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Einstein-Besso, l'aigle ne peut voler sans le moineau

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  • Einstein-Besso, l'aigle ne peut voler sans le moineau

    C'est l'histoire d'un aigle et d'un moineau. L'aigle, c'est Albert Einstein (1879-1955). Le moineau est moins connu : c'est son indéfectible ami et confident, son "adjuvant" aussi, l'ingénieur et physicien suisse Michele Besso (1873-1955).

    "Besso se comparait à un moineau emporté à des altitudes vertigineuses dans le sillage d'un aigle qui serait Einstein, raconte le physicien Etienne Klein, chercheur au Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et directeur du Laboratoire des recherches sur les sciences de la matière (Larsim). Mais, de temps en temps, le moineau abrité par l'aigle peut prendre un peu d'élan pour passer brièvement au-dessus de lui."

    La cinquantaine de feuillets du "manuscrit Einstein-Besso", propriété de la société Aristophil et exposé depuis le 15 avril au Musée des lettres et manuscrits, à Paris, est l'une des plus émouvantes illustrations de cette symbiose entre les deux savants, qui conduira à la formulation de la théorie de la relativité générale.

    Le manuscrit, daté de 1912-1913, est en réalité un brouillon sur lequel les deux physiciens s'attellent à des calculs complexes, dont ils espèrent qu'ils valideront ce qui n'est alors qu'un embryon de la relativité générale. L'idée est d'utiliser les équations de celle-ci pour expliquer les bizarreries de la rotation de Mercure autour du Soleil. Sans succès.

    Sans succès ? Le manuscrit, griffonné sur des feuilles de papier parfois découpées pour en tirer des cure-pipes, marque pourtant une cheville essentielle dans la genèse de la relativité générale, la théorie encore utilisée aujourd'hui par les cosmologistes et les astrophysiciens pour décrire le mouvement des étoiles et des galaxies.

    Pour comprendre, il faut revenir à cet après-midi de mai 1907, dans un bureau de l'Office fédéral de la propriété intellectuelle de Berne (Suisse) où rêvasse l'"expert de deuxième classe" Albert Einstein alors qu'il a ce qu'il appellera plus tard "l'idée la plus heureuse de sa vie". Pour le profane, l'idée en question peut paraître d'une parfaite trivialité. "Il s'imagine en train de tomber et il se rend compte qu'en chute libre on ne sent plus son propre poids, explique Etienne Klein. Ce qu'il entend par là, c'est que si vous tombez, votre vitesse est accélérée par la gravité, mais les objets qui sont autour de vous - votre parapluie, votre chapeau, votre portefeuille - tombent comme vous. Donc, par rapport à vous, ils sont en apesanteur. Einstein comprend que la chute libre annule localement la gravité." Le physicien racontera plus tard à quel point cette idée, qui contient le principe d'équivalence entre accélération et gravitation, va le bouleverser et l'obséder.

    C'est elle qui va l'amener à tenter d'intégrer la notion de gravitation à la théorie de la relativité restreinte, publiée en 1905 et selon laquelle le temps ne s'écoule pas de la même façon en tout lieu. Comment intégrer la gravitation à la relativité restreinte ? Einstein pressent que les outils mathématiques nécessaires à cette tâche sont complexes. En 1912, il quitte Prague, où il a obtenu en 1909 son premier poste universitaire, et retourne à Zurich, la ville de ses études, rechercher l'aide du mathématicien hongrois Marcel Grossmann, rencontré bien des années auparavant à l'Institut polytechnique. L'histoire est connue : Grossmann soumet à Einstein l'utilisation d'un tenseur, un outil mathématique, pour décrire la géométrie de l'espace et du temps mêlés. "Einstein estime que le tenseur proposé par Grossmann est trop complexe, trop mathématique, explique Etienne Klein. Il le rejette, lui préférant un tenseur plus simple, plus "physique"."

    Le résultat du travail des deux savants est une ébauche de relativité générale, publiée en 1912. Comment la tester ? C'est à ce moment de l'histoire que commence celle, méconnue, du manuscrit Einstein-Besso. Le physicien convoque son ami et confident suisse pour l'aider à mener les calculs et tester son ébauche de relativité générale sur un problème bien connu des astronomes : l'anomalie de l'orbite de Mercure. "Depuis la fin du XIXe siècle, on sait de manière de plus en plus précise que le périhélie de cette planète (le point de son orbite le plus proche du Soleil) avance un peu plus que le prévoient les équations de Newton : l'excédent est de 43 secondes d'arc par siècle, c'est-à-dire l'angle sous lequel on voit un cheveu à une distance d'un mètre, explique Etienne Klein. Einstein se dit simplement que sa théorie sera validée si elle prédit correctement cette "anomalie" de l'avance du périhélie de Mercure."

    Une part du manuscrit Einstein-Besso est consacrée à ce test crucial. Aux pages d'Einstein, des lignes d'équations, sans ratures, presque vierges de tout texte, succèdent celles de Besso, un peu plus hésitantes et annotées de nombreuses explications. Le résultat est calamiteux. Au lieu d'expliquer le petit décalage de 43 secondes d'arc par siècle, la nouvelle théorie propose une avance de plus de 1 800 secondes d'arc par siècle. Très loin de la réalité des observations astronomiques ! "Mais, un peu plus loin dans le manuscrit, les deux hommes se rendent compte qu'ils se sont trompés sur la masse du Soleil", dit Etienne Klein. Une erreur d'un facteur 10, qu'ils corrigent finalement, pour parvenir à un résultat moins absurde, mais toujours décevant : 18 secondes d'arc par siècle...

    Echec complet ? Un peu plus loin, en conclusion d'un tout autre calcul, Einstein écrit : "Stimmt" ("Correct"). "En dépit de l'échec de sa théorie à expliquer l'avance du périhélie de Mercure, Einstein croit avoir démontré autre chose, au détour d'une équation, décrypte Etienne Klein. En mai 1907, il avait eu l'intuition qu'une chute libre peut "annuler" un champ de gravitation. Ici, il pense avoir démontré qu'un mouvement de rotation peut, lui aussi, être considéré comme équivalent à un champ de gravitation. Il croit avoir généralisé son principe d'équivalence."

    Mais, plus de deux ans plus tard, Einstein comprend que son calcul était faux : il n'a rien généralisé du tout. C'est alors qu'il accepte d'utiliser dans sa théorie le premier tenseur, jugé trop complexe, que lui avait proposé Grossmann. Et en 1915, il teste ce nouveau tenseur sur l'avance du périhélie de Mercure. Cette fois, le résultat est le bon ! L'émotion est telle qu'Einstein écrira dans sa correspondance avoir cru défaillir, emporté par une intense tachycardie.

    Coiffé au poteau, le grand mathématicien David Hilbert (1862-1943), qui était, lui aussi, sur la piste d'une théorie relativiste de la gravitation, lui écrira pour le féliciter d'avoir conclu aussi vite ce calcul compliqué. "On s'est souvent demandé comment Einstein avait fait pour mener ce calcul dans des délais aussi courts, explique Etienne Klein. Maintenant, on sait qu'il avait déjà fait ce type de calculs plusieurs années auparavant, avec l'aide précieuse de Michele Besso." Ou comment, parfois, l'aigle ne peut voler sans le moineau.

    Par Stéphane Foucart, le Monde
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