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Les sales boulots des militaires en Colombie

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  • Les sales boulots des militaires en Colombie

    L’inquiétude et la honte se lisaient sur le visage des officiers de haut rang que l’on croisait fin septembre dans les couloirs du ministère de la Défense en Colombie. Juste après que le ministre Juan Manuel Santos eut dû prendre l’initiative d’ordonner une enquête approfondie sur les circonstances de la mort de onze jeunes hommes déclarés disparus à Ciudad Bolívar [banlieue sud de Bogotá] par leur famille, signalés par l’armée comme autant de “tués au combat” et enterrés dans le cimetière municipal d’Ocaña, dans le département de Norte de Santander [nord-est du pays].

    Plusieurs administrations craignent qu’il ne s’agisse en réalité d’exécutions extrajudiciaires commises par des représentants de la force publique afin de présenter ces morts comme les témoignages de succès militaires. C’est sans doute ce qui explique la déclaration du ministre devant une assemblée de sous-officiers : “J’entends dire qu’il existe encore au sein de nos forces armées quelques secteurs où l’on exige des cadavres en guise de résultats. Je ne veux pas croire que cela soit vrai.” Ces inquiétudes ne sont pas sans fondement.

    Ces onze jeunes, originaires d’une banlieue sud de Bogotá, étaient âgés de 17 à 32 ans. Ils étaient issus de milieux modestes, n’avaient pas d’emploi ou travaillaient dans les secteurs du bâtiment ou de la mécanique, menant souvent une vie de marginaux. Le premier, Faír Leonardo Porras, 26 ans, travaillait comme ouvrier du bâtiment. Sa famille a signalé sa disparition le 8 janvier dernier. Quatre jours plus tard, le CTI [Corps technique d’investigation, unité d’élite de la police colombienne] et l’armée procédaient à la levée du corps de Faír Leonardo Porras, prétendument tué au combat. Le 13 janvier, Elkin Gustavo Verano, 25 ans, et Joaquín Castro, 27 ans, deux amis inséparables tous deux employés dans un garage, disparaissaient à leur tour. Selon les rapports officiels, ils auraient été tués au combat le 15 janvier, soit deux jours après leur arrivée dans le département.

    La troisième affaire concerne Julio César Mesa, 24 ans, et Johnatan Orlando Soto, 17 ans, déclarés disparus le 26 janvier, qui ont réapparu deux jours plus tard sous forme de cadavres tués au combat. Même chose, un mois plus tard, pour Julián Oviedo, 19 ans, qui travaillait dans le bâtiment. Le 25 août, on a retrouvé les corps de Diego Alberto Tamayo, 25 ans, de *Víctor Gómez, 23 ans, et d’Andrés Palacio, 22 ans. Ces trois jeunes gens ont été qualifiés par l’armée de membres de nouvelles bandes criminelles, et sont censés avoir été tués au combat.

    Tous ces jeunes ont deux points communs : ils étaient originaires du sud de Bogotá et ont été signalés comme guérilleros ou comme délinquants tués par la brigade mobile n° 15, basée à Ocaña. Selon une première explication, ces jeunes hommes auraient été recrutés dans leur *quartier et attirés par des promesses de travail dans le Norte de Santander ou pour travailler pour des groupes armés au service du narcotrafic. Cette hypothèse ne tient pas : à peine étaient-ils descendus du bus qui les amenait de Bogotá qu’on les déclarait tués au combat. Les nouvelles recrues des groupes armés suivent généralement un entraînement de quelques semaines au moins. Cela n’a pas été le cas ici.

    La deuxième hypothèse est plus problématique : il s’agirait d’une sorte de nettoyage social qui consisterait à tuer des jeunes (délinquants, toxicomanes ou simplement pauvres) et à les présenter ensuite comme des combattants d’organisations hors la loi. Dans le jargon criminel, cela s’appelle “légaliser un mort”, pratique malheureusement utilisée par certains militaires pour faire état de “falsos positivos” [actions militaires falsifiées positivement ; expression propre au contexte colombien] et améliorer leurs résultats dans le but d’obtenir de l’avancement.

    Curieusement, début 2008, le sergent Alexánder Rodríguez, affecté à la brigade mobile n° 15 et en poste à Ocaña, avait dénoncé devant la Fiscalía [les autorités judiciaires], la Procuraduría [l’organe chargé *d’enquêter sur l’administration publique] et ses supérieurs hiérarchiques l’octroi dans son bataillon de cinq jours de repos à tout soldat ayant tué quelqu’un au combat. Il avait également déclaré avoir été témoin d’homicides de civils qui avaient ensuite été présentés comme des guérilleros. Une enquête est en cours, mais le sergent a été renvoyé de l’armée.

    Le cas de ces jeunes hommes de Ciudad Bolívar n’est pas le premier du genre, et c’est bien le plus préoccupant. Les Nations unies ont exprimé leur inquiétude au gouvernement colombien après la disparition et la mort de jeunes habitants de Montería, de Medellín et d’autres communes, dont Toluviejo, dans le département de Sucre, et Remedios, dans le département d’Antioquia. Selon l’ONU, il y a dans ces affaires un schéma commun : “Les victimes reçoivent des promesses de travail, d’apparence légale ou pas, dans des communes et des départements autres que leur lieu de résidence. Dans la plupart des cas, un ou deux jours après avoir été vus vivants par des proches, ils ont été déclarés tués au combat.”

    750 enquêtes en cours sur des exécutions

    C’est exactement ce qui s’est produit à Toluviejo. Là-bas, depuis l’année dernière, disparaissent des jeunes qui sont quelques jours plus tard déclarés tombés au combat, tués par des soldats de la Fuerza Tarea Conjunta [du département] de Sucre. La Fiscalía a réussi à prouver qu’un homme du nom d’Eustaquio Barbosa avait offert à tous ces jeunes du travail sur une exploitation à Sampués, dans le département [voisin] de Córdoba [nord]. Ils ne sont jamais arrivés à destination. Le plus grave est que la justice possède la preuve que ces jeunes gens ne sont pas morts au cours d’affrontements ; non seulement Barbosa a été arrêté, mais une instruction mettant en cause une douzaine de militaires a été ouverte. Et ce n’est pas tout pour ce qui concerne le département de Sucre : cette année, le CTI a exhumé, dans ce département comme dans celui de Córdoba, les corps de 27 jeunes déclarés disparus par leur famille.

    La Colombie est confrontée à deux graves problèmes. D’une part, le recrutement de jeunes qui, leurrés ou non, sont attirés dans des régions où ils trouvent la mort, probablement parce qu’ils sont utilisés comme chair à canon par les guérillas et les bandes criminelles, qui les jettent au combat face aux forces armées sans les entraîner. Cependant, dans nombre de ces affaires, on a prouvé qu’il n’y avait pas eu de combat et que ces jeunes hommes avaient purement et simplement été assassinés par des membres de l’armée colombienne.

    Encore plus inquiétant : dans le passé, les militaires étaient accusés d’avoir des liens avec les paramilitaires. Or, depuis la démobilisation de ces derniers, le nombre de plaintes pour des homicides commis par des membres de l’armée a considérablement augmenté. Si l’on fait le total des affaires suivies par la justice du pays, les chiffres sont terrifiants : on recense 750 enquêtes sur des exécutions extrajudiciaires, dans lesquelles 180 militaires ont été mis en cause et 50 déjà condamnés.

    En fait, le général Padilla a envoyé dernièrement à toutes les garnisons une directive précisant que les démobilisations [de guérilleros, de paramilitaires ou de délinquants] et les captures seraient désormais les premiers critères d’évaluation de la réussite dans l’armée, et non plus les morts. Il y a là un effort pour mettre fin à la tradition et à la vision militaires voulant que “les résultats se mesurent en litres de sang”.

    Par Semana, Courrier International
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