Impossible d'y échapper. A chaque grande secousse de l'économie mondiale, la question revient sur toutes les lèvres : "Sommes-nous en 1929 ?" Ceux qui la posent ont en tête les mêmes images : hommes attroupés devant Wall Street lors du fameux Jeudi noir ; familles en haillons rassemblées autour d'une soupe populaire ; misère des paysans de l'Alabama photographiés par Walker Evans ; et puis, bien sûr, ces fermiers de l'Oklahoma chassés de leurs terres et jetés sur les routes, dont Steinbeck a raconté la triste odyssée dans Les Raisins de la colère...
Comme le remarquait l'économiste John Kenneth Galbraith (1908-2006), 1929 est l'une des rares années, aux Etats-Unis, dont "chacun se souvient". Au point, ajoutait-il, que la mémoire des Américains s'est longtemps structurée autour de ce sombre millésime ("On est allés en faculté avant 1929, on s'est mariés après 1929, on n'était même pas nés en 1929"). Au-delà des souvenirs et des images, que sait-on de cette crise, de son déroulement, de ses conséquences et de ses origines ? Explications.
LA PROSPÉRITÉ DES ANNÉES 1920
Rien, a priori, ne devait faire de 1929 une année noire. Dans le dernier discours sur l'état de l'Union qu'il prononça avant de quitter la Maison Blanche, le 4 décembre 1928, le président Calvin Coolidge avait déclaré aux membres du Congrès qu'ils pouvaient "considérer le présent avec satisfaction et l'avenir avec optimisme". Un mois plus tôt, le républicain Herbert Hoover avait remporté les élections présidentielles sur le même credo : "Avec la garantie que la paix va régner pendant de nombreuses années, le monde est sur le seuil d'une grande expansion commerciale."
Il fut beaucoup reproché aux républicains Calvin Coolidge et Herbert Hoover de n'avoir pas vu venir la crise. John K. Galbraith, qui était pourtant de sensibilité démocrate, estimait injuste de les attaquer sur ce terrain. Au cours des années 1920, les Etats-Unis se sont en effet considérablement enrichis. Malgré quelques à-coups en 1924 et en 1927, la production industrielle s'est envolée.
Un seul exemple : l'automobile. On en fabrique 4,3 millions en 1926 et 5,3 millions en 1929. En mai 1928, Paul Claudel, alors ambassadeur de France à Washington depuis quelques mois, se dit frappé par "la prospérité inouïe dont jouissent les Etats-Unis".
Or la croissance entretient la confiance. Et celle-ci s'accompagne d'une véritable frénésie spéculative. En 1927, 577 millions d'actions sont échangées à la Bourse de New York ; en 1928, 920 millions. Dans le même temps, les cours grimpent en flèche. Au cours de l'été 1929, certaines valeurs gagnent plus de 25 %. Irving Fischer, professeur d'économie à l'université Yale, en est alors convaincu : "Le prix des actions a atteint ce qui paraît être un haut plateau permanent."
AUTOMNE NOIR À WALL STREET
Courant septembre, cependant, le marché commence à s'essouffler. "L'envolée des cours était telle qu'un rien pouvait suffire à inverser la tendance. La faillite de Clarence Hatry, un homme d'affaires londonien à l'honnêteté douteuse, semble avoir joué un rôle déclenchant dans cette époque où la hausse se fragilisait à mesure qu'elle se confirmait", explique Bernard Gazier, professeur d'économie à la Sorbonne et auteur d'un "Que Sais-Je ?" sur La Crise de 1929 (PUF, 2007).
Tout bascule le 24 octobre. Ce jeudi, six millions d'actions sont mises en vente. Du jamais vu. Tout au long de la matinée, les prix s'effondrent. La foule se presse autour de Wall Street. Selon un journaliste, on lit sur les regards "une espèce d'incrédulité horrifiée". A midi, on compte déjà onze suicides de spéculateurs ruinés.
Au même moment, dans les locaux de la banque J.P. Morgan, en face de la Bourse, une réunion de crise est improvisée en présence d'une demi-douzaine de grands banquiers. Ils décident de soutenir le marché en rachetant massivement des titres stratégiques. L'effet est immédiat. A la fin de la journée, certaines actions sont même en hausse par rapport à la veille. Mais le sursaut n'est qu'éphémère. Le Jeudi noir a définitivement rompu la confiance. Les courtiers ne convainquent personne quand ils tentent d'expliquer à grand renfort de publicité que le moment n'a jamais été aussi favorable pour acheter en raison de la baisse des cours... Lundi 28 octobre, neuf millions de titres sont vendus ; mardi 29, seize millions.
Cette fois, les banquiers n'interviennent pas. Plus rien ne peut enrayer le krach. Mi-novembre, l'indice Dow Jones a perdu 51 % de sa valeur depuis septembre. L'effondrement des cours se poursuivra, de façon presque linéaire, pendant plus de trois ans.
L'ÉCLATEMENT DE LA BULLE SPÉCULATIVE
Le krach de 1929 est donc, avant tout, lié à l'éclatement d'une bulle spéculative. Celle-ci s'est notamment constituée grâce à l'engouement spectaculaire pour les call loans (prêts au jour le jour). Le mécanisme est simple : l'acheteur ne paie qu'une partie de la valeur d'une action (parfois seulement 10 %), le reste de la somme étant emprunté par un courtier auprès d'une banque.
Les call loans sont un formidable encouragement à la spéculation, car ils ouvrent les portes de la Bourse aux plus modestes. L'historien Frederick Lewis Allen se souviendra de cette époque où "le chauffeur du riche conduisait la tête penchée en arrière pour saisir la nouvelle d'un mouvement imminent dans Bethlehem Steel". Ce temps où "le laveur de carreaux au bureau du courtier s'arrêtait pour regarder le télétype car il pensait convertir ses économies laborieusement accumulées en quelques actions de Simmons." En 1929, un Américain sur cent possède un portefeuille d'actions.
Or le système, c'est sa limite, ne supporte pas la baisse des cours. Quand le prix d'une action décline, le courtier doit en effet exiger de son client un versement supplémentaire ("appel de marge") compensant le montant de la dépréciation. Si le client ne dispose pas de liquidités, ce qui est souvent le cas, l'action est jetée sur le marché. C'est le scénario qui se produit à l'automne 1929. Les courtiers se pressent afin de se débarrasser de leurs titres. Le plus souvent à perte. Et leurs clients sont ruinés.
Comme le remarquait l'économiste John Kenneth Galbraith (1908-2006), 1929 est l'une des rares années, aux Etats-Unis, dont "chacun se souvient". Au point, ajoutait-il, que la mémoire des Américains s'est longtemps structurée autour de ce sombre millésime ("On est allés en faculté avant 1929, on s'est mariés après 1929, on n'était même pas nés en 1929"). Au-delà des souvenirs et des images, que sait-on de cette crise, de son déroulement, de ses conséquences et de ses origines ? Explications.
LA PROSPÉRITÉ DES ANNÉES 1920
Rien, a priori, ne devait faire de 1929 une année noire. Dans le dernier discours sur l'état de l'Union qu'il prononça avant de quitter la Maison Blanche, le 4 décembre 1928, le président Calvin Coolidge avait déclaré aux membres du Congrès qu'ils pouvaient "considérer le présent avec satisfaction et l'avenir avec optimisme". Un mois plus tôt, le républicain Herbert Hoover avait remporté les élections présidentielles sur le même credo : "Avec la garantie que la paix va régner pendant de nombreuses années, le monde est sur le seuil d'une grande expansion commerciale."
Il fut beaucoup reproché aux républicains Calvin Coolidge et Herbert Hoover de n'avoir pas vu venir la crise. John K. Galbraith, qui était pourtant de sensibilité démocrate, estimait injuste de les attaquer sur ce terrain. Au cours des années 1920, les Etats-Unis se sont en effet considérablement enrichis. Malgré quelques à-coups en 1924 et en 1927, la production industrielle s'est envolée.
Un seul exemple : l'automobile. On en fabrique 4,3 millions en 1926 et 5,3 millions en 1929. En mai 1928, Paul Claudel, alors ambassadeur de France à Washington depuis quelques mois, se dit frappé par "la prospérité inouïe dont jouissent les Etats-Unis".
Or la croissance entretient la confiance. Et celle-ci s'accompagne d'une véritable frénésie spéculative. En 1927, 577 millions d'actions sont échangées à la Bourse de New York ; en 1928, 920 millions. Dans le même temps, les cours grimpent en flèche. Au cours de l'été 1929, certaines valeurs gagnent plus de 25 %. Irving Fischer, professeur d'économie à l'université Yale, en est alors convaincu : "Le prix des actions a atteint ce qui paraît être un haut plateau permanent."
AUTOMNE NOIR À WALL STREET
Courant septembre, cependant, le marché commence à s'essouffler. "L'envolée des cours était telle qu'un rien pouvait suffire à inverser la tendance. La faillite de Clarence Hatry, un homme d'affaires londonien à l'honnêteté douteuse, semble avoir joué un rôle déclenchant dans cette époque où la hausse se fragilisait à mesure qu'elle se confirmait", explique Bernard Gazier, professeur d'économie à la Sorbonne et auteur d'un "Que Sais-Je ?" sur La Crise de 1929 (PUF, 2007).
Tout bascule le 24 octobre. Ce jeudi, six millions d'actions sont mises en vente. Du jamais vu. Tout au long de la matinée, les prix s'effondrent. La foule se presse autour de Wall Street. Selon un journaliste, on lit sur les regards "une espèce d'incrédulité horrifiée". A midi, on compte déjà onze suicides de spéculateurs ruinés.
Au même moment, dans les locaux de la banque J.P. Morgan, en face de la Bourse, une réunion de crise est improvisée en présence d'une demi-douzaine de grands banquiers. Ils décident de soutenir le marché en rachetant massivement des titres stratégiques. L'effet est immédiat. A la fin de la journée, certaines actions sont même en hausse par rapport à la veille. Mais le sursaut n'est qu'éphémère. Le Jeudi noir a définitivement rompu la confiance. Les courtiers ne convainquent personne quand ils tentent d'expliquer à grand renfort de publicité que le moment n'a jamais été aussi favorable pour acheter en raison de la baisse des cours... Lundi 28 octobre, neuf millions de titres sont vendus ; mardi 29, seize millions.
Cette fois, les banquiers n'interviennent pas. Plus rien ne peut enrayer le krach. Mi-novembre, l'indice Dow Jones a perdu 51 % de sa valeur depuis septembre. L'effondrement des cours se poursuivra, de façon presque linéaire, pendant plus de trois ans.
L'ÉCLATEMENT DE LA BULLE SPÉCULATIVE
Le krach de 1929 est donc, avant tout, lié à l'éclatement d'une bulle spéculative. Celle-ci s'est notamment constituée grâce à l'engouement spectaculaire pour les call loans (prêts au jour le jour). Le mécanisme est simple : l'acheteur ne paie qu'une partie de la valeur d'une action (parfois seulement 10 %), le reste de la somme étant emprunté par un courtier auprès d'une banque.
Les call loans sont un formidable encouragement à la spéculation, car ils ouvrent les portes de la Bourse aux plus modestes. L'historien Frederick Lewis Allen se souviendra de cette époque où "le chauffeur du riche conduisait la tête penchée en arrière pour saisir la nouvelle d'un mouvement imminent dans Bethlehem Steel". Ce temps où "le laveur de carreaux au bureau du courtier s'arrêtait pour regarder le télétype car il pensait convertir ses économies laborieusement accumulées en quelques actions de Simmons." En 1929, un Américain sur cent possède un portefeuille d'actions.
Or le système, c'est sa limite, ne supporte pas la baisse des cours. Quand le prix d'une action décline, le courtier doit en effet exiger de son client un versement supplémentaire ("appel de marge") compensant le montant de la dépréciation. Si le client ne dispose pas de liquidités, ce qui est souvent le cas, l'action est jetée sur le marché. C'est le scénario qui se produit à l'automne 1929. Les courtiers se pressent afin de se débarrasser de leurs titres. Le plus souvent à perte. Et leurs clients sont ruinés.
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