’étrangle en quintes de toux avant de disparaître totalement, happée dans la dilution du gris. Je sors parfois, fendant à grand-peine l’air cisaillant du demi-jour. Les lanières du froid me rappellent à l’ordre et me pourchassent aussitôt à travers des rues placides où les hommes s’écartent devant ma fuite effrénée.

    Ma journée entière s’en trouve gâchée. Mes rêves eux-mêmes, la nuit venue, prennent une coloration exaspérante : essayer des pointures impossibles de chaussures, chercher durant des éternités une petite place pour me garer, malmener d’un pied affolé le frein d’une voiture qui ne répond plus. Je rêve aussi parfois qu’on force ma fille Nabiha, qui est gauchère, à se servir de sa main droite. Une seule note originale est venue égayer ce chapelet de banalités : j’ai rêvé la semaine dernière que mon unique sœur est morte. Il y a quelques mois, c’était la remontée en force des rêves primaires ou franchement barbares de mon enfance : membres de la famille qui s’entretuent, bêtes qu’on dépiaute ou étripe, luttes contre d’interminables incendies.

    La parentèle ravageuse m’envahissait, avec sa panoplie de filles laides, ses mâles implacables et chétifs. Mais le plaisir quasi génésique de me réveiller en sueur chauffé par quelque lutte sans merci ou quelque inextinguible incendie, mais maintenant refusé. Rien qu’une rogne froide et de l’énervement au réveil. Et une journée opaque qui s’étire, sombre et épaisse, comme une fumée d’usine.

    Il ne reste plus qu’à tuer ses sens, mettre ses désirs en hibernation et son imagination en veilleuse, attendre dans une hébétude réparatrice ces quelques heures qui précédent le nuit, uniques heures d’accalmie où l’on entend le monde sans le voir. Heures presque bénies où la pluie invisible, la télévision, la lecture et quelque liqueur réchauffante préparent au piège aigre-doux du sommeil. Mais j’appréhende toujours ce rêve sur le temps qui me taraude.

    Un cataclysme irréversible m’exclut à tout jamais des territoires de l’enfance. Une barque invisible mais véloce m’emporte vers un monde de décrépitude ; je regarde les années matérialisées en bêtes menaçantes filer dans le sens inverse de mon parcours.

    Une détresse plus forte que l’angoisse et la mort m’étreint jusqu’à l’étouffement. Je ne peux même pas crier. Je sais que, de toutes manières, il est inutile d’appeler dans cet univers où les verdicts sont sans recours. Le cauchemar ne dure qu’un instant et je me réveille, transi, parfois le visage inondé de larmes, avec la sensation que quelque chose d’irremplaçable, d’aussi précieux que la vie même, s’est brisé quelque part.

    Tahar Djaout, In Les Temps Modernes -Avril 1986. La Dépêche de Kabylie
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