Sociologue et philosophe, Raphaël Liogier dirige l’Observatoire du religieux depuis 2006. Un poste de vigie idéal pour combattre les idées reçues dont le djihadisme fait l’objet.
Comment appréhender la réalité du jihadisme en France ?
Raphaël Liogier – Il faut distinguer plusieurs types de jihadisme. D’abord le jihadisme guerrier archaïque, qui se développe au VIIIe siècle, qui n’est pas équivalent au martyre, et n’est pas le propre de l’islam ; puis, le jihadisme moderne, produit de la décomposition de l’islamisme et du néo-fondamentalisme. Au XIXe siècle, quelque chose de nouveau s’est produit : un regard focalisé sur l’Occident agresseur.
Cela a engendré le néo-fondamentalisme voulant revenir à un islam fondamental focalisé sur la critique de l’Occident. Le projet islamiste est né de ce néo-fondamentalisme. On est encore loin du jihadisme. A la sortie des années 1970, plusieurs choses convergent : l’échec de l’islamisme (islam politique) au Moyen-Orient (échec de l’implantation d’un califat), comme l’avait montré Bruno Etienne dans son livre phare L’Islamisme radical en 1987 ; les guerres occidentales dans le monde musulman, en particulier en Afghanistan, où naît Al Qaida, un pays qui devient un camp d’entraînement ; et troisième phénomène, le démantèlement des groupes terroristes d’extrême gauche.
Où mène cette convergence au début des années 1980 ?
Il y a une sorte de prise en charge par des groupes extrémistes islamistes du mécontentement anticapitaliste des anciens groupes terroristes d’extrême gauche, et la reprise de certaines de leurs méthodes dans la grammaire du jihad. On le voit en Algérie. La cible de la lutte armée, qui se constitue au début des années 1980, est essentiellement le capitalisme, la société de consommation, avec un accent plus islamique sur la dépravation des mœurs. Les tours du World Trade Center sont des symboles du capitalisme, pas des symboles religieux.
Aujourd’hui, ce modèle a changé. On est dans un système fondé sur deux axes de transformation. Le premier axe : internet. Internet, c’est non seulement la diffusion de l’information partout, ce qui existait déjà avec la télévision, c’est une diffusion interactive, avec la constitution de forums, de groupes de parole : on se raconte sur internet. Ce qui se construit ainsi, ce sont ce que j’appelle dans mon prochain livre des “espaces déterritorialisés de désirs”. Des gens se retrouvent autour d’une forme d’humiliation, de désir de vengeance. Ces espaces configurent un marché global de la terreur. Or, comme dans tout marché, il y a des parts de marché. Des parts de marché de l’horreur, dont le jihadisme a le monopole dans cette géographie des humiliés.
Ce qui s’est passé sur le terrain syro-irakien, ce sont des intérêts locaux, des luttes tribales, mais mis en scène sur le marché global de la terreur. Daech, au départ issu d’Al Qaida, a voulu prendre sa part de marché. Les organisations terroristes sont devenues des labels, qui fonctionnent comme des franchises de magasins d’habillement. Ces franchises ont des chartes de l’horreur. Cette logique permet à ces organisations de susciter des actions au loin sans disposer de réseaux construits sur place. C’est pour cela qu’elles ont une multitude de filiales qui s’autonomisent.
Qu’est-ce que Daech apporte de nouveau ?
Quand on veut prendre des parts de marché, il faut aller le plus loin possible dans ce qui constitue le propre de ce marché, en l’occurrence la terreur, d’où la mise en scène des exécutions. Et cela a marché. Des gens se sont reconnus dans Daech et ont voulu appartenir au groupe. Second point : il faut une griffe originale, une niche, une spécificité. Pour Al Qaida, c’était l’islam, rien que l’islam ; chez Daech, c’est le sunnisme, rien que le sunnisme.
Qui sont les clients potentiels du jihadisme ?
Les individus qui se sentent moins intégrés, fragiles, minoritaires, dont on peut renverser le sens du stigmate négatif. On lui dit : tu es un héros, tu n’es pas rien, tu es beaucoup plus que les autres, tu as été choisi, mais tu ne le savais pas. Il se trouve que l’Europe est devenu un lieu stratégique de ce renversement du stigmate ; en raison de ce que je décris dans Le Mythe de l’islamisation.
En raison aussi de Ce populisme qui vient et qui est maintenant bien là. Les partis populistes européens utilisent les valeurs européennes pour dire qu’elles sont attaquées par l’islamisation rampante ; ils surfent et nourrissent cette angoisse collective identitaire, qui existe depuis le début des années 2000. On avait donc des gens qui dans les années 1990 se radicalisaient à travers l’islam. Farhad Khosrokhavar parlait d’islamisme sans islam. Moi, je parle de jihadisme sans même l’islamisme, et donc a fortiori sans islam.
Pourquoi sans islamisme ?
Les jihadistes ne passent même pas par un endoctrinement politique construit, ils sautent directement dans la case jihad, sans passer par la case islam, car ils ont préalablement ce désir de violence. 20 % d’entre eux ne sont même pas nés dans un milieu théoriquement musulman. Dans les 80 % restants, ce sont des musulmans théoriques, par l’origine, qui sont touchés, mais en général dans un milieu très peu pratiquant. Avant de devenir des professionnels du jihad, les frères Kouachi buvaient de l’alcool, Coulibaly faisait des casses, Mohamed Merah se rêvait militaire d’élite… : ce sont des rêves déchus d’adolescents, des jeunes qui n’ont pas réussi leur processus d’individuation, qui ne trouvent pas de place, sont complètement désocialisés. Désocialisés y compris de leur communauté d’origine.
Le problème n’est donc pas le communautarisme. Ils ont simplement un désir de vengeance qui saute sur le jihadisme car le jihadiste est supposé être la figure de l’ennemi ; or, ils se sentent les ennemis de la société qui les “oppresse”. Ce désir de pure violence, de frustration, s’exprime en se justifiant ainsi : je suis soldat de l’islam. Il n’y a donc pas de processus d’endoctrinement, mais seulement un processus d’entraînement. Il n’y pas besoin d’aller très loin, ils adoptent tout de suite les slogans. Ils ne découvrent l’islam qu’après être devenus des jihadistes, parce que cela fait partie de la panoplie.
La riposte sécuritaire de l’Etat vous semble-t-elle appropriée ?
Non, surveiller 3 000 personnes dans des milieux islamistes radicaux, c’est bien joli ; sauf qu’aujourd’hui le développement du fondamentalisme, très conservateur, est en fait anti-djihadiste. Les salafistes piétistes sont totalement contre le jihad. Quand on se laisse impressionner par eux, par leur barbe, c’est peine perdue. Ce qui compte, c’est le contexte social qui fait surgir des individus, qui les fait sauter dans le jihad.
Le glissement ne se fait pas à partir de la pratique et de l’endoctrinement progressif, comme cela pouvait être le cas dans les années 1990. Ce n’est pas de l’angélisme de dire cela. Je ne veux pas être angélique, ce n’est pas mon sujet ; je ne cherche même pas à être éthique en l’occurrence. Il faut se focaliser là où il y a un problème.
Comment appréhender la réalité du jihadisme en France ?
Raphaël Liogier – Il faut distinguer plusieurs types de jihadisme. D’abord le jihadisme guerrier archaïque, qui se développe au VIIIe siècle, qui n’est pas équivalent au martyre, et n’est pas le propre de l’islam ; puis, le jihadisme moderne, produit de la décomposition de l’islamisme et du néo-fondamentalisme. Au XIXe siècle, quelque chose de nouveau s’est produit : un regard focalisé sur l’Occident agresseur.
Cela a engendré le néo-fondamentalisme voulant revenir à un islam fondamental focalisé sur la critique de l’Occident. Le projet islamiste est né de ce néo-fondamentalisme. On est encore loin du jihadisme. A la sortie des années 1970, plusieurs choses convergent : l’échec de l’islamisme (islam politique) au Moyen-Orient (échec de l’implantation d’un califat), comme l’avait montré Bruno Etienne dans son livre phare L’Islamisme radical en 1987 ; les guerres occidentales dans le monde musulman, en particulier en Afghanistan, où naît Al Qaida, un pays qui devient un camp d’entraînement ; et troisième phénomène, le démantèlement des groupes terroristes d’extrême gauche.
Où mène cette convergence au début des années 1980 ?
Il y a une sorte de prise en charge par des groupes extrémistes islamistes du mécontentement anticapitaliste des anciens groupes terroristes d’extrême gauche, et la reprise de certaines de leurs méthodes dans la grammaire du jihad. On le voit en Algérie. La cible de la lutte armée, qui se constitue au début des années 1980, est essentiellement le capitalisme, la société de consommation, avec un accent plus islamique sur la dépravation des mœurs. Les tours du World Trade Center sont des symboles du capitalisme, pas des symboles religieux.
Aujourd’hui, ce modèle a changé. On est dans un système fondé sur deux axes de transformation. Le premier axe : internet. Internet, c’est non seulement la diffusion de l’information partout, ce qui existait déjà avec la télévision, c’est une diffusion interactive, avec la constitution de forums, de groupes de parole : on se raconte sur internet. Ce qui se construit ainsi, ce sont ce que j’appelle dans mon prochain livre des “espaces déterritorialisés de désirs”. Des gens se retrouvent autour d’une forme d’humiliation, de désir de vengeance. Ces espaces configurent un marché global de la terreur. Or, comme dans tout marché, il y a des parts de marché. Des parts de marché de l’horreur, dont le jihadisme a le monopole dans cette géographie des humiliés.
Ce qui s’est passé sur le terrain syro-irakien, ce sont des intérêts locaux, des luttes tribales, mais mis en scène sur le marché global de la terreur. Daech, au départ issu d’Al Qaida, a voulu prendre sa part de marché. Les organisations terroristes sont devenues des labels, qui fonctionnent comme des franchises de magasins d’habillement. Ces franchises ont des chartes de l’horreur. Cette logique permet à ces organisations de susciter des actions au loin sans disposer de réseaux construits sur place. C’est pour cela qu’elles ont une multitude de filiales qui s’autonomisent.
Qu’est-ce que Daech apporte de nouveau ?
Quand on veut prendre des parts de marché, il faut aller le plus loin possible dans ce qui constitue le propre de ce marché, en l’occurrence la terreur, d’où la mise en scène des exécutions. Et cela a marché. Des gens se sont reconnus dans Daech et ont voulu appartenir au groupe. Second point : il faut une griffe originale, une niche, une spécificité. Pour Al Qaida, c’était l’islam, rien que l’islam ; chez Daech, c’est le sunnisme, rien que le sunnisme.
Qui sont les clients potentiels du jihadisme ?
Les individus qui se sentent moins intégrés, fragiles, minoritaires, dont on peut renverser le sens du stigmate négatif. On lui dit : tu es un héros, tu n’es pas rien, tu es beaucoup plus que les autres, tu as été choisi, mais tu ne le savais pas. Il se trouve que l’Europe est devenu un lieu stratégique de ce renversement du stigmate ; en raison de ce que je décris dans Le Mythe de l’islamisation.
En raison aussi de Ce populisme qui vient et qui est maintenant bien là. Les partis populistes européens utilisent les valeurs européennes pour dire qu’elles sont attaquées par l’islamisation rampante ; ils surfent et nourrissent cette angoisse collective identitaire, qui existe depuis le début des années 2000. On avait donc des gens qui dans les années 1990 se radicalisaient à travers l’islam. Farhad Khosrokhavar parlait d’islamisme sans islam. Moi, je parle de jihadisme sans même l’islamisme, et donc a fortiori sans islam.
Pourquoi sans islamisme ?
Les jihadistes ne passent même pas par un endoctrinement politique construit, ils sautent directement dans la case jihad, sans passer par la case islam, car ils ont préalablement ce désir de violence. 20 % d’entre eux ne sont même pas nés dans un milieu théoriquement musulman. Dans les 80 % restants, ce sont des musulmans théoriques, par l’origine, qui sont touchés, mais en général dans un milieu très peu pratiquant. Avant de devenir des professionnels du jihad, les frères Kouachi buvaient de l’alcool, Coulibaly faisait des casses, Mohamed Merah se rêvait militaire d’élite… : ce sont des rêves déchus d’adolescents, des jeunes qui n’ont pas réussi leur processus d’individuation, qui ne trouvent pas de place, sont complètement désocialisés. Désocialisés y compris de leur communauté d’origine.
Le problème n’est donc pas le communautarisme. Ils ont simplement un désir de vengeance qui saute sur le jihadisme car le jihadiste est supposé être la figure de l’ennemi ; or, ils se sentent les ennemis de la société qui les “oppresse”. Ce désir de pure violence, de frustration, s’exprime en se justifiant ainsi : je suis soldat de l’islam. Il n’y a donc pas de processus d’endoctrinement, mais seulement un processus d’entraînement. Il n’y pas besoin d’aller très loin, ils adoptent tout de suite les slogans. Ils ne découvrent l’islam qu’après être devenus des jihadistes, parce que cela fait partie de la panoplie.
La riposte sécuritaire de l’Etat vous semble-t-elle appropriée ?
Non, surveiller 3 000 personnes dans des milieux islamistes radicaux, c’est bien joli ; sauf qu’aujourd’hui le développement du fondamentalisme, très conservateur, est en fait anti-djihadiste. Les salafistes piétistes sont totalement contre le jihad. Quand on se laisse impressionner par eux, par leur barbe, c’est peine perdue. Ce qui compte, c’est le contexte social qui fait surgir des individus, qui les fait sauter dans le jihad.
Le glissement ne se fait pas à partir de la pratique et de l’endoctrinement progressif, comme cela pouvait être le cas dans les années 1990. Ce n’est pas de l’angélisme de dire cela. Je ne veux pas être angélique, ce n’est pas mon sujet ; je ne cherche même pas à être éthique en l’occurrence. Il faut se focaliser là où il y a un problème.
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