Buna Ziua
Que reste-t-il 20 ans après?
Des noms, des sons, des images, des slogans ...
"Armat cu noi!" L'armée avec nous!
"Ole Ole Ole, Ceausescu nu mai e!" Ceausescu n'est plus là !
"Libertate!", "Terroristi!", "Securisti!"
Subsistent aussi, Dieu merci, des cahiers à spirale, noircis de notes prises sur le vif. Il faut toujours pieusement conserver ses carnets de voyages, comme autant de béquilles mémorielles.
A la lecture de ces pages griffonnées, l'idée d'un monologue à la Georges Perec a germé. "Je me souviens"... Un mémo à la première personne du singulier, mais conjugué à l'imparfait du subjectif, sur lequel flotterait un mélange d'allégresse inquiète, de folles rumeurs, d'anarchie, de grandiloquence, de paranoïa, de purisme insurrectionnel, de honte aussi et d'un obsédant désir de revanche, d'autant plus insatiable qu'il s'agissait aussi, qu'il s'agissait surtout, de se venger de soi-même. Un mot encore sur le parti pris méthodologique de cette contribution. J'ai pris soin de laisser ce florilège en l'état, erreurs et imprécisions comprises. Tel quel, à l'instant T, sans le parer des atours d'une lucidité rétrospective.
Si j'avais su... A l'instar des mousquetaires d'Alexandre Dumas, les acteurs de l'intrigue ont vieilli avec nous. Certains plutôt bien, d'autres médiocrement; d'autres encore tellement mal qu'ils ont passé l'arme à gauche. Voici donc la confession, ou le mea culpa, sans masochisme excessif, d'un témoin entravé. Entravé par le ballet des intox rivales, par ses a priori, mais aussi par des écueils objectifs sur le chemin escarpé de l'information.
Je me souviens de ce vol vers Budapest, le 21 décembre 1989. Et des on-dit cueillis à l'escale de Vienne. Il paraît que le couple aurait fui vers Pékin ou Pyongyang.
Je me souviens de la douane de Nagylac au crépuscule, à la frontière entre la Hongrie et la Roumanie. Et de l'empressement inattendu des policiers roumains à expédier les formalités d'entrée. Si le tampon tarde alors un peu, c'est que l'officier de service peine à détacher le regard de son écran de télé.
Je me souviens aussi de cette douanière, improbable groupie de la dissidente Doïna Cornea.
Je me souviens de l'étape d'Arad. De cette femme qui harangue la foule devant le quartier-général du PC et des chants patriotiques qui lui donnent la réplique.
Je me souviens de l'arrivée à Timisoara, vers 2h00 du matin, sous un ciel constellé d'étoiles, dans un froid sec et vif.
Je me souviens de l'angoisse de ces badauds. Il est question, dans leurs propos confus, d'unités spéciales loyales au régime agonisant, retranchées au siège des Postes et Télécommunications.
Je me souviens des tirs qui crépitent, de ces patients d'un hôpital plongé dans l'obscurité et la psychose, accroupis entre les lits. Et de l'injonction de cette quadragénaire armée d'un mégaphone: "Nous sommes le peuple démocratique. Arrêtez de tirer!"
Je me souviens du cimetière des Héros et du carré des pauvres. De ces fosses où gisent des cadavres nus et glacés, les uns couturés de cicatrices, les autres couverts de bandages. Et surtout d'une femme et d'un enfant enlacés.
Je me souviens de cette vingtaine de corps alignés sur un drap blanc et d'une puanteur insoutenable. Je me souviens des anathèmes de celles et ceux qui nous ont guidés là : "Dîtes au monde l'horreur de ce génocide. Voyez comme ces civils ont été torturés et exécutés."
Je me souviens des charniers dont on parle et des chiffres qui circulent alors. 2000 morts, 4800, 12 000. Et de ces 40 dépouilles escamotées paraît-il de la morgue et emportées vers Bucarest dans un camion frigorifique.
Je me souviens de ce bref article qui, grâce au ciel et à une grève providentielle des ouvriers du Livre, n'a jamais paru dans La Croix. Un papier dans lequel, emporté par la force de ces images et la rage épouvantée des témoins, je me faisais l'écho de ce bilan invraisemblable.
Je me souviens de Traïan Crisan, médecin chef de l'Institut médico-légal de Timisoara, qui s'efforçait, contre les vents dominants, de mettre un peu d'ordre et de raison dans ce martyrologe.
Je me souviens de la place de l'Opéra, des traces de chenilles de chars et des tessons de bouteille.
Je me souviens de cet ancien champion de handball au visage en sang, que la vox populi accusait, à tort ou à raison, d'avoir tiré depuis un toit.
Je me souviens de la chasse aux snipers et aux "terroristi", de cette ambiance de guerre civile, de ces rumeurs tenaces de miliciens arabes pris sur le fait, de commandos héliportés, libyens ici, iraniens ou palestiniens ailleurs.
Je me souviens, à l'aube du 24 décembre, d'un magnifique lever de soleil sur l'Olténie et du voyage vers Bucarest. De ces barrages, faits de tracteurs et de remorques, barrages tenus par des paysans armés de tromblons, de gourdins et d'une inoxydable suspicion. En 70 km, 14 check-points et leurs drapeaux troués.
Je me souviens des fouilles au corps et du contenu de ma trousse de toilette étalé sur le capot d'une Dacia.
Je me souviens de l'arrivée à l'Hôtel Intercontinental.
Je me souviens des sapins vendus place Amzei, à 50 mètres du front ou de ce qui en tient lieu.
Je me souviens des récits de lynchage d'agents de la Securitate, des chars T-54 qui bloquent l'avenue Victorei, d'une bibliothèque en flammes, du couteau suisse qu'un cerbère me confisque à l'entrée du Comité central, de la tribune du dernier discours du Génie des Carpathes.
Je me souviens de la façade criblée d'impacts du bâtiment des Télécoms, de ce raid sur le siège de la Télévision roumaine libre, allongé dans la benne d'un camion qui dévale l'avenue au milieu des rafales de Kalachnikov.
Je me souviens des tirs qui s'intensifient et de cette embardée de notre taxi de fortune, de ce porche où je me planque en attendant l'accalmie.
Je me souviens de ce milicien armé qui me braque, convaincu d'avoir coincé un espion étranger occupé à donner des instructions par radio, alors que je confie mes impression à un dictaphone inoffensif.
Je me souviens de ces mémoriaux improvisés, ornés de fleurs et de cierges aux flammes vacillantes.
Je me souviens de l'irruption, le 25, d'un Bernard Kouchner qui fait du Kouchner. "Ignoble cruauté, barbarie, civils torturés et éventrés, bestialité, saloperie." Puis de celle d'un André Glucksmann qui fait du Glucksmann. "La dignité de l'insurgé roumain, type universel du Gavroche, révolté malgré des décennies de dénuement culturel."
Je me souviens, enfin, du sapin de Noël chez Andrei Plesu, historien d'art, philosophe des religions et angiologue. Vocation paradoxale dans un pays à ce point hanté par ses démons.
Que reste-t-il 20 ans après?
Des noms, des sons, des images, des slogans ...
"Armat cu noi!" L'armée avec nous!
"Ole Ole Ole, Ceausescu nu mai e!" Ceausescu n'est plus là !
"Libertate!", "Terroristi!", "Securisti!"
Subsistent aussi, Dieu merci, des cahiers à spirale, noircis de notes prises sur le vif. Il faut toujours pieusement conserver ses carnets de voyages, comme autant de béquilles mémorielles.
A la lecture de ces pages griffonnées, l'idée d'un monologue à la Georges Perec a germé. "Je me souviens"... Un mémo à la première personne du singulier, mais conjugué à l'imparfait du subjectif, sur lequel flotterait un mélange d'allégresse inquiète, de folles rumeurs, d'anarchie, de grandiloquence, de paranoïa, de purisme insurrectionnel, de honte aussi et d'un obsédant désir de revanche, d'autant plus insatiable qu'il s'agissait aussi, qu'il s'agissait surtout, de se venger de soi-même. Un mot encore sur le parti pris méthodologique de cette contribution. J'ai pris soin de laisser ce florilège en l'état, erreurs et imprécisions comprises. Tel quel, à l'instant T, sans le parer des atours d'une lucidité rétrospective.
Si j'avais su... A l'instar des mousquetaires d'Alexandre Dumas, les acteurs de l'intrigue ont vieilli avec nous. Certains plutôt bien, d'autres médiocrement; d'autres encore tellement mal qu'ils ont passé l'arme à gauche. Voici donc la confession, ou le mea culpa, sans masochisme excessif, d'un témoin entravé. Entravé par le ballet des intox rivales, par ses a priori, mais aussi par des écueils objectifs sur le chemin escarpé de l'information.
Je me souviens de ce vol vers Budapest, le 21 décembre 1989. Et des on-dit cueillis à l'escale de Vienne. Il paraît que le couple aurait fui vers Pékin ou Pyongyang.
Je me souviens de la douane de Nagylac au crépuscule, à la frontière entre la Hongrie et la Roumanie. Et de l'empressement inattendu des policiers roumains à expédier les formalités d'entrée. Si le tampon tarde alors un peu, c'est que l'officier de service peine à détacher le regard de son écran de télé.
Je me souviens aussi de cette douanière, improbable groupie de la dissidente Doïna Cornea.
Je me souviens de l'étape d'Arad. De cette femme qui harangue la foule devant le quartier-général du PC et des chants patriotiques qui lui donnent la réplique.
Je me souviens de l'arrivée à Timisoara, vers 2h00 du matin, sous un ciel constellé d'étoiles, dans un froid sec et vif.
Je me souviens de l'angoisse de ces badauds. Il est question, dans leurs propos confus, d'unités spéciales loyales au régime agonisant, retranchées au siège des Postes et Télécommunications.
Je me souviens des tirs qui crépitent, de ces patients d'un hôpital plongé dans l'obscurité et la psychose, accroupis entre les lits. Et de l'injonction de cette quadragénaire armée d'un mégaphone: "Nous sommes le peuple démocratique. Arrêtez de tirer!"
Je me souviens du cimetière des Héros et du carré des pauvres. De ces fosses où gisent des cadavres nus et glacés, les uns couturés de cicatrices, les autres couverts de bandages. Et surtout d'une femme et d'un enfant enlacés.
Je me souviens de cette vingtaine de corps alignés sur un drap blanc et d'une puanteur insoutenable. Je me souviens des anathèmes de celles et ceux qui nous ont guidés là : "Dîtes au monde l'horreur de ce génocide. Voyez comme ces civils ont été torturés et exécutés."
Je me souviens des charniers dont on parle et des chiffres qui circulent alors. 2000 morts, 4800, 12 000. Et de ces 40 dépouilles escamotées paraît-il de la morgue et emportées vers Bucarest dans un camion frigorifique.
Je me souviens de ce bref article qui, grâce au ciel et à une grève providentielle des ouvriers du Livre, n'a jamais paru dans La Croix. Un papier dans lequel, emporté par la force de ces images et la rage épouvantée des témoins, je me faisais l'écho de ce bilan invraisemblable.
Je me souviens de Traïan Crisan, médecin chef de l'Institut médico-légal de Timisoara, qui s'efforçait, contre les vents dominants, de mettre un peu d'ordre et de raison dans ce martyrologe.
Je me souviens de la place de l'Opéra, des traces de chenilles de chars et des tessons de bouteille.
Je me souviens de cet ancien champion de handball au visage en sang, que la vox populi accusait, à tort ou à raison, d'avoir tiré depuis un toit.
Je me souviens de la chasse aux snipers et aux "terroristi", de cette ambiance de guerre civile, de ces rumeurs tenaces de miliciens arabes pris sur le fait, de commandos héliportés, libyens ici, iraniens ou palestiniens ailleurs.
Je me souviens, à l'aube du 24 décembre, d'un magnifique lever de soleil sur l'Olténie et du voyage vers Bucarest. De ces barrages, faits de tracteurs et de remorques, barrages tenus par des paysans armés de tromblons, de gourdins et d'une inoxydable suspicion. En 70 km, 14 check-points et leurs drapeaux troués.
Je me souviens des fouilles au corps et du contenu de ma trousse de toilette étalé sur le capot d'une Dacia.
Je me souviens de l'arrivée à l'Hôtel Intercontinental.
Je me souviens des sapins vendus place Amzei, à 50 mètres du front ou de ce qui en tient lieu.
Je me souviens des récits de lynchage d'agents de la Securitate, des chars T-54 qui bloquent l'avenue Victorei, d'une bibliothèque en flammes, du couteau suisse qu'un cerbère me confisque à l'entrée du Comité central, de la tribune du dernier discours du Génie des Carpathes.
Je me souviens de la façade criblée d'impacts du bâtiment des Télécoms, de ce raid sur le siège de la Télévision roumaine libre, allongé dans la benne d'un camion qui dévale l'avenue au milieu des rafales de Kalachnikov.
Je me souviens des tirs qui s'intensifient et de cette embardée de notre taxi de fortune, de ce porche où je me planque en attendant l'accalmie.
Je me souviens de ce milicien armé qui me braque, convaincu d'avoir coincé un espion étranger occupé à donner des instructions par radio, alors que je confie mes impression à un dictaphone inoffensif.
Je me souviens de ces mémoriaux improvisés, ornés de fleurs et de cierges aux flammes vacillantes.
Je me souviens de l'irruption, le 25, d'un Bernard Kouchner qui fait du Kouchner. "Ignoble cruauté, barbarie, civils torturés et éventrés, bestialité, saloperie." Puis de celle d'un André Glucksmann qui fait du Glucksmann. "La dignité de l'insurgé roumain, type universel du Gavroche, révolté malgré des décennies de dénuement culturel."
Je me souviens, enfin, du sapin de Noël chez Andrei Plesu, historien d'art, philosophe des religions et angiologue. Vocation paradoxale dans un pays à ce point hanté par ses démons.
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