Pour le mouvement féministe, la sortie du dernier livre d'Elisabeth Badinter Le Conflit , la femme et la mère, est salutaire parce qu'elle y dénonce le retour en force du naturalisme, qui constitue le pire danger pour l'émancipation des femmes et l'égalité des sexes.
Au moment de la controverse sur la parité, nombres d'intellectuelles et d'associations féministes rappelaient que le recours à la notion de nature constituait un piège dangereux puisqu'il enfermait les femmes dans des rôles prédéterminés, notamment celui de la mère ou de la femme au foyer. Tandis que l'universel est un horizon de sens qui permet aux femmes de s'affranchir du discours de la nature, les concepts en vogue tels que "la sollicitude féminine" ou "les instincts maternels" défendus par certains pédopsychiatres en vue sont fondamentalement réactionnaires parce qu'ils définissent les femmes par leurs seuls ovaires et leur seule faculté de procréer.
Les discours sur notre bonne vieille Mère Nature ne sont pas nouveaux. Le mythe de la maternité triomphante sous le régime de Vichy en est le pire exemple. Or, selon Badinter, depuis les trois dernières décennies, un féminisme maternaliste aurait sournoisement réussi à diffuser une idéologie sexiste dominante sans que nous nous en rendions compte et surtout sans que nous en mesurions encore pleinement les conséquences pour les femmes.
Mais à qui l'essayiste attribue-t-elle ce dangereux tournant idéologique ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître, aux féministes ! Aux mères féministes d'abord, qui auraient sacrifié l'éducation de leurs filles sur l'autel de leur indépendance. Aux femmes et aux féministes ensuite, qui, méfiantes à l'égard du pouvoir biomédical et des industries pharmaceutiques, auraient basculé du côté obscur de la nature. Au mouvement féministe lui-même enfin, qui aurait effectué "un tête-à-queue" en moins d'une décennie. De culturaliste et universaliste, il serait devenu naturaliste et maternaliste. Est-ce bien raisonnable et surtout est-ce bien sérieux ? A qui fera-t-on croire, par exemple, que le féminisme en France n'est incarné que par un seul mouvement, voire une seule personne, au surplus Antoinette Fouque ? Badinter prend ses cauchemars pour la réalité.
En 2005, dans Les Féminismes en questions, recueil d'entretiens de sept féministes pour qui le genre est une construction sociale et culturelle, l'historienne Christelle Taraud traçait une cartographie des conflits et des contradictions qui traversaient le féminisme. Les questions sur le foulard islamique, le harcèlement, la parité, la procréation médicalement assistée, la prostitution, les violences sexuelles… ont interpellé et divisé les féministes. En fait, loin de se réduire au seul courant essentialiste présenté par Badinter, le féminisme, qu'il soit associatif ou universitaire, est un lieu éminemment conflictuel de l'espace social où sont mises en question les identités de genre et les sexualités. En définitive, même si les origines de ces discours naturalistes sont contestables, il n'en reste pas moins vrai que la philosophie naturaliste dispose d'un pouvoir de culpabilisation.
Or en déculpabilisant les mères qui travaillent, les femmes célibataires et sans enfants, celles qui n'allaitent pas, bref toutes celles qui ne se conforment pas au diktat de la nature, le livre de Badinter possède une dimension sanitaire qu'il faut lui reconnaître. S'il représente une bouffée d'oxygène pour toutes les femmes qui croulent sous le poids de la culpabilité et des injonctions à la maternité, il faut lui en savoir gré.
Pourtant, si nous partageons la dénonciation du recours et du retour à la nature, d'où vient le malaise qui nous assaille lorsqu'on a refermé le livre ? Son discours sur la nature apparaît comme sorti de nulle part, un deus ex machina. Or, l'invocation de la nature dans l'idéologie sexiste sert de principe de légitimation d'inégalités réelles dont la genèse est strictement sociale et arrimée à un fait matériel. Ce fait matériel, comme l'ont démontré les sociologues féministes, est un rapport de pouvoir qui permet à une classe d'hommes d'opprimer, de s'approprier la classe des femmes. Le discours de la nature n'est que l'effet idéologique de ce rapport de la domination masculine.
Or, aussi paradoxal que ça puisse paraître, selon Badinter, la généralisation en deux blocs opposés – la classe des femmes, la classe des hommes – nous fait retomber dans le piège de l'essentialisme. "On peut se demander, dit-elle, si la notion simplificatrice et unificatrice de 'domination masculine' n'est pas un concept obstacle" (Fausse route, 2003).
Par ailleurs, conséquente avec elle-même, elle a déclaré : "Franchement, depuis longtemps, dans la société française de souche, que ce soit le judaïsme ou le catholicisme, on ne peut pas dire qu'il y ait une oppression des femmes" (L'Arche, novembre-décembre 2003). Sa franchise a le mérite de mettre les pieds dans le plat. De quoi se plaignent les Françaises puisqu'elles ne sont ni opprimées, ni discriminées ? Le combat féministe ne s'adresse pas à elles mais "aux jeunes femmes de la première génération de nouveaux arrivants, ou encore aux jeunes filles d'origine maghrébine. C'est pour elles qu'il faut le conduire" (ibid.). Le patriarcat sévirait donc ailleurs, "là-bas", dans les pays arabes et africains, en Iran et en Afghanistan, ou chez nous, mais seulement en banlieue chez les hommes et les femmes originaires de "là-bas", mais pas "chez nous", pas dans la République française.
Nous comprenons mieux pourquoi sur toutes les questions féministes pratiques brûlantes, Badinter s'est soigneusement abstenue de mêler sa voie – et ses pieds – aux féministes : sur le retrait des crédits au Planning familial ; sur le non-respect des promesses du candidat Sarkozy sur les droits des femmes ; sur l'application de la loi sur les services hospitaliers qui menace l'existence des centres IVG ; sur les publicités sexistes ; sur le décret en cours d'adoption qui détériore considérablement les conditions d'accueil de la petite enfance ; sur la paupérisation des femmes et leurs retraites, etc., bref toutes les raisons qui ont conduit les féministes à manifester le 8 mars pour la Journée internationale des droits des femmes.
Donner du temps, de son énergie ou même son nom ou son argent comme le font les millionnaires sympathisants de la cause féministe en Suède, qui finance le parti féministe pour faire changer les choses sur des questions concrètes, ne semblent pas du goût de l'essayiste Elisabeth Badinter. Elle ne s'abaisse pas à traiter la condition matérielle des femmes et préfère garder les mains propres en ne s'attaquant de son salon qu'aux vilaines idées naturalistes.
Dans la société française malade des inégalités sexistes et de la peste naturaliste qui les justifie, Badinter a choisi de crier haro sur les pauvres baudets, ces pelées de La Leche League (mouvement pour l'allaitement qui serait le pivot de la révolution maternelle et le cœur du discours naturaliste) et ces galeuses de filles voilées plutôt que contre le lion gouvernemental et le loup patronal. En s'en prenant ainsi aux plus faibles pour expier le forfait naturaliste et en niant l'oppression des femmes, Elisabeth Badinter fait fasse route.
Par Thomas Lancelot (militant féministe).
Source : lemonde.fr
Au moment de la controverse sur la parité, nombres d'intellectuelles et d'associations féministes rappelaient que le recours à la notion de nature constituait un piège dangereux puisqu'il enfermait les femmes dans des rôles prédéterminés, notamment celui de la mère ou de la femme au foyer. Tandis que l'universel est un horizon de sens qui permet aux femmes de s'affranchir du discours de la nature, les concepts en vogue tels que "la sollicitude féminine" ou "les instincts maternels" défendus par certains pédopsychiatres en vue sont fondamentalement réactionnaires parce qu'ils définissent les femmes par leurs seuls ovaires et leur seule faculté de procréer.
Les discours sur notre bonne vieille Mère Nature ne sont pas nouveaux. Le mythe de la maternité triomphante sous le régime de Vichy en est le pire exemple. Or, selon Badinter, depuis les trois dernières décennies, un féminisme maternaliste aurait sournoisement réussi à diffuser une idéologie sexiste dominante sans que nous nous en rendions compte et surtout sans que nous en mesurions encore pleinement les conséquences pour les femmes.
Mais à qui l'essayiste attribue-t-elle ce dangereux tournant idéologique ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître, aux féministes ! Aux mères féministes d'abord, qui auraient sacrifié l'éducation de leurs filles sur l'autel de leur indépendance. Aux femmes et aux féministes ensuite, qui, méfiantes à l'égard du pouvoir biomédical et des industries pharmaceutiques, auraient basculé du côté obscur de la nature. Au mouvement féministe lui-même enfin, qui aurait effectué "un tête-à-queue" en moins d'une décennie. De culturaliste et universaliste, il serait devenu naturaliste et maternaliste. Est-ce bien raisonnable et surtout est-ce bien sérieux ? A qui fera-t-on croire, par exemple, que le féminisme en France n'est incarné que par un seul mouvement, voire une seule personne, au surplus Antoinette Fouque ? Badinter prend ses cauchemars pour la réalité.
En 2005, dans Les Féminismes en questions, recueil d'entretiens de sept féministes pour qui le genre est une construction sociale et culturelle, l'historienne Christelle Taraud traçait une cartographie des conflits et des contradictions qui traversaient le féminisme. Les questions sur le foulard islamique, le harcèlement, la parité, la procréation médicalement assistée, la prostitution, les violences sexuelles… ont interpellé et divisé les féministes. En fait, loin de se réduire au seul courant essentialiste présenté par Badinter, le féminisme, qu'il soit associatif ou universitaire, est un lieu éminemment conflictuel de l'espace social où sont mises en question les identités de genre et les sexualités. En définitive, même si les origines de ces discours naturalistes sont contestables, il n'en reste pas moins vrai que la philosophie naturaliste dispose d'un pouvoir de culpabilisation.
Or en déculpabilisant les mères qui travaillent, les femmes célibataires et sans enfants, celles qui n'allaitent pas, bref toutes celles qui ne se conforment pas au diktat de la nature, le livre de Badinter possède une dimension sanitaire qu'il faut lui reconnaître. S'il représente une bouffée d'oxygène pour toutes les femmes qui croulent sous le poids de la culpabilité et des injonctions à la maternité, il faut lui en savoir gré.
Pourtant, si nous partageons la dénonciation du recours et du retour à la nature, d'où vient le malaise qui nous assaille lorsqu'on a refermé le livre ? Son discours sur la nature apparaît comme sorti de nulle part, un deus ex machina. Or, l'invocation de la nature dans l'idéologie sexiste sert de principe de légitimation d'inégalités réelles dont la genèse est strictement sociale et arrimée à un fait matériel. Ce fait matériel, comme l'ont démontré les sociologues féministes, est un rapport de pouvoir qui permet à une classe d'hommes d'opprimer, de s'approprier la classe des femmes. Le discours de la nature n'est que l'effet idéologique de ce rapport de la domination masculine.
Or, aussi paradoxal que ça puisse paraître, selon Badinter, la généralisation en deux blocs opposés – la classe des femmes, la classe des hommes – nous fait retomber dans le piège de l'essentialisme. "On peut se demander, dit-elle, si la notion simplificatrice et unificatrice de 'domination masculine' n'est pas un concept obstacle" (Fausse route, 2003).
Par ailleurs, conséquente avec elle-même, elle a déclaré : "Franchement, depuis longtemps, dans la société française de souche, que ce soit le judaïsme ou le catholicisme, on ne peut pas dire qu'il y ait une oppression des femmes" (L'Arche, novembre-décembre 2003). Sa franchise a le mérite de mettre les pieds dans le plat. De quoi se plaignent les Françaises puisqu'elles ne sont ni opprimées, ni discriminées ? Le combat féministe ne s'adresse pas à elles mais "aux jeunes femmes de la première génération de nouveaux arrivants, ou encore aux jeunes filles d'origine maghrébine. C'est pour elles qu'il faut le conduire" (ibid.). Le patriarcat sévirait donc ailleurs, "là-bas", dans les pays arabes et africains, en Iran et en Afghanistan, ou chez nous, mais seulement en banlieue chez les hommes et les femmes originaires de "là-bas", mais pas "chez nous", pas dans la République française.
Nous comprenons mieux pourquoi sur toutes les questions féministes pratiques brûlantes, Badinter s'est soigneusement abstenue de mêler sa voie – et ses pieds – aux féministes : sur le retrait des crédits au Planning familial ; sur le non-respect des promesses du candidat Sarkozy sur les droits des femmes ; sur l'application de la loi sur les services hospitaliers qui menace l'existence des centres IVG ; sur les publicités sexistes ; sur le décret en cours d'adoption qui détériore considérablement les conditions d'accueil de la petite enfance ; sur la paupérisation des femmes et leurs retraites, etc., bref toutes les raisons qui ont conduit les féministes à manifester le 8 mars pour la Journée internationale des droits des femmes.
Donner du temps, de son énergie ou même son nom ou son argent comme le font les millionnaires sympathisants de la cause féministe en Suède, qui finance le parti féministe pour faire changer les choses sur des questions concrètes, ne semblent pas du goût de l'essayiste Elisabeth Badinter. Elle ne s'abaisse pas à traiter la condition matérielle des femmes et préfère garder les mains propres en ne s'attaquant de son salon qu'aux vilaines idées naturalistes.
Dans la société française malade des inégalités sexistes et de la peste naturaliste qui les justifie, Badinter a choisi de crier haro sur les pauvres baudets, ces pelées de La Leche League (mouvement pour l'allaitement qui serait le pivot de la révolution maternelle et le cœur du discours naturaliste) et ces galeuses de filles voilées plutôt que contre le lion gouvernemental et le loup patronal. En s'en prenant ainsi aux plus faibles pour expier le forfait naturaliste et en niant l'oppression des femmes, Elisabeth Badinter fait fasse route.
Par Thomas Lancelot (militant féministe).
Source : lemonde.fr
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