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L’Etat, le banquier et le spéculateur

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    Chronique du jour : A FONDS PERDUS
    L’Etat, le banquier et le spéculateur
    Par Ammar Belhimer
    le soir





    «En plein désarroi, les marchés attendent leur salut des Etats», titrait ce vendredi le quotidien parisien de l’économie, Les Echos, en ouverture de son édition électronique. «Les marchés ne veulent toujours rien savoir. Analystes et stratèges ont beau pointer le faible niveau de valorisation désormais offert par les actions, les indices boursiers continuent de plonger, entraînés dans une spirale baissière qui semble sans fin.» Une certaine naïveté idéologique autorise encore certains à croire en un Etat au service de l’intérêt général, au-dessus des intérêts particuliers, sincèrement résolu à faire barrage à la cupidité de spéculateurs à l’appétit insatiable.
    Or, chaque jour qui passe témoigne que ces derniers s’en servent (de l’Etat) pour lécher ce qui reste au fond de l’assiette comme maigres et ultimes ressources aux collectivités nationales. Dans le sillage de l’effondrement du mythe de la neutralité de l’Etat capitaliste et au-delà des velléités discursives de certains de ses porte-parole à revenir au bel âge industriel, entreprenarial, créatif et compétitif, les instituts de régulation monétaire et financière en prennent pour leur compte, alors que les vieilles controverses doctrinales entre les héritiers de Keynes et de Friedman semblent fondre comme beurre au soleil. La réponse au cri de détresse des marchés que relaie Les Echos nous a été suggérée par Foreign Affairs, la prestigieuse revue américaine d’économie et de relations internationales. Elle proposait cette semaine aux abonnés à sa newsletter de relire un texte de Gregory J. Millman, paru dans son numéro de mars-avril 1995, sous le titre prémonitoire de «For love of money : why central bankers and speculators need each other» (Pour l'amour de l'argent : pourquoi les banquiers centraux et les spéculateurs ont besoin les uns des autres). Une lecture bien plus qu’instructive : un régal ! Nous en révélons ici l’essentiel après un laborieux exercice de traduction. Jusqu'au début des années 1980, le différend opposant les professionnels de l'économie avait pour têtes de file John Kenneth Galbraith et Milton Friedman. Leur différend portait sur les raisons profondes de la grande dépression de 1929. Dans la lignée de John Maynard Keynes, Galbraith soutenait que le cataclysme avait pour origine la nature instable des marchés libres. Friedman, tenant à une autre explication, rattachait la dépression à l'échec ou l’incapacité des banques centrales à répondre à une réduction de la masse monétaire. Ce faisant, il endossait la responsabilité de l’échec au gouvernement, et non au marché. Dès le début des années 1980, les vues de Friedman succédaient à celles de Keynes comme nouvelle orthodoxie économique des institutions américaines. Mais ce que cela signifie dans la pratique est moins clair. Keynes a inspiré le contrôle gouvernemental sur les institutions financières dans le monde entier et insufflé aux banques centrales et aux trésoreries gouvernementales une certaine suffisance quant à leur capacité à gérer les marchés. Plus important encore, les valeurs de change ont été placées sous le contrôle des banques centrales — en partie parce que Keynes avait persuadé d'autres des maux que comportaient des taux de change flottants. Pour sa crédibilité, le nouvel ordre financier dépendait du diagnostic de Keynes sur la grande dépression. Pourtant, longtemps après que Friedman eut rectifié le diagnostic, la vieille bureaucratie demeurait. Et alors que, en 1971, le monde s’éloignait du dollar comme monnaie de référence, sur décision de Nixon, les taux de change sont encore gérés — avec des degrés variables d'efficacité — par les banques centrales. Voilà qui relativise les débats d’école et atténue l’opposition surfaite entre l’Etat capitaliste et les marchés : la crise du capitalisme financier est également celle son mode de gouvernement. «J'avais toujours imaginé Milton Friedman dans son bureau sombrant lentement dans la démence à mesure que le monde réel le rattrapait», écrit Gregory J. Millman. Une façon de dire que son autorité était à un paroxysme tel que c’était à la réalité de se conformer à ses vues et non le contraire. Dans sa description enthousiaste de la mort lente de l'ordre financier d’après-guerre, l'auteur raconte un moment émouvant de Novembre 1967, où Friedman joua un rôle actif dans sa perte. Un jour, il décida de vendre à terme la livre sterling — un acte également digne de Keynes, qui a souvent été, lui aussi, un spéculateur financier. A sa grande surprise, Friedman découvrit très vite que le marché n'existait pas pour son pari. Les banquiers de Chicago refusèrent de lui prêter les livres à vendre, au motif que la Réserve fédérale et la Banque d'Angleterre ont toujours rejeté la spéculation privée sur les monnaies. Il s'en est longuement plaint dans une série d'articles dans Newsweek. Les articles suggéraient à Leo Melamed, alors membre du Conseil des gouverneurs de la Chicago Mercantile Exchange, la possibilité d'un marché à terme de devises. Muni d'une recommandation de Friedman (pour laquelle il avait payé 5000 $), Melamed demanda la permission d’ouvrir le nouveau marché à George Shultz, alors secrétaire d’Etat au Trésor du président Nixon et ancien proche camarade de Friedman à l'Université de Chicago. Shultz ne voyant aucune raison de refuser, il porta la contradiction au cœur du système financier d'après-guerre : il a été administré avec un engagement idéologique pour la libéralisation des marchés. La profusion de nouveaux instruments financiers a été une réponse à l'explosion de la spéculation monétaire. Le marché à terme des devises est ainsi ouvert en mai 1972. Friedman, avec tous les autres petits investisseurs, a été en mesure de vendre à terme la livre britannique. Ainsi naquit le premier marché entièrement libre de la spéculation monétaire de l'après-guerre. Que l'Etat ait perdu le contrôle de ses marchés financiers ne signifie pas a contrario que les spéculateurs en ont pris tout le contrôle. Ce qui se passe sur les marchés témoigne d’une dilution telle du pouvoir qu’en toute logique il n’existe qu’à peine. Bien que la taille des marchés de changes internationaux les rende difficiles à être dominés par une personne seule, cette même taille fait que même de petits changements dans la valeur des monnaies peuvent donner naissance à des multimillionnaires du jour au lendemain. Il n’est que légèrement exagéré de dire qu’un monde libéré des banques centrales peut créer une industrie d'intermédiaires riches. Et la montée de ces commerçants n’exprime pas une victoire du marché sur les banques centrales, mais plutôt une fusion graduelle des intérêts des banquiers centraux et des commerçants. Il suffit de relever, pour s’en convaincre, qu’aucun clan ne se soucie de voir le bout du tunnel. Les cambistes font de gros profits sur l’intervention de la banque centrale qui, loin de stabiliser les marchés, les pousse à plus de volatilité. Les banques centrales gagnent en importance, en stature, et en raison d’être bureaucratique pour gérer la monnaie, la défendre courageusement contre les attaques des spéculateurs, etc, etc. Or, ces jours-ci, le commerçant et le banquier central sont souvent une seule et même personne. Pantouflage et délit d’initié les associent. Au moins une demi-douzaine d'anciens gouverneurs de la Réserve fédérale occupent maintenant des emplois très rémunérateurs à Wall Street, où ils prodiguent aux commerçants des conseils sur la monnaie et les obligations. Un ancien gouverneur de la Fed, maintenant employé par une banque d'investissement, a été récemment décrit par le New York Times pour vendre sa connaissance intime de l'intérieur de la Fed à raison de 100 $ la minute. La valeur de ce type de conseil sera toujours proportionnelle aux activités de la banque centrale, et d'anciens banquiers centraux partagent avec ceux qui achètent leur service un intérêt financier immédiat dans le maintien d’une banque centrale active. Ils partagent également l’intérêt que la banque centrale reste insondable. La plupart des banques centrales, y compris la Réserve fédérale, refusent d'expliquer leurs actions. Elles opèrent sur l’hypothèse étrange que les marchés fonctionnent plus harmonieusement avec moins de connaissances. La Fed a publié pendant une brève période, au début des années 1970, le procès-verbal de ses réunions : elle l’a fait cinq ans après qu'elles ont eu lieu ! Une indiscrétion destinée à fournir aux économistes professionnels des données leur permettant de mieux comprendre l'institution. Mais, il est assez rapidement et clairement apparu que la Fed et les économistes partageaient un même ordre du jour : se disputer la paternité d'un nouveau livre écrit par une paire d'hérétiques. Ce livre, c’est : Histoire monétaire des Etats-Unis, 1867-1960, écrit par Milton Friedman et Anna Schwartz Jacobson. Il explique, entre autres choses, comment la grande dépression avait été causée par l'idiotie de la Réserve fédérale.
    A. B.
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