Estimée à plus de 200.000 personnes, la communauté marocaine vivant
en Espagne est constituée principalement d’une main-d’œuvre non qualifiée, taillable et corvéable à merci. Parmi les arrivants clandestins, il n’y a
pas que des adultes, mais aussi des mineurs.
Notre envoyé spécial
Abdellah Chankou
• Il faut en finir avec les embarcations de la honte par la sensibilisation.
Un jeune homme est agenouillé devant un autre jeune homme sur une plage du rivage du sud de l’Espagne. Les larmes aux yeux, il le supplie, lui embrasse les pieds. “S’il vous plaît, Monsieur, laissez-moi partir», balbutie-il dans un français approximatif.
Le Monsieur en question est un cameraman espagnol. Il vient de surprendre cet immigré clandestin marocain qui a réussi sa traversée périlleuse du Détroit et qui s’apprête à regagner l’intérieur de l’Espagne. Une voiture arrive soudain sur les lieux. On embarque le clandestin sans ménagement. «S’il vous plaît, s’il vous plaît, pas la police», pleure t-il en se jetant sur la main du journaliste pour la baiser. «Ne t’inquiète pas, on veut t’aider», dit le journaliste en espagnol en retirant sa main.
Cette scène pathétique a fait récemment le tour des chaînes de télévision espagnoles, elle a choqué la population. On n’avait jamais vu un être humain
s’avilir ainsi devant son semblable.
Que doit penser le citoyen lambda espagnol du Maroc en regardant ce
genre de spectacle ?
Politique de souplesse
Il ne se passe pas un jour sans que les médias espagnols ne montent en épingle le drame des boat-people marocains. Un matraquage quotidien acharné et extrêmement ravageur pour l’image du Maroc.
L’hémorragie continue dans le Détroit, les drames se succèdent et se banalisent. Des bataillons entiers d’émigrés marocains, les miraculés de l’équipée de tous les dangers, prennent d’assaut, une fois sur place, la représentation diplomatique du Maroc la plus proche. C’est le Consulat de Madrid qui attire le plus de monde en raison de sa politique de souplesse en matière d’octroi du passeport et de la carte d’identité nationale. «La plupart des compatriotes que nous recevons n’ont sur eux aucun document personnel. Nous faisons tout pour leur délivrer les papiers nécessaires», note le consul général Mohamed Khattabi, par ailleurs journaliste et écrivain.
Parfois, les immigrants n’ont même pas pris la peine d’établir leur carte d’identité au Maroc. Ce qui rend encore plus difficile l’opération d’identification. Malgré cela, le consulat, en collaboration avec le ministère de l’Intérieur marocain, arrive, après enquête au pays, à délivrer titres de voyage et cartes d’identité aux demandeurs. Cette nouvelle politique d’assistance vise à donner toutes leurs chances aux candidats à l’immigration. Trouver un boulot provisoire et prétendre à être régularisé. Pour un meilleur accueil des ressortissants marocains, le ministère des Affaires étrangères a ouvert récemment quatre nouveaux postes consulaires, à Séville, Almeria, Burgos et Valence.
La recrudescence de l’immigration illégale en direction de l’Espagne coïncide généralement avec l’annonce par les autorités de ce pays de campagnes de régularisation des sans-papiers. La dernière opération en date a été bouclée le 31 juillet 2000. Près de 60.000 candidats marocains sur 85.000 ont été régularisés lors de cette opération. «C’est un bon chiffre, explique Abdesslam Baraka, l’ambassadeur du Maroc en Espagne. En plus, les autorités espagnoles sont prêtes à réviser l’ensemble des cas litigieux». Or, la nouvelle loi sur l’immigration, qui a suscité des réactions mitigées, a ceci de particulier qu’elle est dure avec l’immigration clandestine. En effet, cette législation prévoit des sanctions à l’encontre des entrepreneurs espagnols qui engagent des immigrés illégaux, avec fermeture d’usines incriminées, pendant 5 ans et confiscation des moyens de production.
Petits boulots
Les sociétés de transport dont les camions prennent à bord des clandestins sont également exposées aux rigueurs de la loi: cessation de leur activité et immobilisation de leur parc de transport… Quant à la main d’œuvre en situation irrégulière, elle sera refoulée manu militari vers son pays d’origine. En revanche, cette loi donne tous les droits dont jouit le citoyen espagnol, aux étrangers vivant légalement sur le sol espagnol: droits de vote dans les élections municipales, liberté de se syndiquer et de faire grève, liberté d’association et de manifestation, aides en matière de logement et droit au regroupement familial. Sans parler de l’assistance sanitaire, l’éducation obligatoire, l’aide juridique…En fait, c’est toute l’Europe qui, en même temps qu’elle s’érige en forteresse, se veut intransigeante avec les mouvements migratoires irréguliers. Cela a provoqué d’autres drames que celui des naufragés du Détroit: 58 immigrants chinois ont péri asphyxiés dans un camion hollandais, à Douvres en Grande-Bretagne. À la suite de ce drame qui a mis l’Europe en émoi, seront jugées à Rotterdam les personnes impliquées dans le convoyage des victimes chinoises.
S’il est irréaliste de vouloir stopper les mouvements des populations, il est néanmoins possible de les réguler. C’est justement ce que cherchent à réaliser les autorités espagnoles en collaboration avec leurs homologues marocaines. Objectif: sortir du cycle dramatique de l’immigration clandestine et neutraliser les filières du trafic des êtres humains. La solution réside dans la signature d’accords sur la main d’œuvre en fonction des besoins de Madrid en la matière.
Un problème de fond se pose cependant, l’Espagne, qui compte près de 40 millions d’habitants, ne veut signer pour le moment que des accords sur les saisonniers, alors que le Maroc, lui, aspire à des accords sur les permanents. Les discussions à ce sujet sont en cours.
En attendant, le profil de l’immigré marocain en Espagne est ce qu’il est. Généralement des bras solides. Sous qualifiés ou pas qualifiés du tout. Exerçant des petits boulots que les Espagnols ne veulent pas faire, vivant souvent dans des conditions précaires, ils s’entassent dans des chambres exiguës pour arriver à joindre les deux bouts et parvenir à envoyer un peu d’argent à la famille restée au pays.
Devenue une terre d’immigration après avoir été un point de transit vers les autres pays européens, l’Espagne a grandement besoin de cette main d’œuvre bon marché, souvent exploitée, notamment dans l’agriculture, le bâtiment, la pêche et le service domestique... Les Marocains ne sont pas les seuls. D’autres communautés fuyant la misère comme les Équatoriens sont attirées elles aussi par le mirage espagnol.
L’effectif de la communauté marocaine augmente d’année en année en Espagne. Selon la Direction générale des étrangers au ministère espagnol des Affaires étrangères, le nombre des Marocains résidents en Espagne jusqu’au 31 juillet 1999 était de 161.870. Avec une plus forte concentration dans la région catalane (61.462), en Andalousie (23.994) et à Madrid (26.624).
La vie des Marocains en Espagne est régulièrement émaillée d’incidents racistes, mais aussi de règlements de compte. L’année 2000 a connu pas moins de 9 assassinats de ressortissants marocains. Sans oublier les notifications de détention et d’expulsion reçues par les différents consulats du Maroc, elles ont atteint pendant la même année le chiffre de 479 dont 229 à Madrid, 139 à Barcelone et 109 à Algesiras.
Exode des mineurs
Les immigrés marocains ne sont pas seulement des adultes. Parmi les arrivants clandestins, il y a aussi des mineurs. En 2000, ils étaient au nombre de 1143 contre 705 en 1999 et 382 en 1998. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ils ont entre 12 et 18 ans et viennent principalement de Tanger, Beni Mellal, Casablanca, Marrakech, Kelaât Sraghna et Tétouan. La réglementation en vigueur en Espagne interdit l’expulsion des enfants de moins de 18 ans et oblige la direction générale de la protection de l’enfance (DGAI) dépendant du ministère de la Justice à les mettre sous tutelle et à assurer leur protection.
Les pouvoirs publics espagnols, en collaboration avec leurs associations, projettent d’enrayer l’exode des mineurs à partir du Maroc, afin d’essayer de résoudre le problème en amont. L’association Paideia, qui compte sur l’aide financière du conseil municipal de Madrid, envisage de s’installer à Tanger.
Toutefois, la ville du Détroit n’est plus le seul point de passage des immigrants marocains ou africains vers l’Espagne et l’Europe. Depuis quelque temps, les candidats au départ ont découvert qu’ils pouvaient aussi prendre des embarcations de fortune à partir du sud du Maroc, en particulier de Laâyoune pour débarquer dans les Iles Canaries.
Contrairement à ce qu’imaginent les laissés-pour-compte sans qualification particulière, l’Espagne est loin d’être un Eldorado où il pleut de l’argent. Il faut trimer dur, être corvéable à merci, supporter les pires humiliations, pour arriver à survivre. Il est temps que les autorités marocaines et la société civile expliquent cette réalité aux citoyens défavorisés à travers des campagnes de sensibilisation. Pour en finir avec les barques de la honte, pour en finir avec la mort.
en Espagne est constituée principalement d’une main-d’œuvre non qualifiée, taillable et corvéable à merci. Parmi les arrivants clandestins, il n’y a
pas que des adultes, mais aussi des mineurs.
Notre envoyé spécial
Abdellah Chankou
• Il faut en finir avec les embarcations de la honte par la sensibilisation.
Un jeune homme est agenouillé devant un autre jeune homme sur une plage du rivage du sud de l’Espagne. Les larmes aux yeux, il le supplie, lui embrasse les pieds. “S’il vous plaît, Monsieur, laissez-moi partir», balbutie-il dans un français approximatif.
Le Monsieur en question est un cameraman espagnol. Il vient de surprendre cet immigré clandestin marocain qui a réussi sa traversée périlleuse du Détroit et qui s’apprête à regagner l’intérieur de l’Espagne. Une voiture arrive soudain sur les lieux. On embarque le clandestin sans ménagement. «S’il vous plaît, s’il vous plaît, pas la police», pleure t-il en se jetant sur la main du journaliste pour la baiser. «Ne t’inquiète pas, on veut t’aider», dit le journaliste en espagnol en retirant sa main.
Cette scène pathétique a fait récemment le tour des chaînes de télévision espagnoles, elle a choqué la population. On n’avait jamais vu un être humain
s’avilir ainsi devant son semblable.
Que doit penser le citoyen lambda espagnol du Maroc en regardant ce
genre de spectacle ?
Politique de souplesse
Il ne se passe pas un jour sans que les médias espagnols ne montent en épingle le drame des boat-people marocains. Un matraquage quotidien acharné et extrêmement ravageur pour l’image du Maroc.
L’hémorragie continue dans le Détroit, les drames se succèdent et se banalisent. Des bataillons entiers d’émigrés marocains, les miraculés de l’équipée de tous les dangers, prennent d’assaut, une fois sur place, la représentation diplomatique du Maroc la plus proche. C’est le Consulat de Madrid qui attire le plus de monde en raison de sa politique de souplesse en matière d’octroi du passeport et de la carte d’identité nationale. «La plupart des compatriotes que nous recevons n’ont sur eux aucun document personnel. Nous faisons tout pour leur délivrer les papiers nécessaires», note le consul général Mohamed Khattabi, par ailleurs journaliste et écrivain.
Parfois, les immigrants n’ont même pas pris la peine d’établir leur carte d’identité au Maroc. Ce qui rend encore plus difficile l’opération d’identification. Malgré cela, le consulat, en collaboration avec le ministère de l’Intérieur marocain, arrive, après enquête au pays, à délivrer titres de voyage et cartes d’identité aux demandeurs. Cette nouvelle politique d’assistance vise à donner toutes leurs chances aux candidats à l’immigration. Trouver un boulot provisoire et prétendre à être régularisé. Pour un meilleur accueil des ressortissants marocains, le ministère des Affaires étrangères a ouvert récemment quatre nouveaux postes consulaires, à Séville, Almeria, Burgos et Valence.
La recrudescence de l’immigration illégale en direction de l’Espagne coïncide généralement avec l’annonce par les autorités de ce pays de campagnes de régularisation des sans-papiers. La dernière opération en date a été bouclée le 31 juillet 2000. Près de 60.000 candidats marocains sur 85.000 ont été régularisés lors de cette opération. «C’est un bon chiffre, explique Abdesslam Baraka, l’ambassadeur du Maroc en Espagne. En plus, les autorités espagnoles sont prêtes à réviser l’ensemble des cas litigieux». Or, la nouvelle loi sur l’immigration, qui a suscité des réactions mitigées, a ceci de particulier qu’elle est dure avec l’immigration clandestine. En effet, cette législation prévoit des sanctions à l’encontre des entrepreneurs espagnols qui engagent des immigrés illégaux, avec fermeture d’usines incriminées, pendant 5 ans et confiscation des moyens de production.
Petits boulots
Les sociétés de transport dont les camions prennent à bord des clandestins sont également exposées aux rigueurs de la loi: cessation de leur activité et immobilisation de leur parc de transport… Quant à la main d’œuvre en situation irrégulière, elle sera refoulée manu militari vers son pays d’origine. En revanche, cette loi donne tous les droits dont jouit le citoyen espagnol, aux étrangers vivant légalement sur le sol espagnol: droits de vote dans les élections municipales, liberté de se syndiquer et de faire grève, liberté d’association et de manifestation, aides en matière de logement et droit au regroupement familial. Sans parler de l’assistance sanitaire, l’éducation obligatoire, l’aide juridique…En fait, c’est toute l’Europe qui, en même temps qu’elle s’érige en forteresse, se veut intransigeante avec les mouvements migratoires irréguliers. Cela a provoqué d’autres drames que celui des naufragés du Détroit: 58 immigrants chinois ont péri asphyxiés dans un camion hollandais, à Douvres en Grande-Bretagne. À la suite de ce drame qui a mis l’Europe en émoi, seront jugées à Rotterdam les personnes impliquées dans le convoyage des victimes chinoises.
S’il est irréaliste de vouloir stopper les mouvements des populations, il est néanmoins possible de les réguler. C’est justement ce que cherchent à réaliser les autorités espagnoles en collaboration avec leurs homologues marocaines. Objectif: sortir du cycle dramatique de l’immigration clandestine et neutraliser les filières du trafic des êtres humains. La solution réside dans la signature d’accords sur la main d’œuvre en fonction des besoins de Madrid en la matière.
Un problème de fond se pose cependant, l’Espagne, qui compte près de 40 millions d’habitants, ne veut signer pour le moment que des accords sur les saisonniers, alors que le Maroc, lui, aspire à des accords sur les permanents. Les discussions à ce sujet sont en cours.
En attendant, le profil de l’immigré marocain en Espagne est ce qu’il est. Généralement des bras solides. Sous qualifiés ou pas qualifiés du tout. Exerçant des petits boulots que les Espagnols ne veulent pas faire, vivant souvent dans des conditions précaires, ils s’entassent dans des chambres exiguës pour arriver à joindre les deux bouts et parvenir à envoyer un peu d’argent à la famille restée au pays.
Devenue une terre d’immigration après avoir été un point de transit vers les autres pays européens, l’Espagne a grandement besoin de cette main d’œuvre bon marché, souvent exploitée, notamment dans l’agriculture, le bâtiment, la pêche et le service domestique... Les Marocains ne sont pas les seuls. D’autres communautés fuyant la misère comme les Équatoriens sont attirées elles aussi par le mirage espagnol.
L’effectif de la communauté marocaine augmente d’année en année en Espagne. Selon la Direction générale des étrangers au ministère espagnol des Affaires étrangères, le nombre des Marocains résidents en Espagne jusqu’au 31 juillet 1999 était de 161.870. Avec une plus forte concentration dans la région catalane (61.462), en Andalousie (23.994) et à Madrid (26.624).
La vie des Marocains en Espagne est régulièrement émaillée d’incidents racistes, mais aussi de règlements de compte. L’année 2000 a connu pas moins de 9 assassinats de ressortissants marocains. Sans oublier les notifications de détention et d’expulsion reçues par les différents consulats du Maroc, elles ont atteint pendant la même année le chiffre de 479 dont 229 à Madrid, 139 à Barcelone et 109 à Algesiras.
Exode des mineurs
Les immigrés marocains ne sont pas seulement des adultes. Parmi les arrivants clandestins, il y a aussi des mineurs. En 2000, ils étaient au nombre de 1143 contre 705 en 1999 et 382 en 1998. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ils ont entre 12 et 18 ans et viennent principalement de Tanger, Beni Mellal, Casablanca, Marrakech, Kelaât Sraghna et Tétouan. La réglementation en vigueur en Espagne interdit l’expulsion des enfants de moins de 18 ans et oblige la direction générale de la protection de l’enfance (DGAI) dépendant du ministère de la Justice à les mettre sous tutelle et à assurer leur protection.
Les pouvoirs publics espagnols, en collaboration avec leurs associations, projettent d’enrayer l’exode des mineurs à partir du Maroc, afin d’essayer de résoudre le problème en amont. L’association Paideia, qui compte sur l’aide financière du conseil municipal de Madrid, envisage de s’installer à Tanger.
Toutefois, la ville du Détroit n’est plus le seul point de passage des immigrants marocains ou africains vers l’Espagne et l’Europe. Depuis quelque temps, les candidats au départ ont découvert qu’ils pouvaient aussi prendre des embarcations de fortune à partir du sud du Maroc, en particulier de Laâyoune pour débarquer dans les Iles Canaries.
Contrairement à ce qu’imaginent les laissés-pour-compte sans qualification particulière, l’Espagne est loin d’être un Eldorado où il pleut de l’argent. Il faut trimer dur, être corvéable à merci, supporter les pires humiliations, pour arriver à survivre. Il est temps que les autorités marocaines et la société civile expliquent cette réalité aux citoyens défavorisés à travers des campagnes de sensibilisation. Pour en finir avec les barques de la honte, pour en finir avec la mort.
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