Un an après sa nomination, le Premier ministre marocain sort de sa réserve et affiche, face aux critiques, sa ferme intention de demeurer à son poste. Au menu de cet entretien : ses rapports avec le roi, son bilan politique, son état de santé et le prochain congrès de l’Istiqlal. Mais aussi ses relations avec l’USFP, El Himma, les islamistes, les journalistes, l’argent et le pouvoir.
Rabat, une nuit de ramadan. Dans sa villa du Souissi, qu’il habite depuis trois décennies et où il continue de vivre, délaissant sa résidence de fonction, Abbas El Fassi reçoit Jeune Afrique après le ftour, pour l’une de ses très rares interviews. Premier ministre depuis tout juste un an, cet homme de 68 ans n’est pas à proprement parler l’incarnation du « nouveau Maroc », celui des quadras et de la « génération M6 ».
Ministre, puis ambassadeur sous Hassan II, secrétaire général du premier parti du royaume - l’Istiqlal - depuis dix ans, le gendre et neveu du flamboyant Allal El Fassi, référence historique du nationalisme marocain, fait même figure de dinosaure du paysage politique local. Mais il est légitime, issu des élections les plus transparentes depuis l’indépendance et produit de cette méthodologie démocratique, voulue par le roi Mohammed VI.
L’enveloppe paraît frêle et la démarche précautionneuse, pourtant l’énergie et la générosité sont bien là quand Abbas El Fassi expose son bilan et répond aux critiques, souvent acerbes, qui lui sont adressées. J.A. était présent aussi le lendemain soir quand Si Abbas, cette fois patron de l’Istiqlal, réunissait dans le même salon le comité exécutif de sa formation, à un mois d’un congrès crucial qui devrait décider de sa propre reconduction. Parmi les membres, trois jeunes ministres, archétypes du Maroc de demain : Nizar Baraka, Karim Ghellab, Yasmina Baddou. L’autre visage d’un parti - et d’un royaume - en pleine transition…
Jeune Afrique : La rumeur de Rabat mais aussi les journaux évoquent régulièrement votre état de santé, réputé fragile. Première question élémentaire, donc : comment vous portez-vous ?
Abbas El Fassi : Très bien. J’ai le moral gonflé à bloc. Je travaille énormément. Je suis à l’aise dans ma peau de Premier ministre. Je fais de la marche trois fois par semaine et il m’arrive d’essouffler ceux qui m’accompagnent dans cet exercice. Pas plus tard qu’hier, un militant de 40 ans a confié à ses proches qu’il n’arrivait pas à me suivre tant mon rythme était soutenu ! Croyez-moi, si j’avais le moindre handicap, je demanderais à quitter mes fonctions sans hésiter, car la chose publique est sacrée.
Un an après votre nomination, ne faites-vous pas le constat quotidien de la singularité - et de la difficulté - d’être le Premier ministre d’un roi qui règne mais qui gouverne aussi ?
Non. Pour une raison très simple. Sa Majesté respecte à la lettre la Constitution, et particulièrement ce qui concerne les prérogatives du Premier ministre, pour lesquelles nous nous sommes battus lorsque nous étions dans l’opposition. Je jouis donc de tous les attributs constitutionnels de ma fonction. Bien entendu, le Maroc n’est pas l’Angleterre. Le roi préside le Conseil des ministres, lequel avalise ou peut émettre des réserves à propos des décisions du Conseil de gouvernement, que je dirige chaque semaine. Je constate avec satisfaction que jamais Sa Majesté n’a renvoyé un seul texte adopté en Conseil de gouvernement, ce qui pourtant entre dans ses prérogatives.
Bien entendu, comme cela se passe en France ou aux États-Unis, par exemple, le souverain a ce que l’on appelle le domaine réservé, plus particulièrement la diplomatie, la défense, la sécurité et les affaires religieuses. Je n’en suis pas tenu à l’écart pour autant. J’y suis associé et demeure toujours informé des grandes décisions.
Dès le départ pourtant, on a dit : « C’est le roi qui a formé votre gouvernement »…
Faux. La Constitution stipule que le roi nomme les ministres sur proposition du Premier ministre, et c’est exactement ce qui s’est passé. Prenons le cas de mon parti, l’Istiqlal. Sa Majesté a entériné à la fois les portefeuilles et l’identité des détenteurs que nous lui avons proposés. Tous, sauf un. Je souhaitais, pour des raisons d’efficacité politique, la création d’un secrétariat d’État à la Jeunesse rattaché au ministère de la Jeunesse et des Sports, confié à Nawal el-Moutawakil. Cette option n’a pas été retenue.
De son côté, l’Union socialiste des forces populaires [USFP] m’a remis une liste de noms et de postes dont certains - tel le ministère des Collectivités locales - ne figuraient pas dans l’organigramme du gouvernement. Nous avons donc discuté. Ils ont obtenu satisfaction pour la plupart des portefeuilles. En réalité, même lors du choix des ministres de souveraineté, le roi a eu la courtoisie de me consulter et de recueillir mon avis.
Si vous aviez exprimé une réticence concernant tel ou tel de ces « ministres du Palais », le roi vous aurait-il suivi ?
Je le pense, mais le cas ne s’est pas présenté.
Pourquoi dès lors a-t-il fallu un mois de tractations et de conciliabules pour former ce gouvernement ?
Il n’y a rien eu de tel. Sa Majesté m’avait dit : « Pas plus de trente ministres. » Au bout de vingt-quatre heures, l’organigramme était prêt. Sans doute a-t-on voulu attendre, pour annoncer le gouvernement, les décisions délibératives des partis de la future coalition et l’ouverture du Parlement. Pour le reste, je le répète : tout est passé par moi. Les instructions du roi en ce sens étaient claires et ceux qui ont voulu me court-circuiter se sont heurtés à un mur.
Quelle est la différence entre vous et votre prédécesseur, Driss Jettou ?
Lui, c’est lui. Moi, c’est moi. La comparaison n’a donc pas lieu d’être. J’entretiens de très bonnes relations avec M. Jettou, qui a accompli un travail remarquable. Peut-être faut-il aller chercher la différence dans la tonalité de nos discours respectifs. Les miens ont toujours une coloration politique même quand ils sont à dominante économique ou sociale.
Votre gouvernement est-il vraiment homogène ?
Tout à fait. Je n’ai, à ce jour, entendu aucune fausse note et aucun ministre n’a jamais pris la parole pour briser ce consensus, que ce soit en public ou lors des Conseils hebdomadaires de gouvernement. Nous sommes tous solidaires, avec un seul objectif : l’intérêt du Maroc.
On a parfois l’impression que certains ministres USFP ont à votre endroit une attitude identique à celle qui fut la vôtre quand vous siégiez dans le gouvernement d’Abderrahmane Youssoufi : le soutien critique.
Les ministres sont une chose, le parti en est une autre. Je n’ai rien de tel à reprocher aux ministres socialistes. Au contraire, je salue leur loyauté et leur compétence.
Jouez-vous un rôle dans les affaires extérieures du Maroc ?
Assurément. J’ai représenté Sa Majesté dans divers sommets, et, tout récemment, le souverain m’a chargé de recevoir la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice, lors de sa visite à Rabat. Rassurez-vous : je ne me sens nullement marginalisé. Le roi tient à ce que tous les chefs d’État qui viennent au Maroc reçoivent son Premier ministre. Qu’il s’agisse du président Sarkozy, du roi Abdallah II de Jordanie…
On a pourtant dit que Nicolas Sarkozy, lors de son voyage en octobre 2007, n’avait pas pris le temps de vous voir…
Fausse rumeur. Notre entretien a simplement été décalé au lendemain à la demande du président Sarkozy. Il a donc eu lieu. Nous avons parlé de l’UMP, de l’Istiqlal et du Sahara. Je connais l’actuel président français depuis le début des années 1990, quand j’étais ambassadeur à Paris.
Le sentiment prédomine pourtant que certains dossiers sensibles vous échappent. Exemple : la sécurité intérieure. Ainsi, lors des récentes émeutes de Sidi Ifni, vous auriez déclaré qu’« il ne s’est rien passé », alors même que cette localité était en proie à de graves troubles sociaux.
Il s’agit d’une déclaration tronquée par la deuxième chaîne publique, contre laquelle j’aurais d’ailleurs pu porter plainte.
C’était lors d’un meeting à Laayoune. J’ai dit qu’il ne s’était rien passé à Sidi Ifni de fondamentalement différent par rapport aux grèves et manifestations qui éclatent parfois dans d’autres provinces du Maroc. J’ai dit aussi qu’il ne s’était rien passé qui ait quoi que ce soit à voir avec une revendication séparatiste. Tout cela a disparu au montage et seul un bout de phrase, « il ne s’est rien passé », a été diffusé. Ce n’est pas honnête. En réalité, les événements de Sidi Ifni s’expliquent par le fait que les habitants estiment qu’ils ne profitent pas assez de la richesse locale, la pêche. D’où les frustrations.
Les forces de l’ordre sont intervenues de façon musclée, c’est le moins que l’on puisse dire…
La Chambre des représentants a constitué une commission d’enquête dont les conclusions seront déposées courant octobre. Attendons de les lire avant de trancher.
Rabat, une nuit de ramadan. Dans sa villa du Souissi, qu’il habite depuis trois décennies et où il continue de vivre, délaissant sa résidence de fonction, Abbas El Fassi reçoit Jeune Afrique après le ftour, pour l’une de ses très rares interviews. Premier ministre depuis tout juste un an, cet homme de 68 ans n’est pas à proprement parler l’incarnation du « nouveau Maroc », celui des quadras et de la « génération M6 ».
Ministre, puis ambassadeur sous Hassan II, secrétaire général du premier parti du royaume - l’Istiqlal - depuis dix ans, le gendre et neveu du flamboyant Allal El Fassi, référence historique du nationalisme marocain, fait même figure de dinosaure du paysage politique local. Mais il est légitime, issu des élections les plus transparentes depuis l’indépendance et produit de cette méthodologie démocratique, voulue par le roi Mohammed VI.
L’enveloppe paraît frêle et la démarche précautionneuse, pourtant l’énergie et la générosité sont bien là quand Abbas El Fassi expose son bilan et répond aux critiques, souvent acerbes, qui lui sont adressées. J.A. était présent aussi le lendemain soir quand Si Abbas, cette fois patron de l’Istiqlal, réunissait dans le même salon le comité exécutif de sa formation, à un mois d’un congrès crucial qui devrait décider de sa propre reconduction. Parmi les membres, trois jeunes ministres, archétypes du Maroc de demain : Nizar Baraka, Karim Ghellab, Yasmina Baddou. L’autre visage d’un parti - et d’un royaume - en pleine transition…
Jeune Afrique : La rumeur de Rabat mais aussi les journaux évoquent régulièrement votre état de santé, réputé fragile. Première question élémentaire, donc : comment vous portez-vous ?
Abbas El Fassi : Très bien. J’ai le moral gonflé à bloc. Je travaille énormément. Je suis à l’aise dans ma peau de Premier ministre. Je fais de la marche trois fois par semaine et il m’arrive d’essouffler ceux qui m’accompagnent dans cet exercice. Pas plus tard qu’hier, un militant de 40 ans a confié à ses proches qu’il n’arrivait pas à me suivre tant mon rythme était soutenu ! Croyez-moi, si j’avais le moindre handicap, je demanderais à quitter mes fonctions sans hésiter, car la chose publique est sacrée.
Un an après votre nomination, ne faites-vous pas le constat quotidien de la singularité - et de la difficulté - d’être le Premier ministre d’un roi qui règne mais qui gouverne aussi ?
Non. Pour une raison très simple. Sa Majesté respecte à la lettre la Constitution, et particulièrement ce qui concerne les prérogatives du Premier ministre, pour lesquelles nous nous sommes battus lorsque nous étions dans l’opposition. Je jouis donc de tous les attributs constitutionnels de ma fonction. Bien entendu, le Maroc n’est pas l’Angleterre. Le roi préside le Conseil des ministres, lequel avalise ou peut émettre des réserves à propos des décisions du Conseil de gouvernement, que je dirige chaque semaine. Je constate avec satisfaction que jamais Sa Majesté n’a renvoyé un seul texte adopté en Conseil de gouvernement, ce qui pourtant entre dans ses prérogatives.
Bien entendu, comme cela se passe en France ou aux États-Unis, par exemple, le souverain a ce que l’on appelle le domaine réservé, plus particulièrement la diplomatie, la défense, la sécurité et les affaires religieuses. Je n’en suis pas tenu à l’écart pour autant. J’y suis associé et demeure toujours informé des grandes décisions.
Dès le départ pourtant, on a dit : « C’est le roi qui a formé votre gouvernement »…
Faux. La Constitution stipule que le roi nomme les ministres sur proposition du Premier ministre, et c’est exactement ce qui s’est passé. Prenons le cas de mon parti, l’Istiqlal. Sa Majesté a entériné à la fois les portefeuilles et l’identité des détenteurs que nous lui avons proposés. Tous, sauf un. Je souhaitais, pour des raisons d’efficacité politique, la création d’un secrétariat d’État à la Jeunesse rattaché au ministère de la Jeunesse et des Sports, confié à Nawal el-Moutawakil. Cette option n’a pas été retenue.
De son côté, l’Union socialiste des forces populaires [USFP] m’a remis une liste de noms et de postes dont certains - tel le ministère des Collectivités locales - ne figuraient pas dans l’organigramme du gouvernement. Nous avons donc discuté. Ils ont obtenu satisfaction pour la plupart des portefeuilles. En réalité, même lors du choix des ministres de souveraineté, le roi a eu la courtoisie de me consulter et de recueillir mon avis.
Si vous aviez exprimé une réticence concernant tel ou tel de ces « ministres du Palais », le roi vous aurait-il suivi ?
Je le pense, mais le cas ne s’est pas présenté.
Pourquoi dès lors a-t-il fallu un mois de tractations et de conciliabules pour former ce gouvernement ?
Il n’y a rien eu de tel. Sa Majesté m’avait dit : « Pas plus de trente ministres. » Au bout de vingt-quatre heures, l’organigramme était prêt. Sans doute a-t-on voulu attendre, pour annoncer le gouvernement, les décisions délibératives des partis de la future coalition et l’ouverture du Parlement. Pour le reste, je le répète : tout est passé par moi. Les instructions du roi en ce sens étaient claires et ceux qui ont voulu me court-circuiter se sont heurtés à un mur.
Quelle est la différence entre vous et votre prédécesseur, Driss Jettou ?
Lui, c’est lui. Moi, c’est moi. La comparaison n’a donc pas lieu d’être. J’entretiens de très bonnes relations avec M. Jettou, qui a accompli un travail remarquable. Peut-être faut-il aller chercher la différence dans la tonalité de nos discours respectifs. Les miens ont toujours une coloration politique même quand ils sont à dominante économique ou sociale.
Votre gouvernement est-il vraiment homogène ?
Tout à fait. Je n’ai, à ce jour, entendu aucune fausse note et aucun ministre n’a jamais pris la parole pour briser ce consensus, que ce soit en public ou lors des Conseils hebdomadaires de gouvernement. Nous sommes tous solidaires, avec un seul objectif : l’intérêt du Maroc.
On a parfois l’impression que certains ministres USFP ont à votre endroit une attitude identique à celle qui fut la vôtre quand vous siégiez dans le gouvernement d’Abderrahmane Youssoufi : le soutien critique.
Les ministres sont une chose, le parti en est une autre. Je n’ai rien de tel à reprocher aux ministres socialistes. Au contraire, je salue leur loyauté et leur compétence.
Jouez-vous un rôle dans les affaires extérieures du Maroc ?
Assurément. J’ai représenté Sa Majesté dans divers sommets, et, tout récemment, le souverain m’a chargé de recevoir la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice, lors de sa visite à Rabat. Rassurez-vous : je ne me sens nullement marginalisé. Le roi tient à ce que tous les chefs d’État qui viennent au Maroc reçoivent son Premier ministre. Qu’il s’agisse du président Sarkozy, du roi Abdallah II de Jordanie…
On a pourtant dit que Nicolas Sarkozy, lors de son voyage en octobre 2007, n’avait pas pris le temps de vous voir…
Fausse rumeur. Notre entretien a simplement été décalé au lendemain à la demande du président Sarkozy. Il a donc eu lieu. Nous avons parlé de l’UMP, de l’Istiqlal et du Sahara. Je connais l’actuel président français depuis le début des années 1990, quand j’étais ambassadeur à Paris.
Le sentiment prédomine pourtant que certains dossiers sensibles vous échappent. Exemple : la sécurité intérieure. Ainsi, lors des récentes émeutes de Sidi Ifni, vous auriez déclaré qu’« il ne s’est rien passé », alors même que cette localité était en proie à de graves troubles sociaux.
Il s’agit d’une déclaration tronquée par la deuxième chaîne publique, contre laquelle j’aurais d’ailleurs pu porter plainte.
C’était lors d’un meeting à Laayoune. J’ai dit qu’il ne s’était rien passé à Sidi Ifni de fondamentalement différent par rapport aux grèves et manifestations qui éclatent parfois dans d’autres provinces du Maroc. J’ai dit aussi qu’il ne s’était rien passé qui ait quoi que ce soit à voir avec une revendication séparatiste. Tout cela a disparu au montage et seul un bout de phrase, « il ne s’est rien passé », a été diffusé. Ce n’est pas honnête. En réalité, les événements de Sidi Ifni s’expliquent par le fait que les habitants estiment qu’ils ne profitent pas assez de la richesse locale, la pêche. D’où les frustrations.
Les forces de l’ordre sont intervenues de façon musclée, c’est le moins que l’on puisse dire…
La Chambre des représentants a constitué une commission d’enquête dont les conclusions seront déposées courant octobre. Attendons de les lire avant de trancher.
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