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A tous la vie donne tout

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    SALAM

    A tous la vie donne tout


    J'avais lu "Le livre de sable" de Borges il y a quelques années. Une des histoires de ce recueil de nouvelles m'avait tant impressionnée que je la racontais souvent à mes amis. Un jour, j'ai relu "Le livre de sable", mais l'histoire que je racontais depuis longtemps ne s'y trouvait pas, pas comme je la racontais.
    De même qu'il n'y a pas de livre, mais seulement des lectures, — chacun lit dans le même livre un livre différent — de même, il n'y a pas de lecture universelle de ce livre de la vie qu'est la vie elle-même… Pourtant, le sens est accessible à tous…


    Le roi de K, arrivé au sommet de sa puissance, convoqua un jour le plus grand poète du royaume. Il lui dit :
    — Je veux que tu composes pour moi une ode à ma gloire. Prends ton temps, je te donne une année entière. Et tu n'ignores pas que je sais récompenser mes fidèles serviteurs.
    Le poète retourna chez lui et travailla sans relâche. Il composa une ode selon les canons les plus précis de son époque. Elle alliait les allitérations et les scansions et abondait en figures de rhétorique. L'année écoulée, il avait écrit un long et bel éloge.
    Devant la cour rassemblée, le poète présenta son ode au roi. Il lut avec lenteur et majesté. Le roi approuvait ses paroles de hochements de têtes. A la fin, il dit au poète :
    — Ton œuvre mérite mon acclamation. Si toute la littérature venait à disparaître, on pourrait la reconstituer sans en rien perdre avec ton ode. Tout cela est édifiant, pourtant il manque quelque chose. Personne n'a pâli. Notre sang ne bat pas plus vite. Personne n'a hurlé son cri de guerre. Rentre chez toi, je te donne une autre année pour composer l'inoubliable hymne à ma gloire. Reçois cette bague en témoignage de ma satisfaction.
    Le poète passa l'année à réécrire son poème. Il recomposa à l'infini le chant de la gloire de son roi, écrivit des milliers de pages, en jeta presque autant. L'année écoulée, il retrouva la grande salle d'audience et la cour assemblée. Il lut son ode, beaucoup plus courte que la première. Le roi lui dit :
    — Ce poème dépasse tout ce qui l'a précédé et en même temps l'annule. Il étonne, il émerveille, il éblouit. Reçois le plus beau joyau du royaume en témoignage de ma satisfaction. Cependant, de la plume qui a produit une œuvre aussi insigne nous pouvons attendre une œuvre plus sublime encore.
    Une nouvelle année s'écoula. Cette fois le poète ne put rien écrire. Et lorsque vint le jour où il devait se présenter devant la cour, il n'avait pas de manuscrit.
    — N'as-tu pas composé d'ode ? demanda le roi.
    — Si, dit le poète. Mais je n'ose la réciter. Elle n'est composée que d'un seul mot. Je ne puis le dire qu'à toi.
    Le poète pria le roi de lui accorder un instant d'entretien.
    — Approche.
    Ce jour-là, un marchand venu de l'extrémité du monde avait présenté ses plus précieuses marchandises au monarque. Il était encore proche de lui lorsque le poète dit le mot unique de son ode à l'oreille du roi qui, l'ayant entendu, s'en émerveilla. Ce jour là il pâlit, son sang battit plus vite. Lorsqu'il revint à lui, il s'aperçut que le marchand, avait pu l'entendre aussi. Dans le doute, il le condamna à mourir le lendemain même. En attendant, on le jeta au cachot pour la nuit.
    Avant l’aube, une terrible tempête s'abattit sur la ville. La foudre frappa la muraille de la prison qui s'écroula. Le marchand s'évada.
    Alors commença pour lui la pérégrination sans fin qui allait devenir sa vie. Il s'enfuit sans jamais s'arrêter. Il devint voleur, écrivain public, forgeron, bûcheron, rameur, marchand d’armes, usurier, marchant d’esclaves, esclave à son tour, s'échappa. Il aima, fut aimé, se battit en duel. Il fut tailleur de pierre, mercenaire, vagabond.
    Quel était donc le mot qu'il n'avait pas entendu ? Au cours de ses exodes un missionnaire lui désigna "Dieu", il douta qu’un être surhumain, tout puissant et bienveillant se préoccupât de lui. Une femme lui parla de l'"Amour", il y succomba mais la quitta à l'aube d'un matin d'ennui. Un enfant lui montra "Innocence", il ne se croyait ni coupable ni impur. Un ermite lui soumit "Renoncement", il y renonça aussitôt. Un vieillard gémit "Décrépitude", un moribond expira "Mort", un bûcher funéraire lui suggéra la Cendre. Un sage lui soupira "Vanité". Aucun de ces mots ne pouvait à lui seul chanter l'hymne le plus sublime. Aucun d'eux n'aurait pu lui avoir valu une condamnation à mort. Pas un seul de ces mots n’aurait fait pâlir le roi et battre son cœur plus fort.
    Un soir, alors qu'il cheminait sur l'une des nombreuses routes du monde, il frappa à la porte d'une maison pour y demander l'hospitalité. Là, un vieil homme agonisait.
    — Me reconnais-tu ? lui demanda-t-il.
    — Oui, je te reconnais. Tu es le poète du royaume de K.
    Son visage avait tellement vieilli qu'il ne put s'empêcher de penser que lui aussi était devenu un vieillard.
    — Avais-tu entendu ? lui demanda le poète.
    — Non. Au moment où tu as prononcé ton ode d’un seul mot un bruit m'a empêché d'entendre.
    — Mais tu as compris...
    — Oui, maintenant j'ai compris. Tu as dit Ramka, qui veut dire merveille et qui signifie "A tous, la vie donne tout, mais la plupart l'ignorent".
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