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«Tu vas voir ce que c’est la brutalité policière, you Zimbabbouen»

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  • «Tu vas voir ce que c’est la brutalité policière, you Zimbabbouen»

    Sophie Bouillon, journaliste française installée depuis peu en Afrique du Sud, prix Albert Londres 2008, raconte son arrestation vendredi dernier pour un simple contrôle de papiers. Elle a passé la nuit au poste, vu son ami zimbabwéen brutalisé, et sera jugée dans la semaine.


    Voici le témoignage envoyé par Sophie Bouillon, journaliste française installée en Afrique du Sud. Agée de 25 ans, elle a reçu le prix Albert Londres 2008 pour un reportage au Zimbabwe publié par la revue XXI.

    «L’apartheid n’est pas mort. Il n’est pas vivant. Comme un cheval souffrant, ce système raciste de cinquante ans d’âge, convulse, donne des coups. Inattendus.
    Vendredi soir, 22h00, envie de sortir. J’embarque Tendai, mon ami zimbabwéen, avec moi pour un concert au centre-ville de Johannesburg. Barrage de police. J’étais assez fière: moi qui mets rarement ma ceinture et qui oublie toujours mon permis de conduire, j’étais parfaitement en règle. Un policier blanc nous fait signe de nous arrêter. C’est idiot, mais dans ma tête, je me suis dit qu’heureusement que je n’avais rien à me reprocher, car les Blancs n’acceptent pas les pots-de-vin. Les «cool drinks», comme on les appelle ici. Mais il a quand même trouvé quelque chose. Une Blanche avec un Noir, Zimbabwéen de surcroît, l’occasion était trop belle:
    - Tu n’as pas de numéro d’enregistrement pour étranger qu’il faut obtenir au commissariat, me dit-il.
    - Un quoi? Jamais entendu parler. Mon visa est en règle, mon permis est accrédité par l’ambassade… Vous voulez dire que tous les touristes qui arrivent dans ce pays doivent faire la queue au commissariat avant d’aller au parc Kruger pour obtenir un numéro?
    2010 n’est décidément pas mon année. Je pars, résignée, récupérer mon amende.
    - Oui. C’est 1000 rands d’amende (environ 100 euros). La procédure est longue. Tendai vient jusqu’à la voiture de police pour comprendre ce qui se passe. Je lui glisse que le flic me donne une amende de 1000 Rands.
    - T’inquiète pas… on va la faire annuler en Cour de justice, me rassure Tendai. Ce numéro, ça n’existe pas. La phrase de trop. La seule. Le policier s’énerve.
    - Parce que toi ZIMBABBOUEN tu crois que tu connais mieux la loi sud-africaine que moi? Puisque t’es si sûr, j’embarque ta copine. Elle passe en Cour de justice lundi. En attendant elle va passer le week end en cellule.
    Il me pousse dans le fourgon. J’ai d’abord cru que c’était une blague. Je rigolais encore de l’absurdité de la situation. Je scrutais à travers la fenêtre pour chercher des caméras de télévision. Marcel Beliveau de Surprise Surprise était devenu mon seul sauveur. Je plaisante:
    - Attendez c’est une blague. Je vois bien que vous souriez.
    - Je ne souris pas.
    - Alors, c’est que vous voulez me faire peur? Vous voulez montrer que vous avez du pouvoir? je demande en souriant.
    Il se retourne. Me jette des yeux exorbités:
    - Tu veux que je te montre mon pouvoir?, crache-t-il entre ses dents.
    Ce n’est donc pas une blague. C’est un cauchemar.

    Après une demi-heure, toujours assise dans le fourgon de police, Tendai vient voir comment je vais. Il tente de me faire sortir de là. Il s’énerve.
    - Je ne veux pas que vous l’emmeniez. Vous êtes fou.
    - Ah ouais, je suis fou? Eh ben tu vas passer la nuit avec elle.
    Il se jette hors de la voiture, claque la porte à faire trembler tout Johannesburg. Se jette sur Tendai pour lui passer les menottes.
    - C’est bon! hurle Tendai, j’ai pas besoin de menottes. **** you!
    Il le jette à terre. Sa tête claque contre le trottoir. Il l’asperge de spray au poivre. Tendai hurle.
    - Sophie regarde, regarde, c’est de la brutalité policière. Regarde!
    Assise dans le fourgon, je ne peux plus bouger. Je suis paralysée.
    - Tu vas voir ce que c’est la brutalité policière, you ZIMBABBOUEN.
    Il le frappe à coups de pieds au sol. Dans le dos. Coups de poings dans le visage.
    Tendai hurle. Son blouson est plein de sang. Je suis paralysée.
    - De l’eau, s’il vous plait, apportez-moi de l’eau… Je vais mourir. Je peux plus respirer. Sophie, apporte moi de l’eau, je vais mourir.
    - Tu veux de l’eau? Tiens. Le flic l’asperge encore plus de spray au poivre. Dans le visage, dans la gorge. Dans le caleçon.
    Tendai hurle de douleur. Il pleure comme un enfant. Je sors finalement du fourgon et m’approche pour le calmer. Je prends sa tête entre mes mains.
    - Toi tu dégages, me crie le policier. T’as pas honte? Il m’asperge à mon tour de spray. Je ne vois plus rien. Je ne peux plus bouger. Je m’assieds sur le trottoir. Je suis paralysée. Je bouche mes oreilles pour ne plus entendre les hurlements de Tendai.

    23h30. On nous conduit au poste dans deux voitures différentes. J’ai oublié, en effet, de vous dire, qu’il n’y avait pas un policier, mais trois. Tous de même grade. Mais visiblement, la couleur de peau prime davantage dans ce pays que les étoiles sur l’uniforme. Ils n’ont pas bronché, sauf pour me lancer quelques regards compatissants.
    J’arrive au poste après Tendai. Il est allongé au sol, se tient la tête entre les mains. Il pleure et répète «Donnez-moi de l’eau, s’il vous plaît de l’eau. Je brûle. Donnez-moi de l’eau…»
    Devant une quarantaine de personnes, le flic refuse de le conduire aux toilettes pour se laver le visage. Quatre jeunes me font signe qu’ils filment la scène sur leur Iphone. Je ne les reverrai jamais.
    Ce qu’ils n’ont pas filmé, et ce que personne n’a vu, c’est que Tendai a fini par être accompagné aux toilettes. Mais pas pour mettre de l’eau sur son visage. Le flic avait un «truc» pour faire disparaître la douleur. Il lui a soufflé de la fumée de cigarette dans les yeux. «Je fais ça juste pour toi, parce que d’habitude je ne fume pas.», souffle-t-il entre ses lèvres. La douleur se fait plus forte encore. Tendai est rendu. Ses yeux brûlent, pleurent. Il ne peut plus bouger.

    Minuit. On finit par nous faire patienter pendant deux heures dans un couloir capitonné. Puis on sort. Le flic est très fier de lui. Nous n’allons pas rester dans le commissariat central. Ses cellules sont sans doute trop «propres» et pas assez «surpeuplées» pour deux criminels comme nous. Il nous a trouvé deux places dans le commissariat de Hillbrow.
    Johannesburg est une ville dangereuse. Le centre-ville de Johannesburg est dangereux. Hillbrow est le pire quartier du centre-ville de Johannesburg. Au commissariat de Hillbrow, on nous pousse finalement dans nos cellules respectives. Je n’aurais même pas pu récupérer mon sac à main, laissé sur le siège de ma voiture, garée sur le trottoir. Je n’aurais même pas pu aller chercher mon pull dans la voiture. Tout le monde était d’accord dans le commissariat, mais le fameux flic a refusé. Et devant la blancheur de sa peau, tout le monde s’est soumis.

    Deux heures. Une cellule de 15m², des murs peints en verre moche, un néon, dix filles couchées sur des couvertures. Que dit-on quand on rentre dans une cellule, que dix regards se braquent sur vous, interloqués? «Euh… Good evening…»
    Les filles se mettent à rire. «Ah ben, je savais pas qu’on se disait bonjour quand on rentre en cellule maintenant! Qu’est-ce que tu fous là?»
    - Je sais pas… je conduisais avec un permis de conduire français. Je suis Française.
    - Ben c’est pas grave ça. Elle, elle a poignardé son mec. Il la frappait. Elle l’a poignardé.
    Tête basse, je cherche une couverture poisseuse pour m’allonger parmi les cafards et les mégots de cigarettes. Nous sommes onze. Moi, deux Sud-africaines, et huit Zimbabwéennes.
    La fille continue. «T’inquiète pas tu sortiras demain.»
    Ca voulait dire «Bonne nuit». Tout le monde se retourne et tente de dormir. La fille qui a poignardé son mec pleure. Ou elle rêve. Je ne sais pas. Elle dort avec un œil ouvert.
    J’installe ma chaussure, délassée, sous ma tête pour ne pas toucher le sol. Il n’y a pas d’eau dans les toilettes. Elles sont bouchées. La lumière du néon aveugle. Les cafards continuent à se promener autour de moi. Je lis les inscriptions sur les murs, écrites au savon. «Dieu est notre Sauveur.» «Le Seigneur t’aime.» «Les barreaux d’une prison ne nous empêcheront jamais de penser.»

    (lire suite)

  • #2
    (suite)

    05h30. «SOPHIE!» Un homme hurle mon nom. La délivrance? L’avocat que j’ai contacté est enfin arrivé?
    Sans un mot on me conduit dans une pièce. Tendai est là avec cinq autres détenus. «Un ami a payé ta caution, me lance un flic. Vous sortez. Remerciez-le, c’est lui qui nous a convaincu de vous laisser sortir.»
    Je n’en crois pas mes oreilles. J’avais appelé mon ami, un Français, à l’arrestation. Il est resté jusqu’à 6h30 du matin au commissariat pour nous faire sortir. Un ami.
    On me plonge les mains dans l’encre pour récupérer mes empreintes. Mes larmes coulent le long des joues. De joie, de peur, aussi parce que j’ai l’air d’une vraie criminelle tout à coup.
    - Vous passez au tribunal jeudi. Quelle est votre déposition?
    Moi, puis Tendai, racontons notre histoire à la greffière, devant cinq autres détenus. Devant trois flics. Et devant un homme, habillé dans un uniforme d’éboueur, puant l’alcool.
    C’est l’officier qui était en charge ce soir là.
    Tendai conclut son histoire: «Je vais poursuivre le mec qui m’a fait ça en justice.»
    L’officier bourré intervient:
    - Mais tu te prends pour qui, piece of ****? Vas poursuivre Mugabe plutôt. Vas poursuivre tes frères et tes sœurs zimbabwéens dans ton pays de *****. Vous avez même pas de Cour de justice. Vous avez même pas de banques en Afrique de l’Est!
    - Le Zimbabwe n’est pas en Afrique de l’Est, j’interviens, ne comprenant toujours pas à qui je m’adresse et pensant que c’est un détenu, comme nous, arrêté pour état d’ébriété. C’est en Afrique australe. C’est votre voisin d’ailleurs.
    - Ouais… Ben vous avez quand même pas de banques avec vos «Zimbabwouennes» dollars.
    - Ça n’existe plus les dollars zimbabwéens.
    - Eh bien, c’est bien ce que je dis. Vous avez même pas de banques! Nous on a le Johannesburg Stock Exchange, comme New York a Wall Street!
    Tendai se défend:
    - Ben si, on a le Zimbabwean Stock Exhange.
    - Ah ouais, et c’est où?
    - A Harare, la capitale.
    - Dans quelle rue?
    - Je ne sais pas dans quelle rue… je m’en souviens plus.
    - Tu sais pas? Ben tu sais quoi, tu vas t’en souvenir en cellule. Ils m’emmerdent les deux là. Ils viennent dans notre pays, et veulent en plus poursuivre la police sud-africaine! Mais la police sud-africaine, elle travaille pour payer des impôts! Et toi, t’arrives de France et tu roules sur les routes que j’ai payé avec mes impôts et tu l’ouvres! Si t’en as rien à foutre de mon pays, rentre en France! Et toi rentre chez Mugabe. C’est à cause de gens comme toi qu’il y a de la xénophobie ici!
    Je viens de comprendre à qui j’avais à faire. Ce mec, complètement ivre, peut donc nous renvoyer en prison. Tendai est poussé dans sa cellule puante. Je m’effondre. J’avais plutôt gardé mon calme jusqu’à présent, mais je ne peux plus respirer. Je pleure. Je crie. J’essuie les larmes de mes yeux, et le poivre resté sur mes bras me brûle le visage. Je ne vois plus rien.

    Finalement, trente minutes plus tard,
    la procédure de sortie ayant été engagée, nous pouvons sortir. Je suis anéantie. Je ne réponds plus aux dernières provocations. «Une fucking journaliste arrêtée par un fucking policier! Ça fait un bon article, hein?» L’officier bourré veut me serrer la main: «Don’t be traumatised». Je passe devant lui, en le fixant dans les yeux. Il m’insulte. Il est 06h30, nous sortons. Mon ami est là pour nous accueillir. Merci à lui.

    Ce soir-là, je voulais écrire un nouvel article sur mon blog, intitulé «L’Afrique du Sud n’est pas l’Angola», pour rappeler que le pays est prêt à accueillir la Coupe du Monde. Finalement, je ne l’écrirai pas.»


    Liberation

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