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Chorba de la dignité

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  • Chorba de la dignité

    Le mois sacré de ramadhan est celui de la piété, de la charité et du pardon. L'abstinence de tout excès est sa raison d'être. Une profonde dignité. Malheureusement, depuis au moins une quarantaine d'années, les moeurs ont radicalement changé aussi bien dans le sens originel du culte qui lui est dû que de celui de la modération culinaire liée.

    A ce propos, nous avons remarqué que le couffin dit de ramadhan destiné aux démunis de cette année est devenu un sujet d'actualité excessivement médiatisé, engendrant ainsi des impacts tout à fait contraires aux objectifs de solidarité compatissante et respectueuse vis-à-vis d'une certaine strate sociale vivant les affres de la pauvreté.

    En effet, pour préserver la dignité des gens miséreux, a-t-on dit, certains responsables de haut niveau ont insisté pour la faire prévaloir à l'intention des distributeurs dudit panier. Cependant, et contre tout raisonnement, ils l'ont tout simplement annoncé dans la forme et le détail à cor et à cri à l'ENTV, au journal de 20 heures voici plus d'une semaine déjà, et de surcroît amplifié par les autres médias.

    Assurément, cela sera perçu par les éventuels bénéficiaires qui ont dû voir, entendre et lire cette soi-disant discrétion, comme une mortification et non de la charité, qui, elle, n'engendre aucune honte du simple fait que ceux méritant réellement ledit panier le prendraient le plus normalement du monde comme un acte de compréhension et de générosité de la part d'autrui. Sans gêne car nécessiteux, et donc bénissant de tout coeur cette mansuétude d'où qu'elle vienne. Pour le reste, il y a à boire et a manger !

    Alors, pourquoi faire ce genre de « confidence » à tue-tête, dénaturant ainsi le sens même de cette solidarité censée protéger, a-t-on dit, la dignité des gens pauvres mais qui, à cause de ce genre de paroles irréfléchies, voire farfelues, est désormais entachée et donc ne l'est plus en tant que telle. Du gâchis communicationnel ! En vérité, la solidarité avec tous ses attributs, et dans tous les domaines, entre les différentes couches sociales de la société ne se décrète pas occasionnellement. Elle se construit dans la durée, par un projet de société où les inégalités sociales seraient moins béantes qu'aujourd'hui et n'obligeraient donc pas l'Etat à agir, de plus en plus, en tant que régulateur de la solidarité à coup de milliards de dinars, alors qu'en principe elle aurait dû provenir d'une société civile forte, juste et éclairée dans tous les domaines de la vie.

    Pour qu'elle puisse surgir et régir dans cette optique, il faudrait un autre état d'esprit défini en des élites sociétales différentes, de bout en bout, de celles actuelles, et surtout farouchement anti-rentières. Au vu des idées foisonnantes de tout bord, de débats contradictoires de haut niveau, préludes à l'épanouissement élargi du comportement démocratique et des revendications existentielles allant crescendo, ainsi que le sens profond dégagé par les 2/3 d'abstention au vote des législatives entre autres prises de conscience expressive..., il y a de l'espoir dans l'air pour que cela se concrétise dans la deuxième décennie de ce siècle. Certains diront que cette évolution est dans la logique des choses.

    Mais il était utile de le rappeler à d'autres qui l'oublient par étourderie, car le temps est la dimension imperceptible et insaisissable configurant le cours de l'Histoire. Cependant, il traverse tellement vite son chemin que beaucoup de gens sont dépassés car obnubilés par leur quotidien.

    Pourtant, une des phases déterminantes de notre cycle post-indépendance se profile déjà, et avec insistance, aux horizons 2015. Un grand tournant ! L'essentiel est se savoir de quelle manière et avec quel héritage notamment en matière de développement humain et PIB, qui, à ces horizons, devrait doubler pour contenir les multiples équilibres liées aux exigences à venir, dans tous les domaines, et par quel substrat sociétal ces perspectives seront concrétisées et comment elles seraient perçues à leur juste dimension en terme sociopolitique.

    Pour le moment, il est utile de noter, à titre d'exemple dans ce sens, que la différence est minime entre celui qui importe son pain, entre autres, à plus de 65% et celui qui le mendie. Oui, infime, si on réfléchit bien surtout pour le long terme. Et c'est là justement où se trouve la véritable dignité non pas des démunis seulement, mais de tout le peuple algérien - et de tout son avenir - et bien évidemment de ses gouvernants qui ont survécu, chacun à sa « manière », aux soubresauts d'une société dépitée; mais tous n'ont réussi à le faire que grâce aux supercheries et forfaitures, et non à leur efficacité et leur bravoure. Pour eux, la dignité de l'Histoire en est comptable.

    Et ceci à tous les échelons dominants du système ainsi bâti sur la rente pétrolière - une terrible chape noire aplatissant l'essor de l'esprit d'imagination de tant de bonnes volontés -, lui permettant d'éperonner tous azimuts les excès constituant, en même temps, ses moyens de s'imposer et, à partir de là, à ce qu'il s'autorise toutes les incartades et « gâteries » du simple fait qu'il « s'autocontrôle » et s'estime de lui-même également.

    Le mépris pluriel des vraies aspirations exprimées à ciel ouvert et des idées liées aux appréhensions des gens, clôture les attributs dudit système, lequel croit qu'il détient toutes les raisons pour qu'il pavoise pour certaines réussites - réelles effectivement - mais, qu'en revanche, n'avoue que tardivement ses échecs. Toujours trop tard ! Donc, le tout suscite moult appréhensions quant à la gestion efficace de ces réussites et de rattraper - réaménager - en même temps les retards ! Ceci dit, et à partir de quelques traits coutumiers liés à ce mois de bonté, beaucoup d'entre nous aimeraient saisir cette occasion pour rêvasser, nostalgiquement, dans l'air ramadanesque d'antan, d'une part, et d'autre part, qu'il serait également utile pour les couches défavorisées, et soi-disant aisées actuelles, de s'inspirer des exemples des comportements de jadis où la dignité du pauvre côtoyait, sans embarras ni complexe, le bien-être plutôt moral que matériel des gens, et ce quelles que soient les vicissitudes de la vie et spécialement en ce mois où la rupture du jeûne ne se mesurait pas au nombre d'assiettes, mais au plaisir conforté par la frugalité de la pitance et surtout l'exercice culturel massifié, qui est en fait le maître idéal disciplinant les vanités de la vie.

    Vers la fin des années 1970, un habitant âgé de mon patelin, gourmand de son état, et diabétique en plus, ne lésinait nullement pour satisfaire ses envies ramadanesques, surtout les premiers jours de ce mois. Il achetait à tour de bras viandes ovine, bovine, avicole, les abats, des légumes variés, desserts et friandises..., pour un montant dépassant des fois les 500 dinars/jour de l'époque. Notre boulimique était un artisan peintre polyvalent qui amassait, durant toute l'année, beaucoup d'argent pour affronter les dépenses encourues par cette occasion. Avant la rupture du jeûne, il mettait sa gandoura, s'asseyait à même le tapis et scrutait la table couverte de plats garnis de toutes sortes de victuailles. Il commençait alors à trier ceux qu'il allait déguster les premiers. Tout juste après l'appel du muezzin et la prière qu'il effectuât à la va-vite, il avalait d'abord goulûment la chorba accompagnée d'une grosse galette de semoule de bon blé - matlouâ - qui rassasiait presque complètement son appétit, buvait beaucoup d'eau - nous étions en plein été - puis, sans grande conviction, faisait du glanage ça et là sur les autres aliments.

    Alors, au moment de la longue prière des taraouih, il ne cessait de penser à toutes ces dépenses excessives qu'il avait consenties en se disant à lui-même : « Que je dépense 500 ou bien 100 dinars, je ne mange que de la chorba en fin de compte ». Et le lendemain rebelote, mais en compagnie de quelques pauvres, dont des voisins, accompagnés de leurs familles, qu'il invitaient chaque soir. Après le dîner, il ne manquait pas d'égayer leurs enfants par ses pitreries et histoires d'exemplarités. Ni lui, encore moins ses convives, car ils l'étaient, ne se sentait gêné. Cela a duré jusqu'à sa mort ! Un digne et plaisant type.

    Le ramadhan des années 1950 avait un autre entrain. Nous étions en pleine occupation coloniale et ses contraintes. Cependant, les gens de notre village passaient de bons moments, en tout point de vue, durant ce mois sacré.

    Cela va de la matinée jusqu'à la rupture du jeûne. Tôt, chacun se dirigeait calmement, sans bousculades ni envies excessives, vers le marché pour faire les emplettes. Généralement rien que pour acheter un peu de viande de mouton car tous les autres ingrédients, à la portée de tout le monde, sont déjà stockés à la maison, dont l'intarissable frik, un grain de blé dur concassé, notamment de la variété blonde dite hedba.

    Entre-temps, la maîtresse des lieux planifiait les tâches ménagères entre ses filles et travaux liés pour les garçons. Les premières, affectées à la bonne tenue des dépendances de la maison, tandis que les seconds sont chargés de faire moudre le café, le grain de blé et, l'après-midi, d'aller faire cuire le pain de maison - qu'on ne goûte plus aux temps actuels du moins dans ses forme, odeur et saveur initiales - chez le boulanger, qui le rôtissait dans un four en briques cuites, chauffé par le feu de bois de genévrier. Des senteurs inoubliables !

    Aussi, c'était un cérémonial lors de sa longue préparation, débutée par le Bismallah, pétri par une femme expérimentée en la matière, ou sous sa surveillance. Après donc qu'il se fut attiédi de sa sortie du four et ramené à la maison comme un invité de marque, nos mères le découpaient avec doigté en petits carrés au millimètre près. Un mets culturel et économique accompagnant toujours la chorba. Rassasiant !

  • #2
    La préparation de celle-ci est un autre moment fort de la journée. Elle est à base de viande ou de graisse animale, de préférence de mouton, quelquefois rien des deux notamment en été, mais truffée de pois chiche, de fèves sèches... Le gras est préparé et assaisonné d'avance à cette fin, par divers condiments alléchants dont l'ail écrasé, la tomate salée et séchée ensuite pilée, du poivron piquant cuit au soleil puis moulu, jouant ainsi un triple rôle : d'allégement et de conservation du produit animal et d'aromates tout prêts pour la chorba. Si celle-ci est donc peu coûteuse, en revanche elle exige beaucoup de savoir-faire et de... dignité en terme d'autonomie des approvisionnements pour sa confection. Après ces assaisonnements, patiemment et savamment incorporés et mélangés dans un fait-tout en sil - borma, appelle-t-on -, spécifique à la chorba, qu'on installe sur un réchaud - kanoun, fchouch... -, en terre argileuse fortement cuite également et remplie de charbon de bois dont les braises vont la faire bouillir doucement. La sauce, minutieusement suivie par la maîtresse de maison, libère au fur et à mesure de la cuisson, qu'elle soit à base de viande ou de graisse, des effluves indéfinissables s'épandant sur des dizaines de mètres à la ronde. Un bol de cette soupe est un délice.

    Ainsi, il était une fois la chorba dix fois, au minimum, moins chère que celle d'aujourd'hui, et à la disposition de tous, mais avec une population quatre fois moins nombreuse que celle actuelle qui, pour sa part, a adopté de nouvelles habitudes aux antipodes de celles d'hier ; et que l'ambiance d'aujourd'hui est à plus de 100 dollars/le baril du pétrole (37 dollars US, référentiel national de base) mais dans un couffin usé et troué par la corruption et la gabegie, alors que jadis les gens vivaient avec dans la main un panier plein d'autonomie alimentaire, de générosité et de dignité sociétale éprouvée, ce qui avait permis aux gens de l'époque de s'éloigner de toute emprise coloniale liée au... ventre et surtout de l'esprit et d'être ainsi indépendants avant l'heure ; et qu'enfin, les chorba, hrira, djéri... et la galette d'hier étaient incontestablement, quoi que l'on dise et qu'on le veuille ou non, mieux raffinées et dignement approvisionnées localement à 100%. Un trop-plein de dignité dans un couffin ! Donc, de la digne soupe sur tous les plans.

    Sur ce, et malgré tout, bon ramadhan 2008 et saha ftorkom.

    par Ali Brahimi , Le quotidien d'Oran

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