Le 20 juillet prochain, Frantz Fanon aurait eu 86 ans, il est mort à 36 ans. Tragique fin prématurée de la remarquable destinée de ce fils adoptif de l’Algérie combattante. L’inlassable avocat des damnés de la terre : Frantz Fanon.
Le fringant jeune homme qui se présente ce matin du 29 novembre 1953 devant M. Boumati, directeur de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, vient de loin. Nulle pythonisse, aucun oracle n’aurait prédit à Casimir Fanon, fonctionnaire des Douanes, plutôt aisé, de Fort-de-France que l’un de ses six rejetons, plus précisément le troisième des garçons, celui qui se prénomme Frantz allait un jour embrasser la cause algérienne et devenir une figure hors du commun qui marquerait d’une empreinte profonde l’histoire de la décolonisation et la pensée politique du XXe siècle. La vie de Fanon a commencé à se construire dans sa Martinique natale, comme celle de tous les gamins de l’époque qui, comme lui, avaient l’heur de jouir d’un certain confort social, donc à l’abri du besoin dans la sécurité d’un foyer familial douillet et chaleureux, entouré de l’affection des siens, mais loin d’être indifférent au sort peu enviable de ses voisins. Les biographes, qui ont épluché l’enfance et l’adolescence de Frantz Fanon et qui mentionnent que sa mère, Eléonore, était une métisse fille d’une Alsacienne et d’un Antillais, le décrivent comme un enfant volontiers chapardeur et raisonnablement jouette. Néanmoins, ils ne signalent pas dans sa prime jeunesse des faits ou des événements susceptibles d’affirmer qu’il avait subi des agressions, pas même les quolibets ou des manifestations de « racisme ordinaire ». Si les ouvriers des exploitations ployaient encore sous le joug des héritiers des créoles, les békés, ces monarques, de ce qu’il désignera comme « la royauté du sucre », il est utile de rappeler que sous l’action conjuguée des luttes populaires et le combat politique de Victor Schoelcher, parlementaire français (1) du XIXe siècle, l’esclavage avait été aboli mais demeuraient le système, les usages et la terrible misère endémique. Les Antilles françaises étaient historiquement, un défi tragique à la raison, comme l’était, d’ailleurs tout le reste de l’empire. A cet effet il écrira dans El Moudjahid (2) un article intitulé « Aux Antilles, naissance d’une nation ? », qu’il a consacré à la création de la Fédération des Indes occidentales (ex-Antilles britanniques) dans lequel il relève : « Face à la puissance extraordinaire des planteurs blancs, l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle se révéla-t-elle inefficace à provoquer l’amélioration réelle de la situation des travailleurs noirs. Ceux-ci durent rester ouvriers agricoles sur les plantations et, encore aujourd’hui, leurs misérables cases voisinent la luxueuse maison du planteur. »
Sa rencontre, encore adolescent, avec Marcel Manville (3), Antillais comme lui, autre figure amie, familière de la révolution algérienne, semble avoir marqué le jeune Frantz, au point d’être soulignée par tous ceux qui ont eu à s’intéresser à son itinéraire. Il devait avoir une quinzaine d’années, c’est-à-dire au début de la Seconde Guerre mondiale. Cette amitié aura pour pivot le poète et professeur de philosophie, Aimé Césaire (4) un des cofondateurs du mouvement de la négritude (5). Evoquant cette période, Manville parlera de « deuxième naissance ». Mais il y avait la guerre et son corollaire : l’aggravation de la misère, l’exacerbation de la ségrégation et de l’intolérance. Fragiles et vulnérables, les populations indigènes seront les premières à pâtir de la situation créée par le conflit. La faim, les disettes, le rationnement, l’équivalent chez nous en Algérie des années du ticket ou du bon d’alimentation. En 1943, il quittera la maison familiale avant de s’engager en 1944 avec son ami Manville comme volontaire alors que la révolte grondait en Martinique contre les pétainistes. C’est de cette époque que date sa première rencontre avec cette terre qui allait devenir la sienne un peu moins de dix années après, l’Algérie. Il est, en effet, affecté dans une école d’officiers à Béjaïa où il aura un avant-goût de la situation dans laquelle pataugent les indigènes. Il gagnera ensuite Oran avant d’embarquer avec les forces françaises libres d’Afrique du Nord vers ce qui était la métropole où il fait toute la campagne depuis Toulon jusqu’en Alsace, pays de sa grand-mère maternelle. Il sera blessé. Cette période d’action sera également celle de la désillusion du jeune idéaliste qui avait quitté, un an auparavant, le confort de son adolescence et les certitudes de la grandeur de son combat.
Dans son remarquable portrait de Frantz Fanon, Alice Cherki (6) reprend les termes d’une lettre adressée à sa famille dans laquelle il observe : « Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète (...). Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause (...) ; car cette fausse idéologie bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! Rien ici ne justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. » Les jours qui allaient suivre la victoire des Alliés sur le nazisme allaient conforter le jeune Fanon, récipiendaire de décorations, de même que son ami Manville, dans ses nouvelles convictions et ancrer pour toujours ce sentiment amer que quelles que soient sa vaillance, son intrépidité, sa hardiesse, il sera toujours le second du Blanc.
Par Le Matin DZ
Le fringant jeune homme qui se présente ce matin du 29 novembre 1953 devant M. Boumati, directeur de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, vient de loin. Nulle pythonisse, aucun oracle n’aurait prédit à Casimir Fanon, fonctionnaire des Douanes, plutôt aisé, de Fort-de-France que l’un de ses six rejetons, plus précisément le troisième des garçons, celui qui se prénomme Frantz allait un jour embrasser la cause algérienne et devenir une figure hors du commun qui marquerait d’une empreinte profonde l’histoire de la décolonisation et la pensée politique du XXe siècle. La vie de Fanon a commencé à se construire dans sa Martinique natale, comme celle de tous les gamins de l’époque qui, comme lui, avaient l’heur de jouir d’un certain confort social, donc à l’abri du besoin dans la sécurité d’un foyer familial douillet et chaleureux, entouré de l’affection des siens, mais loin d’être indifférent au sort peu enviable de ses voisins. Les biographes, qui ont épluché l’enfance et l’adolescence de Frantz Fanon et qui mentionnent que sa mère, Eléonore, était une métisse fille d’une Alsacienne et d’un Antillais, le décrivent comme un enfant volontiers chapardeur et raisonnablement jouette. Néanmoins, ils ne signalent pas dans sa prime jeunesse des faits ou des événements susceptibles d’affirmer qu’il avait subi des agressions, pas même les quolibets ou des manifestations de « racisme ordinaire ». Si les ouvriers des exploitations ployaient encore sous le joug des héritiers des créoles, les békés, ces monarques, de ce qu’il désignera comme « la royauté du sucre », il est utile de rappeler que sous l’action conjuguée des luttes populaires et le combat politique de Victor Schoelcher, parlementaire français (1) du XIXe siècle, l’esclavage avait été aboli mais demeuraient le système, les usages et la terrible misère endémique. Les Antilles françaises étaient historiquement, un défi tragique à la raison, comme l’était, d’ailleurs tout le reste de l’empire. A cet effet il écrira dans El Moudjahid (2) un article intitulé « Aux Antilles, naissance d’une nation ? », qu’il a consacré à la création de la Fédération des Indes occidentales (ex-Antilles britanniques) dans lequel il relève : « Face à la puissance extraordinaire des planteurs blancs, l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle se révéla-t-elle inefficace à provoquer l’amélioration réelle de la situation des travailleurs noirs. Ceux-ci durent rester ouvriers agricoles sur les plantations et, encore aujourd’hui, leurs misérables cases voisinent la luxueuse maison du planteur. »
Sa rencontre, encore adolescent, avec Marcel Manville (3), Antillais comme lui, autre figure amie, familière de la révolution algérienne, semble avoir marqué le jeune Frantz, au point d’être soulignée par tous ceux qui ont eu à s’intéresser à son itinéraire. Il devait avoir une quinzaine d’années, c’est-à-dire au début de la Seconde Guerre mondiale. Cette amitié aura pour pivot le poète et professeur de philosophie, Aimé Césaire (4) un des cofondateurs du mouvement de la négritude (5). Evoquant cette période, Manville parlera de « deuxième naissance ». Mais il y avait la guerre et son corollaire : l’aggravation de la misère, l’exacerbation de la ségrégation et de l’intolérance. Fragiles et vulnérables, les populations indigènes seront les premières à pâtir de la situation créée par le conflit. La faim, les disettes, le rationnement, l’équivalent chez nous en Algérie des années du ticket ou du bon d’alimentation. En 1943, il quittera la maison familiale avant de s’engager en 1944 avec son ami Manville comme volontaire alors que la révolte grondait en Martinique contre les pétainistes. C’est de cette époque que date sa première rencontre avec cette terre qui allait devenir la sienne un peu moins de dix années après, l’Algérie. Il est, en effet, affecté dans une école d’officiers à Béjaïa où il aura un avant-goût de la situation dans laquelle pataugent les indigènes. Il gagnera ensuite Oran avant d’embarquer avec les forces françaises libres d’Afrique du Nord vers ce qui était la métropole où il fait toute la campagne depuis Toulon jusqu’en Alsace, pays de sa grand-mère maternelle. Il sera blessé. Cette période d’action sera également celle de la désillusion du jeune idéaliste qui avait quitté, un an auparavant, le confort de son adolescence et les certitudes de la grandeur de son combat.
Dans son remarquable portrait de Frantz Fanon, Alice Cherki (6) reprend les termes d’une lettre adressée à sa famille dans laquelle il observe : « Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète (...). Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause (...) ; car cette fausse idéologie bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! Rien ici ne justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. » Les jours qui allaient suivre la victoire des Alliés sur le nazisme allaient conforter le jeune Fanon, récipiendaire de décorations, de même que son ami Manville, dans ses nouvelles convictions et ancrer pour toujours ce sentiment amer que quelles que soient sa vaillance, son intrépidité, sa hardiesse, il sera toujours le second du Blanc.
Par Le Matin DZ
Commentaire