Par Zoé Deback
Scandale. Bonnes philippines, mauvais employeursElles pensaient se construire un avenir grâce à la mode des “nounous parlant anglais”. Mais l’eldorado marocain a tourné au cauchemar pour deux bonnes philippines. Témoignages.
Dans une petite pièce sombre de l’association qui les a recueillies, les deux femmes s’assoient côte à côte, un peu timides. Nikki, 41 ans, paraît épuisée. Kate, dix ans de moins, pleine d’énergie et plus à l’aise en anglais, raconte, avec beaucoup d’humour, l’essentiel de leurs mésaventures. Venues au Maroc pour se construire un meilleur avenir,
Quatre mois de labeur : 1200 DH
Flash-back. En avril 2008, Kate reçoit un coup de fil du Maroc. C’est Margie, sa belle-sœur, bonne à Rabat depuis six mois, qui lui propose de venir travailler chez des relations de ses employeurs. Kate et Nikki ont déjà été employées de maison à Singapour et Hong-Kong. Alors, malgré la distance et motivées par les 350 dollars mensuels promis (2800 DH), elles n’hésitent pas longtemps. En mai 2008, elles reçoivent d’un intermédiaire marocain leurs billets d’avion et débarquent, avec deux autres amies, à l’autre bout du monde. Les jeunes femmes sont réparties dans plusieurs demeures. Kate et Nikki sont “affectées” à Casablanca, chez la famille D. Nikki fait le ménage et Kate s’occupe des trois enfants. Dans une grande maison du quartier Californie, les deux Philippines travaillent de 5h30 à 23 heures sans aucun jour de repos, dorment dans la chambre du bébé, mangent les restes à la cuisine, tandis que leurs affaires personnelles sont au sous-sol, où elles doivent aussi se doucher. “Tout cela, nous pouvions le supporter, pour envoyer de l’argent à nos familles”, confie Nikki.
Mais de mauvaises surprises les attendent. Une semaine après leur arrivée, les employeurs leur demandent leurs passeports, sous prétexte d’entamer les démarches du permis de travail. Confiantes, Kate et Nikki les donnent, elles ont l’habitude de Singapour et Hong-Kong, où tout se fait dans la légalité. Kate trouve tout de même abusif que les D. refusent de les laisser recevoir la visite de sa belle-sœur Margie, y compris avant son retour définitif aux Philippines. “En fait, ils voulaient à tout prix empêcher que nous soyons en contact avec elle. Margie connaissait bien le Maroc et aurait pu nous mettre en garde contre eux”. Quand les deux amies réclament leur premier salaire, elles reçoivent seulement 150 dollars (1200 DH). Nikki insiste alors pour qu’on lui paie six mois d’avance et expédie cet argent à sa famille. Bien lui en prend car Kate, elle, ne sera plus payée du tout. Après deux mois sans salaire, elle comprend l’étendue de l’arnaque. Les deux employées commencent à réclamer, en vain, leurs passeports. Peu à peu, elles prennent la décision de s’enfuir. Mais la résidence a des caméras de surveillance et elles ne pourraient pas faire deux pas dans la rue sans que la famille ne soit alertée. Alors, chaque soir, elles discutent du meilleur plan d’évasion. Leurs sacs sont prêts, en attendant le bon moment. Ce sera un jour de septembre, plus de quatre mois après leur arrivée.
D’une prison à l’autre
Cet après-midi-là, Madame D. est sortie, Monsieur fait une sieste dans le salon, le bébé dort... Les deux femmes se décident enfin. Kate détourne l’attention de la cuisinière marocaine pendant que Nikki part la première, par le garage. Une fois dans la rue voisine, avec l’aide d’un concierge, elle appelle un taxi qui attendra Kate devant la maison. Mais pour Kate, le suspense est digne des films d’évasion. “Juste au moment où j’ai entendu le taxi klaxonner, le bébé s’est mis à pleurer et son père m’a appelée pour que je le calme. J’ai cru que tout était fichu, j’étais morte de peur !” Finalement, elle réussit à convaincre la cuisinière marocaine de nourrir le bébé et s’éclipse dehors. Le taxi ne l’a pas attendue, mais elle retrouve Nikki dans la rue d’à côté, blottie derrière un arbre. Dès le lendemain, elles réussissent à contacter la communauté philippine, qui les recueille. Nikki ne désire qu’une chose : rentrer chez elle. Mais Kate retrouve rapidement du travail et, du même coup, ses espoirs. Car cette fois, elle est tombée sur les employeurs “gentils” dont elle rêvait, avec un (vrai) salaire de 300 dollars et un jour de repos hebdomadaire. “J’aurais bien voulu rester chez eux, car ils voulaient faire les choses légalement. Mais je devais d’abord récupérer mon passeport”.
Pour retrouver leurs précieux papiers, les deux femmes demandent de l’aide à J.P., un homme d’affaires philippin installé au Maroc. Les D. acceptent de recevoir l’intermédiaire, un soir d’octobre. Mais le rendez-vous tourne mal. Dès l’arrivée de J.P., la famille se montre agressive, l’accusant d’avoir aidé les bonnes à s’enfuir – et celles-ci, de les avoir volés. Les D. évoquent leurs amis dans la police et menacent de le faire jeter en prison. “Ils se sont emparés de mon téléphone portable, nous raconte l’homme d’affaires. Puis ils m’ont empêché de repartir jusqu’à l’arrivée des policiers !” Car la famille a déposé plainte pour vol contre les deux femmes, qui sont vite retrouvées. “J’ai vécu un des moments les plus humiliants de ma vie, confie Kate. Devant mes nouveaux employeurs, les policiers m’ont mis les menottes en hurlant : tu les as mis où, les bijoux ?”.
Les deux femmes plongent dans l’horreur de la vie carcérale. Elles comparaissent deux fois devant un juge. Les ex-employeurs n’ont aucune preuve de leurs allégations, mais le bras long. Après deux mois sans aucune idée de ce qui les attend, une association de femmes rend visite aux deux Philippines incarcérées. Comme Nikki est très malade, l’organisation finit par obtenir leur libération, fin décembre, en s’engageant à les prendre sous sa responsabilité. Mais elles devront encore patienter deux longs mois, réfugiées auprès de l’association, jusqu’à ce que l’ambassade des Philippines leur envoie, en ce début mars 2009, un billet d’avion pour Manille.
Commentaire