chef de la Zone autonome d’Alger historique.
08-05-2009 à 21:20 Yacef Saâdi
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EM
A l’approche du dénouement de la Deuxième Guerre mondial, les Français d’Algérie, notamment les colons, la veille encore pétrifiés par la honte de la collaboration avec les Allemands, relevaient la tête et s’approvisionnaient dans les armements généreusement ouverts à leur intention par l’armée gaulliste. L’intox se pratiquait à grande échelle. On amplifiait la rumeur selon laquelle les nationalistes algériens s’apprêtaient à déclencher des actions subversives. Tout était bon pour culpabiliser les instances du P.P.A., directement visées. On encourageait la provocation pour créer un climat de tension propice à une répression à grande échelle.
Une semaine avant le 1er mai 1945, la direction du P.P.A., qui suivait, heure après heure, les derniers soubresauts du régime nazi avait donné des instructions à ses militants les invitant à ne rien tenter qui puisse donner prétexte à la répression.
Le 1er mai, Berlin tombait. Dans le monde ce fut l’effervescence. Partout des cortèges se formèrent pour célébrer l’événement. Des millions d’hommes et de femmes se précipitèrent dans les rues des grandes capitales pour laisser exploser leur joie.
Ce jour-là à Alger, une grandiose manifestation pacifique fut organisée par le P.P.A. Des quatre coins de la ville démarrèrent des cortèges en direction du centre, vers la place du 1er Mai (ex-Champ de manœuvre).
C’était silencieux et digne. L’une des processions empruntant la rue Ben M’hidi (ex-rue d’Isly) fut prise à partie par la police qui se mit à tirer sans sommations. On dénombra plusieurs morts et blessés. Un jeune porte-drapeaux s’écroula à quelques mètres de moi, tué sur le coup. Beaucoup furent arrêtés. La réponse était claire ! Il était interdit de manifester, quel que soit le prix qu’on attache à la dignité. Malgré la destruction de l’hégémonisme nazi et les torrents d’espoir qu’elle avait fait jaillir dans les colonies, malgré la participation généreuse de celles-ci à l’élimination de ce fléau, il n’était pas évident qu’une ère de justice régnerait sur toutes les latitudes de la planète. En tout cas ceux qui y avaient cru s’étaient lourdement trompés. Le 2 mai 1945 tout ce que comptait l’état-major français de soldats disponibles et de matériel, y compris l’aviation et les navires de guerre, prirent position à travers le pays surtout dans le nord-constantinois.
Troublée par le déploiement de tant de force, la direction du P.P.A., renouvela ses appels au calme. Dans les villages, les douars et les villes, la population consternée par la première vague de répression, avait peur. Mais elle était prête à se défendre même les mains nus. Les colons et agents de l’administration multipliaient les raids dans la région de Guelma sous l’autorité du sous-préfet Achyari, un gaulliste et confident du général Duval. Ce dernier, auquel le gouvernement de De Gaulle avait confié la direction de la répression des troubles, avait fait imprimer des affiches qu’il avait fait coller dans tous les lieux publiques, indiquant en arabe et en français, que même une banale rixe entraîneraient “une responsabilité collective”.
De son côté, le P.P.A. “Parti du Peuple Algérien” confirma l’ordre de défiler dans les rues en silence en instruisant ses militants de la nécessité de relever le défi malgré les provocations de la semaine précédente.
La veille du 8 mai, les soldats en instance de départ (vers la France recevaient un ordre de transfert pour le nord-constantinois). Des trains spéciaux furent réquisitionnés pour la troupe, la garnison de Sidi Bel-Abbès fut littéralement vidée de ses légionnaires.
Le lendemain, les montagnards dévalèrent très tôt les piémonts pour se rassembler dans les faubourgs de Kherrata, Guelma, Sétif, Constantine.
A peine les cortèges s’étaient ébranlés, drapeaux algériens en tête, que la mitraille s’abattait sur eux. Simultanément l’aviation du ministre de l’Air, Charles Tillon, bombardait les villages pour renfouler les habitants vers la plaine où les attendaient la légion étrangère et l’artillerie.
La boucherie s’était poursuivie ainsi pendant une semaine. Les colons, formés en escouades, et encadrés par l’armée ratissaient les douars et assassinaient tout ce qui tombait sous la main : femmes égorgées après viols, enfants, vieux et vieilles mitraillés à bout portant. Les profonds ravins des gorges de Kherrata étaient jonchés de cadavres que les soldats avaient précipités du haut des falaises. L’aveuglement n’épargnera personne. L’Algérie n’a jamais pu oublier l’extrême brutalité de la répression de 1945, Sétif, Guelma, Chevreul sont restés gravés sur son front comme l’empreinte légionnaire sur les gorges de Kherrata. La leçon de 1945 fut la marque de sang qui ne pouvait s’effacer sans honte, parce qu’il n’y eut même pas 100 morts côté européen, mais bien le commencement d’un drame qui couvait depuis longtemps et qui débouchait sur la vaste période de terreur et de violence.
Nos dizaines de milliers de morts, nos souffrances méconnues, nos sacrifices insultés, nos espoirs déçus, tout cela n’appelait de notre part aucune compassion mais l’acceptation, sans désespoir, d’une règle de jeu sévère et sinistre.
Quand le gant fut jeté en 1954, nous nous attendions aux pires atrocités, a “des 1945” plus nombreux, plus cruels et plus déments, et nous étions aussi convaincus que même la violente violence qui allait s’abattre sur nous n’aurait pour elle qu’un silence momentané.
La France étiqueté comme nation civilisée et patrie des droits de l’homme altérait son rayonnement d’un indigne palmarès. Le peuple algérien stupéfait par la barbarie de la réplique n’eut plus qu’à enterrer ses morts, quand on lui en accordait le droit.
Yacef Saâdi
08-05-2009 à 21:20 Yacef Saâdi
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A l’approche du dénouement de la Deuxième Guerre mondial, les Français d’Algérie, notamment les colons, la veille encore pétrifiés par la honte de la collaboration avec les Allemands, relevaient la tête et s’approvisionnaient dans les armements généreusement ouverts à leur intention par l’armée gaulliste. L’intox se pratiquait à grande échelle. On amplifiait la rumeur selon laquelle les nationalistes algériens s’apprêtaient à déclencher des actions subversives. Tout était bon pour culpabiliser les instances du P.P.A., directement visées. On encourageait la provocation pour créer un climat de tension propice à une répression à grande échelle.
Une semaine avant le 1er mai 1945, la direction du P.P.A., qui suivait, heure après heure, les derniers soubresauts du régime nazi avait donné des instructions à ses militants les invitant à ne rien tenter qui puisse donner prétexte à la répression.
Le 1er mai, Berlin tombait. Dans le monde ce fut l’effervescence. Partout des cortèges se formèrent pour célébrer l’événement. Des millions d’hommes et de femmes se précipitèrent dans les rues des grandes capitales pour laisser exploser leur joie.
Ce jour-là à Alger, une grandiose manifestation pacifique fut organisée par le P.P.A. Des quatre coins de la ville démarrèrent des cortèges en direction du centre, vers la place du 1er Mai (ex-Champ de manœuvre).
C’était silencieux et digne. L’une des processions empruntant la rue Ben M’hidi (ex-rue d’Isly) fut prise à partie par la police qui se mit à tirer sans sommations. On dénombra plusieurs morts et blessés. Un jeune porte-drapeaux s’écroula à quelques mètres de moi, tué sur le coup. Beaucoup furent arrêtés. La réponse était claire ! Il était interdit de manifester, quel que soit le prix qu’on attache à la dignité. Malgré la destruction de l’hégémonisme nazi et les torrents d’espoir qu’elle avait fait jaillir dans les colonies, malgré la participation généreuse de celles-ci à l’élimination de ce fléau, il n’était pas évident qu’une ère de justice régnerait sur toutes les latitudes de la planète. En tout cas ceux qui y avaient cru s’étaient lourdement trompés. Le 2 mai 1945 tout ce que comptait l’état-major français de soldats disponibles et de matériel, y compris l’aviation et les navires de guerre, prirent position à travers le pays surtout dans le nord-constantinois.
Troublée par le déploiement de tant de force, la direction du P.P.A., renouvela ses appels au calme. Dans les villages, les douars et les villes, la population consternée par la première vague de répression, avait peur. Mais elle était prête à se défendre même les mains nus. Les colons et agents de l’administration multipliaient les raids dans la région de Guelma sous l’autorité du sous-préfet Achyari, un gaulliste et confident du général Duval. Ce dernier, auquel le gouvernement de De Gaulle avait confié la direction de la répression des troubles, avait fait imprimer des affiches qu’il avait fait coller dans tous les lieux publiques, indiquant en arabe et en français, que même une banale rixe entraîneraient “une responsabilité collective”.
De son côté, le P.P.A. “Parti du Peuple Algérien” confirma l’ordre de défiler dans les rues en silence en instruisant ses militants de la nécessité de relever le défi malgré les provocations de la semaine précédente.
La veille du 8 mai, les soldats en instance de départ (vers la France recevaient un ordre de transfert pour le nord-constantinois). Des trains spéciaux furent réquisitionnés pour la troupe, la garnison de Sidi Bel-Abbès fut littéralement vidée de ses légionnaires.
Le lendemain, les montagnards dévalèrent très tôt les piémonts pour se rassembler dans les faubourgs de Kherrata, Guelma, Sétif, Constantine.
A peine les cortèges s’étaient ébranlés, drapeaux algériens en tête, que la mitraille s’abattait sur eux. Simultanément l’aviation du ministre de l’Air, Charles Tillon, bombardait les villages pour renfouler les habitants vers la plaine où les attendaient la légion étrangère et l’artillerie.
La boucherie s’était poursuivie ainsi pendant une semaine. Les colons, formés en escouades, et encadrés par l’armée ratissaient les douars et assassinaient tout ce qui tombait sous la main : femmes égorgées après viols, enfants, vieux et vieilles mitraillés à bout portant. Les profonds ravins des gorges de Kherrata étaient jonchés de cadavres que les soldats avaient précipités du haut des falaises. L’aveuglement n’épargnera personne. L’Algérie n’a jamais pu oublier l’extrême brutalité de la répression de 1945, Sétif, Guelma, Chevreul sont restés gravés sur son front comme l’empreinte légionnaire sur les gorges de Kherrata. La leçon de 1945 fut la marque de sang qui ne pouvait s’effacer sans honte, parce qu’il n’y eut même pas 100 morts côté européen, mais bien le commencement d’un drame qui couvait depuis longtemps et qui débouchait sur la vaste période de terreur et de violence.
Nos dizaines de milliers de morts, nos souffrances méconnues, nos sacrifices insultés, nos espoirs déçus, tout cela n’appelait de notre part aucune compassion mais l’acceptation, sans désespoir, d’une règle de jeu sévère et sinistre.
Quand le gant fut jeté en 1954, nous nous attendions aux pires atrocités, a “des 1945” plus nombreux, plus cruels et plus déments, et nous étions aussi convaincus que même la violente violence qui allait s’abattre sur nous n’aurait pour elle qu’un silence momentané.
La France étiqueté comme nation civilisée et patrie des droits de l’homme altérait son rayonnement d’un indigne palmarès. Le peuple algérien stupéfait par la barbarie de la réplique n’eut plus qu’à enterrer ses morts, quand on lui en accordait le droit.
Yacef Saâdi
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