Elles sont entre 66.000 et 88.000. Certaines souffrent de maltraitance, de misère et de harcèlement sexuel. Human Rights Watch pointe du doigt les autorités marocaines qui tardent à endiguer cette forme de traite humaine.
Ils sont, globalement, 518.000 marocains de moins de 15 ans à enterrer leur vie d'enfants dans un boulot au noir. Dans le lot, elles sont entre 66.000 et 88.000 petites “Cosette” à travailler comme domestiques. Pourtant, les textes sont clairs. Selon la convention des Droits de l'enfant, ratifiée par le Maroc, “un enfant ne peut occuper un
travail à partir de 12 ans, que dans un cadre familial et dans des conditions saines”. Faire la petite bonne au Maroc, selon le dernier rapport de Human Rights Watch (HRW)*, c'est se tuer à la tâche chez un employeur sans merci, 14 à 18 heures par jour, moyennant 40 centimes l'heure. On n'est pas loin de l'esclavagisme, et très loin de la dérogation prévue par le Code du travail marocain. Né après des décennies de tractations le 8 décembre 2003, ce texte n'autorise les moins de 16 ans à “travailler que 10 heures par jour, dont 1 heure de pause”. Nuance, il ne s'agit, dans cette clause, que de travail agricole, industriel ou artisanal. Et les petites bonnes là-dedans ?
“Un texte de loi était prévu en décembre 2005 pour les travailleurs domestiques, explique un acteur associatif, mais puisque les droits de l'enfant n'y sont pas suffisamment protégés, il reste en ballottage entre les ministères”. Ici et là, on justifie son incapacité à venir à bout du fléau. Au ministère de l'Emploi, les quelque 300 inspecteurs en poste ne suffiraient pas pour contrôler, outre les entreprises, les ménages. Le comble, explique Khalid Belkoh de l'Espace associatif, est qu'ils “ne sont pas outillés pour définir ce qu'est la maltraitance d'une petite bonne et n'ont aucun moyen pour vérifier le nombre d'heures de travail qu'elle effectue”. Au secrétariat d'état de la solidarité et la famille, la section “enfants” est le parent pauvre. Il n'y a rien à en attendre. Et au département de la Justice, rapporte HRW, “les procès sont rares, d'autant qu'il faudrait à chaque fois deux témoins pour prouver le tort causé à la petite bonne par son employeur”. Bref, même si une loi venait à être votée, rien ne prouve qu'elle sera appliquée. Pourtant, remarque Lahcen Haddad, “ce que rapporte HRW ressemble fort bien à de la traite humaine”. D'où la série de mises en demeure que comprend le rapport (lire encadré), où les autorités marocaines sont sommées de prendre l'affaire plus au sérieux.
Constats de violence
Transformer une fille de 7 ans en source de rente familiale au lieu de lui donner sa chance à l'école, voilà la première violence (sociale) que subit la population étudiée. HRW ne s'attarde pas trop sur ce qui se passe en amont, dans le rural. D'autres enquêtes préalables, comme celle menée par Fafo et Save the Children en 2001, avaient noté que “les filles et leurs parents considéraient le travail domestique chez un employeur comme une alternative à l'école, non comme une activité complémentaire”. Dans un atelier organisé par des associations de Droits de l'enfant, “les petites bonnes citent souvent l'absentéisme des enseignants, la violence en classe, comme les premières raisons qui les poussent à quitter l'école et à se réfugier dans le travail”, rapporte Lahcen Haddad. HRW en prend note et ajoute que dans les douars, “la scolarisation des mères, tout comme l'accès à l'eau potable et à l'électricité, réduisent de 15 % les chances des petites filles à devenir des bonnes en ville”. Et que fait l'état ? Il prodigue à une infime minorité deux heures par semaine de cours dans le cadre de l'enseignement informel. Un cache-misère, quoi. D'autant que la Convention des droits de l'enfant adoptée par le Maroc stipule que “le travail des enfants de moins de 14 ans n'est autorisé que par intermittence, après l'école”. Certes, l'employeur refuse souvent de jouer le jeu. Mais il revient aux autorités de l'y astreindre.
En attendant, HRW met l'accent sur les violences réelles que subit la petite bonne quotidiennement. Battues au fil électrique (Najat, 11 ans), la tête écrasée contre le mur (Saïda, 15 ans), les témoignages de filles maltraitées abondent. Une ONG dit “recevoir une centaine de griefs par mois, de petites bonnes essentiellement, provenant de douars indigents autour de Marrakech”. Certes, les petites filles interrogées attestent que les familles de classes moyennes sont plus clémentes que celles de la classe bourgeoise, car plus enclines à se rapprocher de leurs jeunes employées, alors que les plus fortunés les traitent comme des servantes. Ceci dit, la discrimination est monnaie courante. Elle se traduit par des nuits passées à la cuisine, un travail sans répit, pas de télé, des punitions à la chaîne et bien d'autres joyeusetés. Or, selon l'Organisation internationale du travail, dont les principes sont adoptés par le Maroc, “être battu, avoir droit aux restes du repas de la famille, travailler la nuit, ne pas avoir droit de quitter la maison, cela veut dire que l'enfant travaille sous des conditions contraignantes et inadmissibles”. Mais bon, au ministère de l'Emploi, concerné au premier chef, la réponse est toute prête : “Rien ne nous permettrait de violer l'espace privé des gens pour s'enquérir de l'Etat de santé d'une petite bonne prétendument séquestrée”. Et voilà qui justifie le statu quo.
Or, la violence prend des formes encore plus extrêmes d'exploitation ou au moins de harcèlement sexuel. Explication : ces jeunes filles ont tendance à dire “hadir” (d'accord) à tout ce que leur demandent leurs bienfaiteurs. “Même lorsqu'elles n'ont pas été victimes de viol, elles sont vulnérables à l'exploitation sexuelle, parce qu'elles sont en quête d'une tendresse dont elles ont été privées dans leur enfance”, note Clarissa Bencomo, l'enquêtrice de HRW. Le rapporteur spécial des Nations Unis chargé du droit des enfants, a conclu, dès 2002, qu'il y avait au Maroc “un taux élevé de viols et de mauvais traitements des petites bonnes”. Le comble est que même lorsqu'elles y échappent, elles ne sont pas sauvées pour autant. La preuve, 36% des bénéficiaires d'une association de mères célibataires sont d'anciennes petites bonnes. Donnée que corrobore une étude gouvernementale menée en 2002 sur la région de Casablanca : “la plupart des mères non mariées ont été domestiques dans une vie antérieure”. Est-ce une fatalité ? HRW considère, enquêtes de terrain à l'appui, que “le statut de petite bonne mène soit à la rue, au mariage précoce, à la prostitution ou à un trouble psychologique insurmontable”.
Vœux d'impuissance
Payées entre 200 et 300 DH par mois, en moyenne, ces filles de moins de quinze ans, s'entendent souvent dire : “Je te paie juste par amitié (pitié !) pour tes parents” (Saïda, 15 ans). Sachant que ces filles ont souvent du mal à sortir du cycle infernal de la dépendance matérielle, HRW estime qu'elles sont prises au piège d'un système sans merci. Lequel ? “Celui de la mondialisation, explique l'économiste Mehdi Lahlou. Puisque nous faisons partie des pays non compétitifs qui emploient les enfants, à bas salaires, pour rester dans la course”. L'explication est d'autant plus valide que les petites bonnes représentent 72% des enfants qui travaillent dans les villes, selon une étude gouvernementale.
Ces petites filles sont également prisonnières d'un système d'intermédiaires. Les samsara sont les seuls contacts directs de ces bonnes, mais puisqu’intéressés, ils ne peuvent les protéger des abus de leurs employeurs. Même lorsqu'elles veulent fuir leur destin, les intermédiaires leur brouillent les pistes et les empêchent de retourner chez leurs parents. Elles sont par ailleurs victimes d'un système judiciaire défaillant et injuste. “Même lorsque des parents récupèrent une fille battue, brûlée et mal en point psychologiquement, ils ne vont pas porter plainte parce qu'ils considèrent cela comme une perte de temps”, note Bencomo. Enfin, ces filles sont otages d'un système qui ne donne pas de primauté à la législation et aux conventions internationales. Résultat, l'état a beau ratifier les textes, ils restent lettre morte.
TelQuel
Ils sont, globalement, 518.000 marocains de moins de 15 ans à enterrer leur vie d'enfants dans un boulot au noir. Dans le lot, elles sont entre 66.000 et 88.000 petites “Cosette” à travailler comme domestiques. Pourtant, les textes sont clairs. Selon la convention des Droits de l'enfant, ratifiée par le Maroc, “un enfant ne peut occuper un
travail à partir de 12 ans, que dans un cadre familial et dans des conditions saines”. Faire la petite bonne au Maroc, selon le dernier rapport de Human Rights Watch (HRW)*, c'est se tuer à la tâche chez un employeur sans merci, 14 à 18 heures par jour, moyennant 40 centimes l'heure. On n'est pas loin de l'esclavagisme, et très loin de la dérogation prévue par le Code du travail marocain. Né après des décennies de tractations le 8 décembre 2003, ce texte n'autorise les moins de 16 ans à “travailler que 10 heures par jour, dont 1 heure de pause”. Nuance, il ne s'agit, dans cette clause, que de travail agricole, industriel ou artisanal. Et les petites bonnes là-dedans ?
“Un texte de loi était prévu en décembre 2005 pour les travailleurs domestiques, explique un acteur associatif, mais puisque les droits de l'enfant n'y sont pas suffisamment protégés, il reste en ballottage entre les ministères”. Ici et là, on justifie son incapacité à venir à bout du fléau. Au ministère de l'Emploi, les quelque 300 inspecteurs en poste ne suffiraient pas pour contrôler, outre les entreprises, les ménages. Le comble, explique Khalid Belkoh de l'Espace associatif, est qu'ils “ne sont pas outillés pour définir ce qu'est la maltraitance d'une petite bonne et n'ont aucun moyen pour vérifier le nombre d'heures de travail qu'elle effectue”. Au secrétariat d'état de la solidarité et la famille, la section “enfants” est le parent pauvre. Il n'y a rien à en attendre. Et au département de la Justice, rapporte HRW, “les procès sont rares, d'autant qu'il faudrait à chaque fois deux témoins pour prouver le tort causé à la petite bonne par son employeur”. Bref, même si une loi venait à être votée, rien ne prouve qu'elle sera appliquée. Pourtant, remarque Lahcen Haddad, “ce que rapporte HRW ressemble fort bien à de la traite humaine”. D'où la série de mises en demeure que comprend le rapport (lire encadré), où les autorités marocaines sont sommées de prendre l'affaire plus au sérieux.
Constats de violence
Transformer une fille de 7 ans en source de rente familiale au lieu de lui donner sa chance à l'école, voilà la première violence (sociale) que subit la population étudiée. HRW ne s'attarde pas trop sur ce qui se passe en amont, dans le rural. D'autres enquêtes préalables, comme celle menée par Fafo et Save the Children en 2001, avaient noté que “les filles et leurs parents considéraient le travail domestique chez un employeur comme une alternative à l'école, non comme une activité complémentaire”. Dans un atelier organisé par des associations de Droits de l'enfant, “les petites bonnes citent souvent l'absentéisme des enseignants, la violence en classe, comme les premières raisons qui les poussent à quitter l'école et à se réfugier dans le travail”, rapporte Lahcen Haddad. HRW en prend note et ajoute que dans les douars, “la scolarisation des mères, tout comme l'accès à l'eau potable et à l'électricité, réduisent de 15 % les chances des petites filles à devenir des bonnes en ville”. Et que fait l'état ? Il prodigue à une infime minorité deux heures par semaine de cours dans le cadre de l'enseignement informel. Un cache-misère, quoi. D'autant que la Convention des droits de l'enfant adoptée par le Maroc stipule que “le travail des enfants de moins de 14 ans n'est autorisé que par intermittence, après l'école”. Certes, l'employeur refuse souvent de jouer le jeu. Mais il revient aux autorités de l'y astreindre.
En attendant, HRW met l'accent sur les violences réelles que subit la petite bonne quotidiennement. Battues au fil électrique (Najat, 11 ans), la tête écrasée contre le mur (Saïda, 15 ans), les témoignages de filles maltraitées abondent. Une ONG dit “recevoir une centaine de griefs par mois, de petites bonnes essentiellement, provenant de douars indigents autour de Marrakech”. Certes, les petites filles interrogées attestent que les familles de classes moyennes sont plus clémentes que celles de la classe bourgeoise, car plus enclines à se rapprocher de leurs jeunes employées, alors que les plus fortunés les traitent comme des servantes. Ceci dit, la discrimination est monnaie courante. Elle se traduit par des nuits passées à la cuisine, un travail sans répit, pas de télé, des punitions à la chaîne et bien d'autres joyeusetés. Or, selon l'Organisation internationale du travail, dont les principes sont adoptés par le Maroc, “être battu, avoir droit aux restes du repas de la famille, travailler la nuit, ne pas avoir droit de quitter la maison, cela veut dire que l'enfant travaille sous des conditions contraignantes et inadmissibles”. Mais bon, au ministère de l'Emploi, concerné au premier chef, la réponse est toute prête : “Rien ne nous permettrait de violer l'espace privé des gens pour s'enquérir de l'Etat de santé d'une petite bonne prétendument séquestrée”. Et voilà qui justifie le statu quo.
Or, la violence prend des formes encore plus extrêmes d'exploitation ou au moins de harcèlement sexuel. Explication : ces jeunes filles ont tendance à dire “hadir” (d'accord) à tout ce que leur demandent leurs bienfaiteurs. “Même lorsqu'elles n'ont pas été victimes de viol, elles sont vulnérables à l'exploitation sexuelle, parce qu'elles sont en quête d'une tendresse dont elles ont été privées dans leur enfance”, note Clarissa Bencomo, l'enquêtrice de HRW. Le rapporteur spécial des Nations Unis chargé du droit des enfants, a conclu, dès 2002, qu'il y avait au Maroc “un taux élevé de viols et de mauvais traitements des petites bonnes”. Le comble est que même lorsqu'elles y échappent, elles ne sont pas sauvées pour autant. La preuve, 36% des bénéficiaires d'une association de mères célibataires sont d'anciennes petites bonnes. Donnée que corrobore une étude gouvernementale menée en 2002 sur la région de Casablanca : “la plupart des mères non mariées ont été domestiques dans une vie antérieure”. Est-ce une fatalité ? HRW considère, enquêtes de terrain à l'appui, que “le statut de petite bonne mène soit à la rue, au mariage précoce, à la prostitution ou à un trouble psychologique insurmontable”.
Vœux d'impuissance
Payées entre 200 et 300 DH par mois, en moyenne, ces filles de moins de quinze ans, s'entendent souvent dire : “Je te paie juste par amitié (pitié !) pour tes parents” (Saïda, 15 ans). Sachant que ces filles ont souvent du mal à sortir du cycle infernal de la dépendance matérielle, HRW estime qu'elles sont prises au piège d'un système sans merci. Lequel ? “Celui de la mondialisation, explique l'économiste Mehdi Lahlou. Puisque nous faisons partie des pays non compétitifs qui emploient les enfants, à bas salaires, pour rester dans la course”. L'explication est d'autant plus valide que les petites bonnes représentent 72% des enfants qui travaillent dans les villes, selon une étude gouvernementale.
Ces petites filles sont également prisonnières d'un système d'intermédiaires. Les samsara sont les seuls contacts directs de ces bonnes, mais puisqu’intéressés, ils ne peuvent les protéger des abus de leurs employeurs. Même lorsqu'elles veulent fuir leur destin, les intermédiaires leur brouillent les pistes et les empêchent de retourner chez leurs parents. Elles sont par ailleurs victimes d'un système judiciaire défaillant et injuste. “Même lorsque des parents récupèrent une fille battue, brûlée et mal en point psychologiquement, ils ne vont pas porter plainte parce qu'ils considèrent cela comme une perte de temps”, note Bencomo. Enfin, ces filles sont otages d'un système qui ne donne pas de primauté à la législation et aux conventions internationales. Résultat, l'état a beau ratifier les textes, ils restent lettre morte.
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