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Avec la « hirakologie », l’Algérie fait son retour au cœur des sciences sociales

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  • Avec la « hirakologie », l’Algérie fait son retour au cœur des sciences sociales

    LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. Le mouvement de protestation né en février a attiré l’attention de nombreux chercheurs en sociologie, histoire ou linguistique.

    Par Frédéric Bobin Publié hier à 17h00, mis à jour hier à 19h55



    Manifestation antigouvernementale à Alger, le 3 décembre 2019.
    Manifestation antigouvernementale à Alger, le 3 décembre 2019. RYAD KRAMDI / AFP
    « Hirakologie » : le néologisme – un rien narquois – est finement trouvé. L’étude du Hirak (« mouvement »), cette mobilisation contre le « système » qui enfièvre l’Algérie depuis le 22 février, commence à chahuter les disciplines des sciences sociales dans le pays. Dans la clameur qui monte de la rue, farandole de mots, d’images, de chants, d’idées et de mémoires revisitées, encore amplifiée à l’approche du scrutin présidentiel que le régime s’efforce d’organiser le 12 décembre, le besoin de comprendre cette Algérie en fusion se fait chaque semaine plus pressant. « La hirakologie est un discours raisonné sur un mouvement social qui mérite d’être analysé », définit l’auteur de cette formule, Lazhari Rihani, professeur de linguistique et de philosophie du langage au département arabe de l’université d’Alger 2.

    Le néologisme a fait son apparition lors de rencontres – « Regards croisés sur le Hirak » – tenues fin juin à Alger 2 sous les auspices de la linguiste Khaoula Taleb Ibrahimi. L’événement s’inscrit dans une floraison d’initiatives similaires, à l’université Mouloud-Mammeri de Tizou-Ouzou ou au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle d’Oran. Des réseaux de chercheurs se structurent, en Algérie ou dans la diaspora, s’efforçant – pour commencer – de répondre à l’urgence de conservation des archives d’une histoire en mouvement, à l’instar de ce qui avait été entrepris en Tunisie avec le « printemps » de 2011.


    « Il y a une précipitation légitime pour corriger quelque chose, faire mémoire pour compenser le blanc des années 1990 », explique Abderrahmane Moussaoui, professeur en anthropologie à l’université de Lyon 2. Et au-delà de ce grand silence autour de la « décennie noire », c’est le potentiel longtemps bridé des sciences sociales en Algérie qui s’affranchit lentement, ici et là, des carcans d’un pouvoir autoritaire.


    « La mobilisation citoyenne du 22 février a impulsé un basculement des représentations et des discours qui impacte le positionnement de sciences sociales jusqu’à présent timides sinon silencieuses », observe l’historienne Karima Dirèche dans une contribution au dernier numéro de L’Année du Maghreb (Quand l’Algérie proteste. Le Maghreb au prisme du Hirak algérien, sous la direction de Thierry Desrues et Eric Gobe, CNRS-Editions, à paraître).

    Le pays avait « disparu des radars »
    Mme Dirèche, qui a dirigé l’ouvrage L’Algérie au présent, entre résistances et changements (IRMC-Kartala, 2019), bouclé avant le début du Hirak, relève que son appel à communications lors de la genèse du projet n’avait rencontré que peu d’échos dans les disciplines de sociologie politique et d’histoire contemporaine. Selon elle, cette « maigre récolte » n’avait rien de très surprenant au regard d’une tradition universitaire « marquée par le modèle développementaliste qui sacralise les savoirs technologiques et scientifiques » et aboutit in fine à « la marginalisation des sciences sociales et humaines ».

    Ainsi l’Algérie avait-elle, au fil des années, « disparu des radars de la recherche », renchérit Ali Bensaad, professeur à l’Institut français de géopolitique, à Paris. Le géant d’Afrique du Nord, dont l’opacité sur les sujets sensibles décourageait bien des vocations, était un peu devenu l’angle mort de cette région du monde.


    Le Hirak est-il en train de changer la donne ? L’implication d’une nouvelle génération de chercheurs au cœur du mouvement le laisse à penser. A rebours de leurs aînés « cultivant une approche trop théorisée », ces jeunes chercheurs ont désormais avec le Hirak « une plus grande facilité d’accès au terrain », note Amel Boubeker, sociologue affiliée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Ce nouvel élan est, à bien des égards, dopé par les connexions diasporiques ou la « formation transnationale » de certains d’entre eux, qui les conduit à « universaliser » les problématiques du Hirak, pointe Raouf Farrah, chercheur senior à Global Initiative Against Transnational Organized Crime.

    Les exemples abondent de jeunes intellectuels algériens s’immergeant dans la protestation, comme acteurs ou observateurs, la plupart du temps coiffés de la double casquette. Le plus souvent, le Hirak a pris à contre-pied des trajectoires de recherche déjà entamées sur d’autres terrains, mais l’inconfort du grand écart ne dissuade pas.

    Ainsi, Tin Hinan El Kadi, chercheuse à la London School of Economics engagée dans une recherche sur la Chine et ses nouvelles « routes de la soie », se rend à Alger « à titre personnel » aussi fréquemment que possible pour décrypter les discours du mouvement, chroniquer les arrestations, etc. Khadidja Boussaïd, chercheuse en sociologie urbaine au Centre de recherche en économie appliquée au développement d’Alger, ne rate pour sa part aucune manifestation, observant avec passion la « réappropriation de l’espace public par les Algériens », elle aussi à titre personnel et sans mandat particulier de son institution.

    Un nouvel engouement scientifique
    D’autres parviennent mieux à articuler le Hirak à leurs projets de recherche. Ainsi Farida Souiah, chercheuse à l’université d’Aix-Marseille qui a consacré sa thèse de doctorat aux harraga (littéralement « ceux qui brûlent les frontières » et optent pour la migration clandestine), prolonge sa réflexion dans les rues du Hirak en observant comment les « figures symboliques » – celles des candidats à l’émigration ou de personnages historiques de la lutte pour l’indépendance comme Ali la Pointe – sont mises au service de la parole contestataire.


    Awel Haouati, doctorante en anthropologie à l’EHESS, décrypte de son côté comment la « décennie noire » – son sujet de recherche initial porte sur les images de cette période – se fait sentir dans le mouvement. « Le message des manifestants à l’adresse du pouvoir est en substance : “Vous ne nous ramènerez pas à la décennie noire, on n’a pas peur”. » Quant à Layla Baamara, chercheuse à Sciences-Po Aix dont la thèse de doctorat portait sur la jeunesse du Front des forces socialistes (FFS), elle interroge le rôle des militants historiques dans cette mobilisation d’un nouveau genre et la manière dont ils tentent de la servir « sans apparaître comme des récupérateurs ».


    Au carrefour des générations et des deux rives de la Méditerranée monte ainsi un engouement scientifique autour des lectures possibles du Hirak où les sciences sociales, hier entravées voire fossilisées, retrouvent une nouvelle verdeur. « Mais il est encore trop tôt pour parler d’effervescence scientifique, pondère la linguiste Khaoula Taleb Ibrahim. S’il y a effervescence, elle est pour l’instant surtout dans l’action sur les campus, avec étudiants et enseignants qui militent pour structurer des coordinations. »

    La publication d’ouvrages sur le Hirak commence juste. A Alger, trois attirent l’attention : Vendredire en Algérie : humour, chants et engagement, de Karima Aït Dahmane (éd. El Ibriz) ; Libertés, Dignité, Algérianité, avant et pendant le Hirak, de Mohamed Mebtoul (éd. Koukou) ; et Aux sources du Hirak, de Rachid Sidi Boumedine (éd. Chihab). La liste est inévitablement vouée à s’allonger. La « hirakologie », discipline d’avenir.

    Lem(a)nde
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