Le grand jeu stratégique au Moyen-Orient
par Sami Naïr, Universitaire, conseiller d'Etat
Le colloque « La sécurité au Moyen-Orient et le jeu des puissances » porte sur les conflits et l'équilibre géostratégique dans cette région. Nous avons décidé de laisser de coté la question du conflit israélo-palestinien et donc toute l'analyse des rapports entre le Proche et le Moyen-Orient. Je crains cependant que nous ne puissions pas tout à fait éviter des corrélations entre ces deux sujets qui, sur certains points fondamentaux, sont liés.
Toutes les contradictions résultant du chaos provoqué ces dernières années tant par la décomposition de l'ex-empire soviétique, la désagrégation des idéologies laïques qui ont structuré le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'échec des processus de modernisation intensive et autoritaire, l'extrême difficulté à construire des Etats nations autour de valeurs citoyennes transcendant les tribalismes et les identitarismes d'exclusion, ont provoqué une situation de crise ouverte, elle-même radicalisée par l'intervention de la puissance américaine, qui prétend disposer du contrôle stratégique de cette région.
L'enjeu est mondial, car cette région dispose des principales ressources énergétiques de la planète, sans lesquelles le système économique aujourd'hui en vigueur ne pourrait sans doute pas subsister. Les principales puissances sont impliquées dans un jeu d'une extrême complexité, où les alliances et les retournements d'alliances obéissent au plus près aux intérêts nationaux des Etats concernés.
Les Etats-Unis (et Israël), la Russie, l'Iran, la Turquie, l'Arabie Saoudite, les Etats du Golfe arabique, la Chine, l'Inde, le Pakistan, entremêlent leurs actions, utilisent tous leurs atouts, dynamisent ou tentent de contrôler les facteurs de mobilisation politiques, culturels et confessionnels pour préserver leurs intérêts.
Il est bien sûr extrêmement difficile de dénouer l'écheveau serré de cette situation. Mais il est tout aussi indispensable de tenter de comprendre les enjeux de cette grande bataille qui se livre sur le terrain. Plusieurs approches sont possibles.
On peut aborder la situation de déséquilibre systémique de cette région à partir des conflits religieux, restaurés et avivés dans leurs potentialités par l'avènement, au début des années quatre-vingt, de la révolution iranienne.
On peut aussi lire les conflits de frontières, latents depuis toujours et aiguisés par les contradictions héritées des colonisateurs européens, comme des conflits d'intérêts liés d'abord à l'exploitation de ressources énergétiques et économiques essentielles pour les Etats concernés, ou encore pour le contrôle des routes et des tracés d'acheminement de ces ressources.
On peut aussi s'accommoder d'explications plus faciles sur l'antagonisme séculaire entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, comme on peut enfin y voir, dans la perspective de l'idéologie culturaliste mise à la mode par les idéologues anglo-saxons et américains, une bataille non avouée entre la « civilisation occidentale » et les « civilisations orientales », supposées rétives aux droits de l'homme et à la modernité…
Ces approches peuvent avoir un certain contenu de vérité, dés lors que l'on veut mettre en évidence certains aspects, plus compréhensifs qu'explicatifs, de la situation au Moyen-Orient.
Le point de vue que je voudrais privilégier ici est à la fois plus prosaïque et plus proche de la réalité nue des rapports de force régionaux. C'est celui de la sécurité.
Que signifie, dans ce cas, sécurité ?
C'est d'abord l'équilibre régional, la stabilité et la possibilité pour les Etats concernés de se consacrer au développement.
Je n'aurai pas la prétention d'empiéter sur le propos des éminents spécialistes réunis ici pour traiter de ce sujet. Je me permettrai seulement de proposer quelques considérations pour dessiner les axes autour desquels, me semble-t-il, cette question de la sécurité au Moyen-Orient se déploie.
Il me semble qu'au Moyen-Orient les conflits se nouent autour de trois grands axes :
Le premier axe qu'on a souvent tendance à sous-estimer et qui est pourtant fondamental concerne l'enjeu pétrolier, un enjeu non seulement énergétique mais immédiatement sécuritaire et politico-militaire. Cette région détient les principales sources de richesse planétaires d'hydrocarbures qui sont à la base du système mondial de production, et le resteront, selon toutes les prévisions, au moins pour le demi siècle à venir. La question principale est donc celle de la sécurité des approvisionnements à l'horizon des années 2020-2050. Or, le contexte mondial est incertain, principalement en raison d'une grande instabilité géopolitique régionale :
• L'Arabie Saoudite est soumise aux tensions terroristes.
• L'Irak est plongé dans la guerre civile par suite de l'invasion américaine (déclin de la production pétrolière de 2,5 millions à 1,5 millions de Mbj (1), alors que ce pays détient des réserves importantes (en cas de reconstruction, les capacités de production sont estimées à 6 à 7 Mbj, à comparer avec l'Arabie Saoudite, 8 Mbj).
• L'Iran est de nouveau en effervescence, et la crise autour du nucléaire attise les craintes concernant une attaque américaine, ce qui entraînerait le blocage du détroit d'Ormuz et sans doute une explosion régionale.
Au-delà, il y a des raisons plus structurelles d'inquiétude sur le déséquilibre croissant entre l'offre et la demande. Les principaux producteurs se trouvent au Moyen-Orient. Sans entrer dans les détails, on peut rappeler quelques données de base :
• Il y a d'abord l'Arabie Saoudite, premier producteur et exportateur de brut, pierre angulaire de la stratégie de sécurité énergétique des Etats-Unis dans la région, même si leur puissance pétrolière a été récemment relativisée. Ce qui est sûr, c'est que la stratégie des prix du pétrole pratiquée par l'Arabie saoudite, est directement conditionnée par ses relations globales avec les Etats-Unis.
• Il y a la constellation « monarchique » de la péninsule arabique : Bahreïn, Emirats Arabes Unis, Koweït (où plus de 20 000 militaires américains sont encore installés), Oman, Qatar, Yémen (la plupart de ces Etats sont engagés par des accords de défense ainsi que des accords de libre échange avec les USA).
• Il y a l'Iran. Sans trop m'aventurer avant l'analyse que nous proposera Claude Nicoullaud, je n'aurai aucune originalité en disant que le pétrole constitue un enjeu majeur de sa politique de sécurité, tout autant qu'une des raisons centrales de l'hostilité dont il est l'objet de la part des USA depuis le début des années quatre-vingt.
Un seul constat permet de le comprendre : l'Iran dispose des deuxièmes réserves mondiales de pétrole derrière l'Arabie saoudite (25%) et devant l'Irak (10%).
On évalue à 20/25 milliards de dollars par an les revenus liés aux ressources pétrolières et gazières. Une des questions majeures du conflit avec les USA, c'est que, comme la Russie, l'Iran plaide pour un prix élevé du baril, et c'est aussi une des raisons fondamentales de l'opposition avec les pays de la péninsule arabique et l'Arabie saoudite.
La victoire de la révolution religieuse en Iran a été un fait historique majeur – sans doute l'un des faits les plus importants de toute l'histoire du monde islamique – qui a conduit à l'encerclement de ce pays depuis 1980.
Dès le déclenchement de la guerre par l'Irak, l'Iran s'est senti condamné à vivre en état de siège, ce qui a d'ailleurs conforté le régime des mollahs ; ensuite, l'invasion de l'Irak par les USA et leurs alliés a poussé l'Iran à chercher les moyens de se protéger et de défendre ses sites, car ce pays a désormais sur toutes ses frontières maritimes et terrestres (Turquie, Irak, Koweït, Arabie saoudite, Bahreïn, Pakistan, Afghanistan, etc.) une menace immédiate en raison de la présence militaire des Etats-Unis.
Plus grave encore : les sites énergétiques iraniens sont concentrés et donc très vulnérables, car ils se trouvent à proximité de l'Irak ou encore dans des plates-formes off-shore dans le golfe arabo-persique. Cette situation pousse l'Iran à se doter d'une industrie nucléaire civile et, depuis l'invasion de l'Irak, à chercher une ouverture vers le nucléaire militaire.
par Sami Naïr, Universitaire, conseiller d'Etat
Le colloque « La sécurité au Moyen-Orient et le jeu des puissances » porte sur les conflits et l'équilibre géostratégique dans cette région. Nous avons décidé de laisser de coté la question du conflit israélo-palestinien et donc toute l'analyse des rapports entre le Proche et le Moyen-Orient. Je crains cependant que nous ne puissions pas tout à fait éviter des corrélations entre ces deux sujets qui, sur certains points fondamentaux, sont liés.
Toutes les contradictions résultant du chaos provoqué ces dernières années tant par la décomposition de l'ex-empire soviétique, la désagrégation des idéologies laïques qui ont structuré le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'échec des processus de modernisation intensive et autoritaire, l'extrême difficulté à construire des Etats nations autour de valeurs citoyennes transcendant les tribalismes et les identitarismes d'exclusion, ont provoqué une situation de crise ouverte, elle-même radicalisée par l'intervention de la puissance américaine, qui prétend disposer du contrôle stratégique de cette région.
L'enjeu est mondial, car cette région dispose des principales ressources énergétiques de la planète, sans lesquelles le système économique aujourd'hui en vigueur ne pourrait sans doute pas subsister. Les principales puissances sont impliquées dans un jeu d'une extrême complexité, où les alliances et les retournements d'alliances obéissent au plus près aux intérêts nationaux des Etats concernés.
Les Etats-Unis (et Israël), la Russie, l'Iran, la Turquie, l'Arabie Saoudite, les Etats du Golfe arabique, la Chine, l'Inde, le Pakistan, entremêlent leurs actions, utilisent tous leurs atouts, dynamisent ou tentent de contrôler les facteurs de mobilisation politiques, culturels et confessionnels pour préserver leurs intérêts.
Il est bien sûr extrêmement difficile de dénouer l'écheveau serré de cette situation. Mais il est tout aussi indispensable de tenter de comprendre les enjeux de cette grande bataille qui se livre sur le terrain. Plusieurs approches sont possibles.
On peut aborder la situation de déséquilibre systémique de cette région à partir des conflits religieux, restaurés et avivés dans leurs potentialités par l'avènement, au début des années quatre-vingt, de la révolution iranienne.
On peut aussi lire les conflits de frontières, latents depuis toujours et aiguisés par les contradictions héritées des colonisateurs européens, comme des conflits d'intérêts liés d'abord à l'exploitation de ressources énergétiques et économiques essentielles pour les Etats concernés, ou encore pour le contrôle des routes et des tracés d'acheminement de ces ressources.
On peut aussi s'accommoder d'explications plus faciles sur l'antagonisme séculaire entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, comme on peut enfin y voir, dans la perspective de l'idéologie culturaliste mise à la mode par les idéologues anglo-saxons et américains, une bataille non avouée entre la « civilisation occidentale » et les « civilisations orientales », supposées rétives aux droits de l'homme et à la modernité…
Ces approches peuvent avoir un certain contenu de vérité, dés lors que l'on veut mettre en évidence certains aspects, plus compréhensifs qu'explicatifs, de la situation au Moyen-Orient.
Le point de vue que je voudrais privilégier ici est à la fois plus prosaïque et plus proche de la réalité nue des rapports de force régionaux. C'est celui de la sécurité.
Que signifie, dans ce cas, sécurité ?
C'est d'abord l'équilibre régional, la stabilité et la possibilité pour les Etats concernés de se consacrer au développement.
Je n'aurai pas la prétention d'empiéter sur le propos des éminents spécialistes réunis ici pour traiter de ce sujet. Je me permettrai seulement de proposer quelques considérations pour dessiner les axes autour desquels, me semble-t-il, cette question de la sécurité au Moyen-Orient se déploie.
Il me semble qu'au Moyen-Orient les conflits se nouent autour de trois grands axes :
Le premier axe qu'on a souvent tendance à sous-estimer et qui est pourtant fondamental concerne l'enjeu pétrolier, un enjeu non seulement énergétique mais immédiatement sécuritaire et politico-militaire. Cette région détient les principales sources de richesse planétaires d'hydrocarbures qui sont à la base du système mondial de production, et le resteront, selon toutes les prévisions, au moins pour le demi siècle à venir. La question principale est donc celle de la sécurité des approvisionnements à l'horizon des années 2020-2050. Or, le contexte mondial est incertain, principalement en raison d'une grande instabilité géopolitique régionale :
• L'Arabie Saoudite est soumise aux tensions terroristes.
• L'Irak est plongé dans la guerre civile par suite de l'invasion américaine (déclin de la production pétrolière de 2,5 millions à 1,5 millions de Mbj (1), alors que ce pays détient des réserves importantes (en cas de reconstruction, les capacités de production sont estimées à 6 à 7 Mbj, à comparer avec l'Arabie Saoudite, 8 Mbj).
• L'Iran est de nouveau en effervescence, et la crise autour du nucléaire attise les craintes concernant une attaque américaine, ce qui entraînerait le blocage du détroit d'Ormuz et sans doute une explosion régionale.
Au-delà, il y a des raisons plus structurelles d'inquiétude sur le déséquilibre croissant entre l'offre et la demande. Les principaux producteurs se trouvent au Moyen-Orient. Sans entrer dans les détails, on peut rappeler quelques données de base :
• Il y a d'abord l'Arabie Saoudite, premier producteur et exportateur de brut, pierre angulaire de la stratégie de sécurité énergétique des Etats-Unis dans la région, même si leur puissance pétrolière a été récemment relativisée. Ce qui est sûr, c'est que la stratégie des prix du pétrole pratiquée par l'Arabie saoudite, est directement conditionnée par ses relations globales avec les Etats-Unis.
• Il y a la constellation « monarchique » de la péninsule arabique : Bahreïn, Emirats Arabes Unis, Koweït (où plus de 20 000 militaires américains sont encore installés), Oman, Qatar, Yémen (la plupart de ces Etats sont engagés par des accords de défense ainsi que des accords de libre échange avec les USA).
• Il y a l'Iran. Sans trop m'aventurer avant l'analyse que nous proposera Claude Nicoullaud, je n'aurai aucune originalité en disant que le pétrole constitue un enjeu majeur de sa politique de sécurité, tout autant qu'une des raisons centrales de l'hostilité dont il est l'objet de la part des USA depuis le début des années quatre-vingt.
Un seul constat permet de le comprendre : l'Iran dispose des deuxièmes réserves mondiales de pétrole derrière l'Arabie saoudite (25%) et devant l'Irak (10%).
On évalue à 20/25 milliards de dollars par an les revenus liés aux ressources pétrolières et gazières. Une des questions majeures du conflit avec les USA, c'est que, comme la Russie, l'Iran plaide pour un prix élevé du baril, et c'est aussi une des raisons fondamentales de l'opposition avec les pays de la péninsule arabique et l'Arabie saoudite.
La victoire de la révolution religieuse en Iran a été un fait historique majeur – sans doute l'un des faits les plus importants de toute l'histoire du monde islamique – qui a conduit à l'encerclement de ce pays depuis 1980.
Dès le déclenchement de la guerre par l'Irak, l'Iran s'est senti condamné à vivre en état de siège, ce qui a d'ailleurs conforté le régime des mollahs ; ensuite, l'invasion de l'Irak par les USA et leurs alliés a poussé l'Iran à chercher les moyens de se protéger et de défendre ses sites, car ce pays a désormais sur toutes ses frontières maritimes et terrestres (Turquie, Irak, Koweït, Arabie saoudite, Bahreïn, Pakistan, Afghanistan, etc.) une menace immédiate en raison de la présence militaire des Etats-Unis.
Plus grave encore : les sites énergétiques iraniens sont concentrés et donc très vulnérables, car ils se trouvent à proximité de l'Irak ou encore dans des plates-formes off-shore dans le golfe arabo-persique. Cette situation pousse l'Iran à se doter d'une industrie nucléaire civile et, depuis l'invasion de l'Irak, à chercher une ouverture vers le nucléaire militaire.
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