Depuis l’annonce de la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat présidentiel, de nombreuses manifestations ont lieu à Alger et en dehors de la capitale. Un nouveau mouvement, Barakat (« ça suffit ») occupe la une des médias algériens. Entretien avec son cofondateur, Mustapha Benfodil, journaliste et dramaturge.
Les Algériens éliront leur président le 17 avril. Mais depuis l’annonce, le 22 février, de la candidature du chef de l’État actuel, Abdelaziz Bouteflika, de nombreuses manifestations ont lieu à Alger et en dehors de la capitale pour protester contre sa décision de se présenter pour un quatrième mandat. Un nouveau mouvement, Barakat (« ça suffit »), a même vu le jour. Il occupe la une des médias algériens, malgré le nombre relativement restreint (quelques dizaines de militants) de ses membres. Qui sont ces Algériens qui défilent, malgré la répression et les arrestations dont ils font systématiquement l’objet ? Quel projet politique conçoivent-ils pour l’Algérie ? Entretien avec Mustapha Benfodil, journaliste et dramaturge co-fondateur de ce mouvement Barakat, qui a adopté sa « plateforme » ce mardi.
Qu’est-ce que Barakat, ce mouvement qui fait beaucoup parler de lui depuis dix jours en Algérie ?
Mustapha Benfodil. C’est d’abord une initiative, une proposition pour l’après-Bouteflika. Juste après l’annonce de la candidature du président le 22 février, j’ai écrit un texte, intitulé « Manifeste pour une contre-élection ». C'est une contribution pour oser sortir de l’agenda électoral, et qui se termine par un large appel au rassemblement des Algériens pour commencer à penser à l'après-régime. De son côté, Amira Bouraoui, militante et médecin, était sortie avec un petit groupe le jour de l’annonce du président pour protester contre un quatrième mandat de Bouteflika, avant d’être interpellée. Elle avait marqué les esprits lors d’un débat télévisé sur une chaîne à forte audience, Chorouk TV. Elle avait très vivement pris à partie une députée du FLN (parti dont Abdelaziz Bouteflika demeure président d'honneur) présente sur le plateau. Nous nous sommes retrouvés tous ensemble dans un café d’Alger, avant la manifestation du samedi 1er mars. C’est là qu’est né Barakat.
Lors d'un rassemblement dans le centre-ville d’Alger, le mouvement a immédiatement été réprimé, et plusieurs militants, dont vous-même, ont été arrêtés, alors qu'on assiste à des manifestations depuis le début du mois de mars. Comment comprenez-vous cette répression, dans le contexte d’une guerre de clans au sommet de l’État, et alors même que ces arrestations viennent d’être condamnées par le directeur général de la police, comme un article d'El Watan s'en fait aujourd'hui l'écho ?
Ce directeur de la police, le général Hamel, a fait une conférence de presse, ce qui est très rare et constitue déjà un signe de faiblesse, pour rejeter toute la responsabilité des arrestations sur la Wilaya d’Alger (la préfecture), et par là même réduire cela à un problème d’ordre administratif. Or tout le monde sait bien que la Wilaya ne décide évidemment pas de ce genre de choses, et que c’est en réalité le ministre de l’intérieur qui est visé par cette attaque du directeur. Le général dit aussi que nous aurions dû demander l’autorisation de manifester, sachant très bien que la Wilaya ne nous l’aurait jamais accordée. J’ai moi-même été arrêté deux fois, mais je dois tout de même préciser que nous n'avons jamais été maltraités dans un commissariat.
En fait, les autorités ont choisi de nous mettre sous pression d’entrée, parce qu’elles voient bien que Barakat est en train de gagner du terrain et de s’organiser rapidement. Barakat n’est pas un élan émotionnel, c’est un projet. Et les autorités craignent que le fait d’occuper la rue nous permette de nous étendre et de lutter plus efficacement contre le système et l’autoritarisme, en libérant les esprits et en fédérant une partie des contestations.
Pourquoi se placer d’emblée dans l’après-élection ?
Cette élection est pliée, c’est une parodie de scrutin, cela ne sert à rien de se focaliser dessus, même si, pour mobiliser, on insiste sur notre opposition au quatrième mandat de Bouteflika. Il nous faut travailler sur l’alternative. C’est dans cet esprit que Barakat s’est lancé, car je prends les paris que si Bouteflika venait à passer la main, l’opposition s’entre-déchirerait. Elle n’est pas prête à assumer des responsabilités. Il n’y a personne aujourd’hui pour prendre la relève, personne qui ne dispose de suffisamment de crédit auprès des Algériens, du moins il me semble.
Il faut donc se préparer pour l’après. Et pour cela, il y a deux « écoles » : l’école insurrectionnelle, révolutionnaire, semblable à ce qui s’est passé pendant le printemps arabe, le départ de la tête du régime. La seconde, c’est l’école réformiste, c’est celle que nous adoptons, qui doit nous permettre de dialoguer entre nous en tant que société civile, partisans de l’opposition, et négocier avec le régime avec lequel nous sommes en situation de conflit.
L’Algérie n’est pas la Tunisie de Ben Ali, cela ne fonctionne pas de la même façon. Après une lutte de plusieurs décennies, nous avons enfin vu émerger des chaînes de télévisions privées, où le débat est devenu très libre. C’est une liberté de ton que nous avons cherché à entretenir depuis octobre 1988, et les manifestions d’alors, qui constituent en quelque sorte le premier printemps arabe.
Tout au long des années 1980, il y avait des mouvements féministe, étudiant, ouvrier, berbère, très implantés à l’époque. Lycéen alors, j’étais moi-même sorti dans la rue, alors que j’habitais une petite ville non loin d'Alger.
Toutes ces luttes nous ont permis de conserver un minimum de liberté en Algérie. Je travaille par exemple pour le quotidien francophone El Watan, qui attaque tous les jours l’armée et Bouteflika. Si l’on a des syndicats, c’est grâce à octobre 1988. Tout cela fait qu’il y a une spécificité algérienne. Et on ne peut donc pas appliquer le même schéma qu’en Tunisie ou en Égypte, dans notre stratégie de changement.
Il y a en Algérie des diplomates, des magistrats, des policiers, des gestionnaires, des maires, des officiers de l’armée et du DRS (le tout-puissant service de renseignements) qui ne veulent plus être les gardes-chiourmes du peuple algérien au profit de leurs patrons. Nous voulons donc leur adresser un appel, comme nous l’avons fait la semaine dernière aux magistrats de la Cour constitutionnelle, pour leur dire : « Vous aussi, vous êtes des citoyens bafoués » et les associer à un sursaut de dignité. Au passage, cette dignité n’est pas que politique, et ce n’est pas non plus de la poésie : c’est aussi le droit au travail, au logement, à la sécurité sociale, etc.
Bouteflika n’arrête pas de clamer qu’il a ramené la paix civile, mais il a cassé la notion même de citoyenneté algérienne et les cadres de ce pays, qu’il terrorise. Dans le même temps, il faut mettre les institutions devant leurs responsabilités, et nous avons demandé une salle à la Wilaya d’Alger pour tenir notre premier meeting populaire.
Quel est ce « projet » porté par Barakat ?
C'est essentiellement la mise en place de mécanismes de concertation de l’ensemble des forces de l’opposition, des mouvements sociaux, des associations, des personnalités nationales, des citoyens qui le désireront, pour écrire une feuille de route. On ne peut pas dire aujourd’hui, du haut de notre petit groupe : « Voilà dans le détail quel va être le projet de la deuxième république algérienne », parce que cela n’a pas de sens, nous ne sommes pas un parti politique. Nous cherchons en revanche à participer à l’émergence d’un consensus, dont découlera le projet politique, et cette deuxième république. Bien sûr, il y aura une base, exprimée dans notre plateforme.
Nous pensons qu’il faut se mobiliser dès à présent sur la question de la prochaine constitution, qui émergera sans nul doute au cours des prochains mois avec l’incertitude créée par l’état de santé du Président. La nouvelle constitution doit être l’incarnation du projet algérien, et il y a des éléments qui me paraissent inaliénables, comme la limitation des mandats, les droits économiques et sociaux, la parité homme/femme, l’officialisation de la langue tamazight (kabyle) et l’indépendance de la justice. Personnellement, je suis favorable à la mention dans la feuille de route de la dissolution de la police politique.
Tous ces points sont, je le crois, des éléments de rassemblement large du peuple algérien, pour interpeller le régime et exiger des réformes profondes. C'est une sorte de constituante populaire, si vous voulez, l’inverse de ce que l’on a eu en 1963, quand l’ancien président Ben Bella et consorts s’étaient arrogés une assemblée taillée sur mesure. La traduction organique de cette constituante doit résulter d'une concertation avec les partis politiques, les syndicats et les mouvements qui ne sont pas reconnus aujourd’hui officiellement, mais qui disposent d’un ancrage important au sein de la population, comme le mouvement des chômeurs.
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Les Algériens éliront leur président le 17 avril. Mais depuis l’annonce, le 22 février, de la candidature du chef de l’État actuel, Abdelaziz Bouteflika, de nombreuses manifestations ont lieu à Alger et en dehors de la capitale pour protester contre sa décision de se présenter pour un quatrième mandat. Un nouveau mouvement, Barakat (« ça suffit »), a même vu le jour. Il occupe la une des médias algériens, malgré le nombre relativement restreint (quelques dizaines de militants) de ses membres. Qui sont ces Algériens qui défilent, malgré la répression et les arrestations dont ils font systématiquement l’objet ? Quel projet politique conçoivent-ils pour l’Algérie ? Entretien avec Mustapha Benfodil, journaliste et dramaturge co-fondateur de ce mouvement Barakat, qui a adopté sa « plateforme » ce mardi.
Qu’est-ce que Barakat, ce mouvement qui fait beaucoup parler de lui depuis dix jours en Algérie ?
Mustapha Benfodil. C’est d’abord une initiative, une proposition pour l’après-Bouteflika. Juste après l’annonce de la candidature du président le 22 février, j’ai écrit un texte, intitulé « Manifeste pour une contre-élection ». C'est une contribution pour oser sortir de l’agenda électoral, et qui se termine par un large appel au rassemblement des Algériens pour commencer à penser à l'après-régime. De son côté, Amira Bouraoui, militante et médecin, était sortie avec un petit groupe le jour de l’annonce du président pour protester contre un quatrième mandat de Bouteflika, avant d’être interpellée. Elle avait marqué les esprits lors d’un débat télévisé sur une chaîne à forte audience, Chorouk TV. Elle avait très vivement pris à partie une députée du FLN (parti dont Abdelaziz Bouteflika demeure président d'honneur) présente sur le plateau. Nous nous sommes retrouvés tous ensemble dans un café d’Alger, avant la manifestation du samedi 1er mars. C’est là qu’est né Barakat.
Lors d'un rassemblement dans le centre-ville d’Alger, le mouvement a immédiatement été réprimé, et plusieurs militants, dont vous-même, ont été arrêtés, alors qu'on assiste à des manifestations depuis le début du mois de mars. Comment comprenez-vous cette répression, dans le contexte d’une guerre de clans au sommet de l’État, et alors même que ces arrestations viennent d’être condamnées par le directeur général de la police, comme un article d'El Watan s'en fait aujourd'hui l'écho ?
Ce directeur de la police, le général Hamel, a fait une conférence de presse, ce qui est très rare et constitue déjà un signe de faiblesse, pour rejeter toute la responsabilité des arrestations sur la Wilaya d’Alger (la préfecture), et par là même réduire cela à un problème d’ordre administratif. Or tout le monde sait bien que la Wilaya ne décide évidemment pas de ce genre de choses, et que c’est en réalité le ministre de l’intérieur qui est visé par cette attaque du directeur. Le général dit aussi que nous aurions dû demander l’autorisation de manifester, sachant très bien que la Wilaya ne nous l’aurait jamais accordée. J’ai moi-même été arrêté deux fois, mais je dois tout de même préciser que nous n'avons jamais été maltraités dans un commissariat.
En fait, les autorités ont choisi de nous mettre sous pression d’entrée, parce qu’elles voient bien que Barakat est en train de gagner du terrain et de s’organiser rapidement. Barakat n’est pas un élan émotionnel, c’est un projet. Et les autorités craignent que le fait d’occuper la rue nous permette de nous étendre et de lutter plus efficacement contre le système et l’autoritarisme, en libérant les esprits et en fédérant une partie des contestations.
Pourquoi se placer d’emblée dans l’après-élection ?
Cette élection est pliée, c’est une parodie de scrutin, cela ne sert à rien de se focaliser dessus, même si, pour mobiliser, on insiste sur notre opposition au quatrième mandat de Bouteflika. Il nous faut travailler sur l’alternative. C’est dans cet esprit que Barakat s’est lancé, car je prends les paris que si Bouteflika venait à passer la main, l’opposition s’entre-déchirerait. Elle n’est pas prête à assumer des responsabilités. Il n’y a personne aujourd’hui pour prendre la relève, personne qui ne dispose de suffisamment de crédit auprès des Algériens, du moins il me semble.
Il faut donc se préparer pour l’après. Et pour cela, il y a deux « écoles » : l’école insurrectionnelle, révolutionnaire, semblable à ce qui s’est passé pendant le printemps arabe, le départ de la tête du régime. La seconde, c’est l’école réformiste, c’est celle que nous adoptons, qui doit nous permettre de dialoguer entre nous en tant que société civile, partisans de l’opposition, et négocier avec le régime avec lequel nous sommes en situation de conflit.
L’Algérie n’est pas la Tunisie de Ben Ali, cela ne fonctionne pas de la même façon. Après une lutte de plusieurs décennies, nous avons enfin vu émerger des chaînes de télévisions privées, où le débat est devenu très libre. C’est une liberté de ton que nous avons cherché à entretenir depuis octobre 1988, et les manifestions d’alors, qui constituent en quelque sorte le premier printemps arabe.
Tout au long des années 1980, il y avait des mouvements féministe, étudiant, ouvrier, berbère, très implantés à l’époque. Lycéen alors, j’étais moi-même sorti dans la rue, alors que j’habitais une petite ville non loin d'Alger.
Toutes ces luttes nous ont permis de conserver un minimum de liberté en Algérie. Je travaille par exemple pour le quotidien francophone El Watan, qui attaque tous les jours l’armée et Bouteflika. Si l’on a des syndicats, c’est grâce à octobre 1988. Tout cela fait qu’il y a une spécificité algérienne. Et on ne peut donc pas appliquer le même schéma qu’en Tunisie ou en Égypte, dans notre stratégie de changement.
Il y a en Algérie des diplomates, des magistrats, des policiers, des gestionnaires, des maires, des officiers de l’armée et du DRS (le tout-puissant service de renseignements) qui ne veulent plus être les gardes-chiourmes du peuple algérien au profit de leurs patrons. Nous voulons donc leur adresser un appel, comme nous l’avons fait la semaine dernière aux magistrats de la Cour constitutionnelle, pour leur dire : « Vous aussi, vous êtes des citoyens bafoués » et les associer à un sursaut de dignité. Au passage, cette dignité n’est pas que politique, et ce n’est pas non plus de la poésie : c’est aussi le droit au travail, au logement, à la sécurité sociale, etc.
Bouteflika n’arrête pas de clamer qu’il a ramené la paix civile, mais il a cassé la notion même de citoyenneté algérienne et les cadres de ce pays, qu’il terrorise. Dans le même temps, il faut mettre les institutions devant leurs responsabilités, et nous avons demandé une salle à la Wilaya d’Alger pour tenir notre premier meeting populaire.
Quel est ce « projet » porté par Barakat ?
C'est essentiellement la mise en place de mécanismes de concertation de l’ensemble des forces de l’opposition, des mouvements sociaux, des associations, des personnalités nationales, des citoyens qui le désireront, pour écrire une feuille de route. On ne peut pas dire aujourd’hui, du haut de notre petit groupe : « Voilà dans le détail quel va être le projet de la deuxième république algérienne », parce que cela n’a pas de sens, nous ne sommes pas un parti politique. Nous cherchons en revanche à participer à l’émergence d’un consensus, dont découlera le projet politique, et cette deuxième république. Bien sûr, il y aura une base, exprimée dans notre plateforme.
Nous pensons qu’il faut se mobiliser dès à présent sur la question de la prochaine constitution, qui émergera sans nul doute au cours des prochains mois avec l’incertitude créée par l’état de santé du Président. La nouvelle constitution doit être l’incarnation du projet algérien, et il y a des éléments qui me paraissent inaliénables, comme la limitation des mandats, les droits économiques et sociaux, la parité homme/femme, l’officialisation de la langue tamazight (kabyle) et l’indépendance de la justice. Personnellement, je suis favorable à la mention dans la feuille de route de la dissolution de la police politique.
Tous ces points sont, je le crois, des éléments de rassemblement large du peuple algérien, pour interpeller le régime et exiger des réformes profondes. C'est une sorte de constituante populaire, si vous voulez, l’inverse de ce que l’on a eu en 1963, quand l’ancien président Ben Bella et consorts s’étaient arrogés une assemblée taillée sur mesure. La traduction organique de cette constituante doit résulter d'une concertation avec les partis politiques, les syndicats et les mouvements qui ne sont pas reconnus aujourd’hui officiellement, mais qui disposent d’un ancrage important au sein de la population, comme le mouvement des chômeurs.
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