Coups bas. Le président Bouteflika est menacé par ses services secrets. Enquête.
Les Algérois ont eu une belle peur, la semaine passée. C'est à la fin de la matinée du 25 février que la rumeur s'est propagée à Bab el-Oued, débordant rapidement sur la Casbah voisine. A quelques encablures en contrebas, au siège de la Sûreté nationale algérienne, le tout-puissant patron de la police, le colonel Ali Tounsi, venait d'être « revolvérisé » dans son bureau par l'un de ses collaborateurs, le colonel Chouieb Oultache. C'est la stupéfaction. La peur aussi. Les bruits des pétards lancés traditionnellement par les enfants à la veille de la fête du Mouloud sont pris pour les tirs d'une fusillade aux abords du siège de la Sûreté.
Le général Ali Tounsi, 74 ans, est un poids lourd du régime. Originaire de Souk Ahras, dans l'est de l'Algérie, fief des responsables du pays depuis l'indépendance, c'est un « malgache » , nom qui désigne ceux qui, pendant la guerre d'indépendance, appartiennent au ministère de l'Armement et des Liaisons générales (MALG), l'ancêtre des services secrets algériens. Il y est resté. En 1995, il prend la tête de la Sûreté nationale. La guerre civile fait alors rage et le pays est en danger. Le colonel Tounsi est un « éradicateur » . Il ne cache pas sa détestation des islamistes, même après l'arrivée du président Abdelaziz Bouteflika à la tête de l'Etat en 1999, lorsque l'heure est à la réconciliation nationale pour consolider la paix qui revient à pas lents.
Son meurtrier, le colonel Chouieb Oultache, 64 ans, est l'un de ses proches. Ancien colonel de l'armée de l'air, il dirige la division héliportée de la Police nationale. C'est un ami et un voisin de Tounsi à Hydra, un des quartiers résidentiels de la capitale. Il lui a proposé ce poste quand il prit sa retraite de l'armée. Mais, le 25 février, en lisant le quotidien arabophone Ennahar , Chouieb Oultache apprend sa disgrâce. On l'accuse d'être impliqué dans une affaire de corruption : son fils aurait servi d'intermédiaire avec des sociétés étrangères pour des achats de pièces détachées d'hélicoptère et de matériel informatique. Chouieb Oultache se rend au siège de la Sûreté nationale à Bab el-Oued. Veut-il demander des explications à son supérieur et ami ? Doit-il participer à une réunion de travail ? Pris d'une « crise de démence » pendant une réunion, précise un communiqué officiel, il sort son revolver, tire sur Tounsi, le tue et retourne l'arme contre lui.
Règlement de comptes politique ? Drame personnel ? Apparemment, cette seconde hypothèse semble la bonne. Mais, dans la capitale, l'atmosphère est si délétère que chacun croit assister à un nouveau soubresaut de la guerre de tranchées qui oppose différents clans au sein du sérail. D'un côté, la présidence et le ministère de l'Intérieur, dirigé par Yazid Zerhouni, l'homme de confiance d'Abdelaziz Bouteflika ; de l'autre, les services secrets, le puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS) du général Mohamed Médiène.
La rivalité politique qui oppose Bouteflika à « Tewfik », diminutif donné au redouté et très méconnu patron des services, est une vieille histoire. Elu en 1999 à la présidence de la République, Bouteflika s'est assigné trois missions : ramener la paix dans le pays, déchiré par une guerre civile meurtrière contre les islamistes armés, renvoyer l'armée dans ses casernes et, dans la foulée, faire rentrer dans le rang les puissants services de renseignements. Ce sont eux qui font et défont les présidents depuis l'indépendance.
Rude tâche, que Bouteflika n'a que partiellement accomplie. Certes, la paix est quasi revenue, même s'il reste, en Kabylie, des maquis qui se réclament d'Al-Qaeda. Succès, encore, du côté de l'armée classique, retournée dans ses casernes, et dont le responsable est l'un des fidèles du chef de l'Etat.
Reste le DRS. Son patron, le général Médiène, a, certes, soutenu Abdelaziz Bouteflika lorsque celui-ci a voulu se représenter pour un troisième mandat, au printemps dernier. Mais le chef de l'Etat ne doit pas oublier qui l'a fait roi. Pas question, pour les services de renseignements, de passer sous l'autorité du ministre de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, comme tente vainement de l'imposer Bouteflika.
Aussi, ces derniers mois, le DRS lance-t-il ses banderilles contre les hommes du président. Le prétexte ? La lutte contre la corruption qui gangrène le pays. Le premier visé est, en décembre, le ministre des Transports, Amar Ghoul, nommé par le président. Il est soupçonné d'avoir trempé dans le contrat de l'autoroute Est-Ouest attribué à une société chinoise. En janvier, c'est au tour de la compagnie pétrolière Sonatrach d'être la cible de l'opération « Mains propres » du DRS. Etat dans l'Etat, la Sonatrach assure 97 % des rentrées en devises du pays. Accusé de malversations, son PDG doit démissionner, ses deux fils sont mis en détention comme deux de ses vice-présidents. Un véritable tsunami à Alger. Par-delà la Sonatrach, c'est le ministre de l'Energie et des Mines, l'inamovible Chakib Khelil, un protégé de Bouteflika, qui est visé.
Fatigué. L'objectif est clair : faire comprendre au chef de l'Etat que le vrai pouvoir n'est pas nécessairement à la présidence ; le dissuader d'imposer son frère, Saïd Bouteflika, pour lui succéder, comme le lui prête la rumeur ; le pousser à accepter de devenir la « reine d'Angleterre », selon les mots d'un observateur étranger. En clair, on veut obtenir sans le dire qu'il abandonne les rênes du pouvoir à son Premier ministre, Ahmed Ouyahia, en particulier sur le plan économique.
Abdelaziz Bouteflika va-t-il être obligé de s'y résoudre ? Ce n'est guère le style de cet « animal politique » . Il sait lâcher du lest pour mieux rebondir. Mais, fatigué, « Boutef » ne vient plus guère à la présidence et reçoit chez lui. Sans les revenus de l'or noir (34 milliards de dollars en 2009, 45 % de moins qu'en 2008), l'Algérie irait à vau-l'eau. Elle est, déjà, en profonde léthargie. Et les luttes de sérail ne poussent guère à l'optimisme
Publié le 11/03/2010 N°1955 Le Point
Les Algérois ont eu une belle peur, la semaine passée. C'est à la fin de la matinée du 25 février que la rumeur s'est propagée à Bab el-Oued, débordant rapidement sur la Casbah voisine. A quelques encablures en contrebas, au siège de la Sûreté nationale algérienne, le tout-puissant patron de la police, le colonel Ali Tounsi, venait d'être « revolvérisé » dans son bureau par l'un de ses collaborateurs, le colonel Chouieb Oultache. C'est la stupéfaction. La peur aussi. Les bruits des pétards lancés traditionnellement par les enfants à la veille de la fête du Mouloud sont pris pour les tirs d'une fusillade aux abords du siège de la Sûreté.
Le général Ali Tounsi, 74 ans, est un poids lourd du régime. Originaire de Souk Ahras, dans l'est de l'Algérie, fief des responsables du pays depuis l'indépendance, c'est un « malgache » , nom qui désigne ceux qui, pendant la guerre d'indépendance, appartiennent au ministère de l'Armement et des Liaisons générales (MALG), l'ancêtre des services secrets algériens. Il y est resté. En 1995, il prend la tête de la Sûreté nationale. La guerre civile fait alors rage et le pays est en danger. Le colonel Tounsi est un « éradicateur » . Il ne cache pas sa détestation des islamistes, même après l'arrivée du président Abdelaziz Bouteflika à la tête de l'Etat en 1999, lorsque l'heure est à la réconciliation nationale pour consolider la paix qui revient à pas lents.
Son meurtrier, le colonel Chouieb Oultache, 64 ans, est l'un de ses proches. Ancien colonel de l'armée de l'air, il dirige la division héliportée de la Police nationale. C'est un ami et un voisin de Tounsi à Hydra, un des quartiers résidentiels de la capitale. Il lui a proposé ce poste quand il prit sa retraite de l'armée. Mais, le 25 février, en lisant le quotidien arabophone Ennahar , Chouieb Oultache apprend sa disgrâce. On l'accuse d'être impliqué dans une affaire de corruption : son fils aurait servi d'intermédiaire avec des sociétés étrangères pour des achats de pièces détachées d'hélicoptère et de matériel informatique. Chouieb Oultache se rend au siège de la Sûreté nationale à Bab el-Oued. Veut-il demander des explications à son supérieur et ami ? Doit-il participer à une réunion de travail ? Pris d'une « crise de démence » pendant une réunion, précise un communiqué officiel, il sort son revolver, tire sur Tounsi, le tue et retourne l'arme contre lui.
Règlement de comptes politique ? Drame personnel ? Apparemment, cette seconde hypothèse semble la bonne. Mais, dans la capitale, l'atmosphère est si délétère que chacun croit assister à un nouveau soubresaut de la guerre de tranchées qui oppose différents clans au sein du sérail. D'un côté, la présidence et le ministère de l'Intérieur, dirigé par Yazid Zerhouni, l'homme de confiance d'Abdelaziz Bouteflika ; de l'autre, les services secrets, le puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS) du général Mohamed Médiène.
La rivalité politique qui oppose Bouteflika à « Tewfik », diminutif donné au redouté et très méconnu patron des services, est une vieille histoire. Elu en 1999 à la présidence de la République, Bouteflika s'est assigné trois missions : ramener la paix dans le pays, déchiré par une guerre civile meurtrière contre les islamistes armés, renvoyer l'armée dans ses casernes et, dans la foulée, faire rentrer dans le rang les puissants services de renseignements. Ce sont eux qui font et défont les présidents depuis l'indépendance.
Rude tâche, que Bouteflika n'a que partiellement accomplie. Certes, la paix est quasi revenue, même s'il reste, en Kabylie, des maquis qui se réclament d'Al-Qaeda. Succès, encore, du côté de l'armée classique, retournée dans ses casernes, et dont le responsable est l'un des fidèles du chef de l'Etat.
Reste le DRS. Son patron, le général Médiène, a, certes, soutenu Abdelaziz Bouteflika lorsque celui-ci a voulu se représenter pour un troisième mandat, au printemps dernier. Mais le chef de l'Etat ne doit pas oublier qui l'a fait roi. Pas question, pour les services de renseignements, de passer sous l'autorité du ministre de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, comme tente vainement de l'imposer Bouteflika.
Aussi, ces derniers mois, le DRS lance-t-il ses banderilles contre les hommes du président. Le prétexte ? La lutte contre la corruption qui gangrène le pays. Le premier visé est, en décembre, le ministre des Transports, Amar Ghoul, nommé par le président. Il est soupçonné d'avoir trempé dans le contrat de l'autoroute Est-Ouest attribué à une société chinoise. En janvier, c'est au tour de la compagnie pétrolière Sonatrach d'être la cible de l'opération « Mains propres » du DRS. Etat dans l'Etat, la Sonatrach assure 97 % des rentrées en devises du pays. Accusé de malversations, son PDG doit démissionner, ses deux fils sont mis en détention comme deux de ses vice-présidents. Un véritable tsunami à Alger. Par-delà la Sonatrach, c'est le ministre de l'Energie et des Mines, l'inamovible Chakib Khelil, un protégé de Bouteflika, qui est visé.
Fatigué. L'objectif est clair : faire comprendre au chef de l'Etat que le vrai pouvoir n'est pas nécessairement à la présidence ; le dissuader d'imposer son frère, Saïd Bouteflika, pour lui succéder, comme le lui prête la rumeur ; le pousser à accepter de devenir la « reine d'Angleterre », selon les mots d'un observateur étranger. En clair, on veut obtenir sans le dire qu'il abandonne les rênes du pouvoir à son Premier ministre, Ahmed Ouyahia, en particulier sur le plan économique.
Abdelaziz Bouteflika va-t-il être obligé de s'y résoudre ? Ce n'est guère le style de cet « animal politique » . Il sait lâcher du lest pour mieux rebondir. Mais, fatigué, « Boutef » ne vient plus guère à la présidence et reçoit chez lui. Sans les revenus de l'or noir (34 milliards de dollars en 2009, 45 % de moins qu'en 2008), l'Algérie irait à vau-l'eau. Elle est, déjà, en profonde léthargie. Et les luttes de sérail ne poussent guère à l'optimisme
Publié le 11/03/2010 N°1955 Le Point
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