Renault, Ford, PSA Peugeot Citroën… le royaume développe un écosystème propice aux constructeurs automobiles. Quelles ont été les coulisses des négociations avec ces grands groupes mondiaux? Récit d’une aventure qui n’était pas gagnée d’avance.
Palais royal de Rabat, le 19 juin dernier, Carlos Tavares, PDG de PSA Peugeot Citroën, est reçu par le roi Mohammed VI. Tapis rouge, gouvernement au complet, ban et arrière-ban du monde des affaires convoqués… le patron du constructeur automobile est accueilli comme un chef d’État. Le jeu en vaut la chandelle. PSA s’engage à construire une usine, dans la région de Kénitra, avec un budget de 6 milliards de dirhams et dont la capacité pourrait atteindre à terme une production annuelle de 200 000 véhicules et moteurs.
Le succès de l’usine de son concurrent Renault à Tanger a ouvert la voie au nouveau venu, mais il a surtout permis son installation, avec l’appui de l’État et le développement d’un vaste réseau de fournisseurs de pièces détachées. Ces sous-traitants sont aujourd’hui porteurs de tout un pan de l’économie marocaine. Depuis 2014, le secteur automobile est le premier exportateur du royaume, avec 40 milliards de dirhams de chiffre d’affaires. C’est plus que les traditionnels phosphates, mais moins en termes de valeur ajoutée. Cette montée en puissance de l’industrie automobile marocaine ne doit rien au hasard. Elle est le résultat de négociations longues et patientes, menées par des hommes visionnaires, de démarches volontaristes et de quelques coups de théâtre.
Au début était la Somaca
Aux origines de l’industrie automobile dans le royaume, la Société marocaine de construction automobile (Somaca). Lorsqu’e le projet voit le jour en 1959, avec Abderrahim Bouabid au ministère de l’Économie, c’est une fierté nationale. C’est l’une des premières entreprises industrielles post-indépendance. L’usine implantée à Aïn Sebaâ assemble notamment des petites Fiat, des Simca et des utilitaires légers de la marque Renault. En 1975, elle produit jusqu’à 25 000 unités.
Mais l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Au début des années 1990, Somaca lutte pour sa survie. Le marché de l’automobile est alors essentiellement alimenté par des véhicules d’occasion venus d’Europe. Plus de 90 000 d’entre eux, parfois à la limite de la décrépitude, entrent ainsi dans le royaume et asphyxient la production locale. Somaca assemble moins de 5000 véhicules par an. Les chaînes d’assemblage ne tournent que trois à quatre jours par semaine. Les fins de mois sont assurées par le gouvernement pour près de 1200 personnes travaillant dans des locaux qui auraient besoin d’un bon coup de neuf.
Avec l’arrivée de Driss Jettou au ministère de l’Industrie en 1993, la direction de la Somaca trouve en lui une oreille attentive doublée d’un industriel qui a déjà remis à flot quelques entreprises. Lorsque le ministre visite l’usine, il constate qu’elle est presque à l’arrêt, en sureffectif. La direction et les représentants du personnel s’accordent sur le fait que la situation ne pourra durer et évoquent leur plan pour sauver l’usine.
L’échec d’un deal décisif
Une commission composée de cadres de la Somaca, de responsables de l’Association marocaine pour l’industrie et le commerce de l’automobile (AMICA) ainsi que des directeurs du ministère de l’Industrie planche alors sur ce plan de sauvetage. La solution proposée consiste à lancer un appel d’offres pour la production d’une voiture économique, avec un prix de vente aux alentours de 60 000 dirhams.
L’appel d’offres est accompagné d’une série de mesures incitatives, dont une TVA à 7% pour garantir le faible prix de vente, ainsi que des dispositions pour contrecarrer l’importation de véhicules d’occasion. C’est Fiat qui remporte l’appel d’offres avec un plan industriel qui comprend, dans un premier temps, l’assemblage de la Uno, et dans un second temps de la Palio. Le constructeur italien investit 30 millions d’euros pour moderniser l’usine et fait un effort particulier sur la peinture. En effet, les voitures qui sortaient de la Somaca avaient la réputation de rouiller rapidement.
Ce vent de nouveauté est également l’occasion de renouveler l’équipe dirigeante. Belarbi quitte la direction générale qu’il occupait quasiment depuis la création de la Somaca, Mehdi Benbouchta quitte la présidence, et c’est Ali Ghannam qui leur succède avec une équipe plus jeune et mieux formée à l’ingénierie. La première Uno sort des chaînes de la Somaca en 1995 et connaît un franc succès dans le royaume, notamment grâce à un coup de pub de HassanII (lire encadré).
En 1997, la Palio prend comme prévu le relais de la Uno et donne à la Somaca un nouveau souffle jusqu’au début des années 2000. C’est l’époque de la vague de privatisations menée par Fathallah Oualalou au ministère des Finances, et Mustapha Mansouri au ministère de l’Industrie. C’est l’époque de l’ouverture du capital de Maroc Telecom, de la Comanav, de la Régie des Tabacs et de la Somaca aussi.
Un constructeur malaisien, Proton, est le plus offrant pour se porter acquéreur des 38% que l’État détient. Le ministre de l’Industrie malaisien est venu rencontrer son homologue marocain, tous les termes du contrat ont été négociés, il ne manque plus que la validation du Premier ministre. Lorsque le dossier arrive à la primature, il s’y attarde. Et pour cause, Driss Jettou le connaît par cœur. Fraîchement nommé, il a conduit neuf ans plus tôt le sauvetage de la Somaca lorsqu’il était à l’Industrie.
Un constructeur malaisien peu connu des Marocains, ce n’est pas ce que Jettou espérait. Le nouveau Premier ministre reprend l’affaire en main et invite au Maroc le président de Renault, Louis Schweitzer
à l’époque, et lui tint à peu près ce langage : « Monsieur Schweitzer, vous n’êtes pas le plus offrant pour la reprise de la Somaca, mais je veux travailler avec vous. Présentez-moi un projet industriel ambitieux, un projet qui inclut la production d’un véhicule d’entrée de gamme vendu à 60 000 dirhams et qui prévoit de l’exportation. Alors, je pourrais convaincre mon gouvernement de travailler ensemble. »
La saga Renault
Effectivement, Renault répond par un projet prévoyant la production de la Dacia Logan à la Somaca. Le projet ambitionne aussi d’exporter une partie de la production vers les pays voisins, voire vers l’Europe. Renault devient alors propriétaire de la Somaca à 80%. Après la Fiat Uno et la Fiat Palio, c’est autour de la Dacia Logan en 2005.
Carlos Ghosn qui a depuis remplacé Louis Schweitzer se rend au Maroc pour l’événement. Renault entamait la production de ses véhicules low-cost en Turquie et en Roumanie. C’est l’occasion pour le Premier ministre de faire savoir que le Maroc veut être de la partie si un nouveau projet d’usine venait à voir le jour. Ghosn s’engage à consulter le Maroc le cas échéant. Durant ces années, le gouvernement cherche à apparaître sur l’écran radar des constructeurs automobiles afin de ne pas manquer une occasion si l’un d’entre eux projette d’installer une usine dans la région. C’est l’année de la mise au point du plan Émergence I pour une nouvelle stratégie industrielle.
Salaheddine Mezouar occupe alors la fonction de ministre de l’Industrie. Ce plan constitue une réelle prise de conscience de la carte que le Maroc a à jouer avec le secteur automobile. Le réseau de fournisseurs se densifie et permet une meilleure compétitivité pour les constructeurs qui peuvent se procurer les pièces sur place sans avoir à les importer. C’est le fameux taux d’intégration (lire encadré). Par ailleurs, le plan Émergence permet au gouvernement de prendre des mesures incitatives, notamment fiscales, pour favoriser l’installation d’un constructeur.
Lorsqu’en 2006 Driss Jettou apprend que Renault étudie la possibilité d’un projet d’usine en Turquie, c’est le branle-bas de combat. Il saute dans un avion pour déjeuner avec Carlos Ghosn à Paris et lui rappeler ses promesses.
Mais Renault est pressé. Le groupe a déjà une usine en Turquie et compte mettre à profit sa présence pour gagner du temps. Qu’à cela ne tienne, le Premier ministre est prêt à faire vite, très vite. Dès le lendemain, une équipe de Renault atterrit au Maroc pour exposer les exigences du groupe. Il y a urgence. Toutes les forces sont mobilisées.
Les ministères de l’Industrie, de l’Équipement, l’ONEE, les douanes et la direction de Tanger-Med travaillent de concert avec l’équipe de Renault pour trouver des solutions à leurs demandes. En moins de dix jours, le Maroc propose une offre qui répond point par point aux desiderata du constructeur. Par chance, un quai est disponible dans le port de Tanger. À 20 kilomètres de là, à Melloussa, 300 hectares sont prêts à accueillir une usine. Le gouvernement s’engage à la relier au port par une voie ferrée. Le Maroc s’aligne sur les mesures incitatives des Turcs et des Roumains et propose un plan de formation du personnel. L’offre du royaume devient sérieuse. Les équipes de Renault multiplient les allers-retours et posent des questions de plus en plus concrètes. Jusqu’à ce que Carlos Ghosn revienne en personne au Maroc et rencontre Mohammed VI.
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Palais royal de Rabat, le 19 juin dernier, Carlos Tavares, PDG de PSA Peugeot Citroën, est reçu par le roi Mohammed VI. Tapis rouge, gouvernement au complet, ban et arrière-ban du monde des affaires convoqués… le patron du constructeur automobile est accueilli comme un chef d’État. Le jeu en vaut la chandelle. PSA s’engage à construire une usine, dans la région de Kénitra, avec un budget de 6 milliards de dirhams et dont la capacité pourrait atteindre à terme une production annuelle de 200 000 véhicules et moteurs.
Le succès de l’usine de son concurrent Renault à Tanger a ouvert la voie au nouveau venu, mais il a surtout permis son installation, avec l’appui de l’État et le développement d’un vaste réseau de fournisseurs de pièces détachées. Ces sous-traitants sont aujourd’hui porteurs de tout un pan de l’économie marocaine. Depuis 2014, le secteur automobile est le premier exportateur du royaume, avec 40 milliards de dirhams de chiffre d’affaires. C’est plus que les traditionnels phosphates, mais moins en termes de valeur ajoutée. Cette montée en puissance de l’industrie automobile marocaine ne doit rien au hasard. Elle est le résultat de négociations longues et patientes, menées par des hommes visionnaires, de démarches volontaristes et de quelques coups de théâtre.
Au début était la Somaca
Aux origines de l’industrie automobile dans le royaume, la Société marocaine de construction automobile (Somaca). Lorsqu’e le projet voit le jour en 1959, avec Abderrahim Bouabid au ministère de l’Économie, c’est une fierté nationale. C’est l’une des premières entreprises industrielles post-indépendance. L’usine implantée à Aïn Sebaâ assemble notamment des petites Fiat, des Simca et des utilitaires légers de la marque Renault. En 1975, elle produit jusqu’à 25 000 unités.
Mais l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Au début des années 1990, Somaca lutte pour sa survie. Le marché de l’automobile est alors essentiellement alimenté par des véhicules d’occasion venus d’Europe. Plus de 90 000 d’entre eux, parfois à la limite de la décrépitude, entrent ainsi dans le royaume et asphyxient la production locale. Somaca assemble moins de 5000 véhicules par an. Les chaînes d’assemblage ne tournent que trois à quatre jours par semaine. Les fins de mois sont assurées par le gouvernement pour près de 1200 personnes travaillant dans des locaux qui auraient besoin d’un bon coup de neuf.
Avec l’arrivée de Driss Jettou au ministère de l’Industrie en 1993, la direction de la Somaca trouve en lui une oreille attentive doublée d’un industriel qui a déjà remis à flot quelques entreprises. Lorsque le ministre visite l’usine, il constate qu’elle est presque à l’arrêt, en sureffectif. La direction et les représentants du personnel s’accordent sur le fait que la situation ne pourra durer et évoquent leur plan pour sauver l’usine.
L’échec d’un deal décisif
Une commission composée de cadres de la Somaca, de responsables de l’Association marocaine pour l’industrie et le commerce de l’automobile (AMICA) ainsi que des directeurs du ministère de l’Industrie planche alors sur ce plan de sauvetage. La solution proposée consiste à lancer un appel d’offres pour la production d’une voiture économique, avec un prix de vente aux alentours de 60 000 dirhams.
L’appel d’offres est accompagné d’une série de mesures incitatives, dont une TVA à 7% pour garantir le faible prix de vente, ainsi que des dispositions pour contrecarrer l’importation de véhicules d’occasion. C’est Fiat qui remporte l’appel d’offres avec un plan industriel qui comprend, dans un premier temps, l’assemblage de la Uno, et dans un second temps de la Palio. Le constructeur italien investit 30 millions d’euros pour moderniser l’usine et fait un effort particulier sur la peinture. En effet, les voitures qui sortaient de la Somaca avaient la réputation de rouiller rapidement.
Ce vent de nouveauté est également l’occasion de renouveler l’équipe dirigeante. Belarbi quitte la direction générale qu’il occupait quasiment depuis la création de la Somaca, Mehdi Benbouchta quitte la présidence, et c’est Ali Ghannam qui leur succède avec une équipe plus jeune et mieux formée à l’ingénierie. La première Uno sort des chaînes de la Somaca en 1995 et connaît un franc succès dans le royaume, notamment grâce à un coup de pub de HassanII (lire encadré).
En 1997, la Palio prend comme prévu le relais de la Uno et donne à la Somaca un nouveau souffle jusqu’au début des années 2000. C’est l’époque de la vague de privatisations menée par Fathallah Oualalou au ministère des Finances, et Mustapha Mansouri au ministère de l’Industrie. C’est l’époque de l’ouverture du capital de Maroc Telecom, de la Comanav, de la Régie des Tabacs et de la Somaca aussi.
Un constructeur malaisien, Proton, est le plus offrant pour se porter acquéreur des 38% que l’État détient. Le ministre de l’Industrie malaisien est venu rencontrer son homologue marocain, tous les termes du contrat ont été négociés, il ne manque plus que la validation du Premier ministre. Lorsque le dossier arrive à la primature, il s’y attarde. Et pour cause, Driss Jettou le connaît par cœur. Fraîchement nommé, il a conduit neuf ans plus tôt le sauvetage de la Somaca lorsqu’il était à l’Industrie.
Un constructeur malaisien peu connu des Marocains, ce n’est pas ce que Jettou espérait. Le nouveau Premier ministre reprend l’affaire en main et invite au Maroc le président de Renault, Louis Schweitzer
à l’époque, et lui tint à peu près ce langage : « Monsieur Schweitzer, vous n’êtes pas le plus offrant pour la reprise de la Somaca, mais je veux travailler avec vous. Présentez-moi un projet industriel ambitieux, un projet qui inclut la production d’un véhicule d’entrée de gamme vendu à 60 000 dirhams et qui prévoit de l’exportation. Alors, je pourrais convaincre mon gouvernement de travailler ensemble. »
La saga Renault
Effectivement, Renault répond par un projet prévoyant la production de la Dacia Logan à la Somaca. Le projet ambitionne aussi d’exporter une partie de la production vers les pays voisins, voire vers l’Europe. Renault devient alors propriétaire de la Somaca à 80%. Après la Fiat Uno et la Fiat Palio, c’est autour de la Dacia Logan en 2005.
Carlos Ghosn qui a depuis remplacé Louis Schweitzer se rend au Maroc pour l’événement. Renault entamait la production de ses véhicules low-cost en Turquie et en Roumanie. C’est l’occasion pour le Premier ministre de faire savoir que le Maroc veut être de la partie si un nouveau projet d’usine venait à voir le jour. Ghosn s’engage à consulter le Maroc le cas échéant. Durant ces années, le gouvernement cherche à apparaître sur l’écran radar des constructeurs automobiles afin de ne pas manquer une occasion si l’un d’entre eux projette d’installer une usine dans la région. C’est l’année de la mise au point du plan Émergence I pour une nouvelle stratégie industrielle.
Salaheddine Mezouar occupe alors la fonction de ministre de l’Industrie. Ce plan constitue une réelle prise de conscience de la carte que le Maroc a à jouer avec le secteur automobile. Le réseau de fournisseurs se densifie et permet une meilleure compétitivité pour les constructeurs qui peuvent se procurer les pièces sur place sans avoir à les importer. C’est le fameux taux d’intégration (lire encadré). Par ailleurs, le plan Émergence permet au gouvernement de prendre des mesures incitatives, notamment fiscales, pour favoriser l’installation d’un constructeur.
Lorsqu’en 2006 Driss Jettou apprend que Renault étudie la possibilité d’un projet d’usine en Turquie, c’est le branle-bas de combat. Il saute dans un avion pour déjeuner avec Carlos Ghosn à Paris et lui rappeler ses promesses.
Mais Renault est pressé. Le groupe a déjà une usine en Turquie et compte mettre à profit sa présence pour gagner du temps. Qu’à cela ne tienne, le Premier ministre est prêt à faire vite, très vite. Dès le lendemain, une équipe de Renault atterrit au Maroc pour exposer les exigences du groupe. Il y a urgence. Toutes les forces sont mobilisées.
Les ministères de l’Industrie, de l’Équipement, l’ONEE, les douanes et la direction de Tanger-Med travaillent de concert avec l’équipe de Renault pour trouver des solutions à leurs demandes. En moins de dix jours, le Maroc propose une offre qui répond point par point aux desiderata du constructeur. Par chance, un quai est disponible dans le port de Tanger. À 20 kilomètres de là, à Melloussa, 300 hectares sont prêts à accueillir une usine. Le gouvernement s’engage à la relier au port par une voie ferrée. Le Maroc s’aligne sur les mesures incitatives des Turcs et des Roumains et propose un plan de formation du personnel. L’offre du royaume devient sérieuse. Les équipes de Renault multiplient les allers-retours et posent des questions de plus en plus concrètes. Jusqu’à ce que Carlos Ghosn revienne en personne au Maroc et rencontre Mohammed VI.
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