Ibn Taymiyya met ici au service de sa thèse tous les procédés rhétoriques et méthodologiques qui lui sont propres et qui font la spécificité de son œuvre. Concernant le fond, on pourrait croire au premier abord que cette querelle sur les noms et attributs est superficielle, que l’enjeu est négligeable. Pourtant Ibn Taymiyya parvient à démontrer l’importance et la gravité de cette question, en identifiant la raison fondamentale qui a poussé les partisans des tendances philosophiques, ésotéristes et rationalistes à contester la description qui est faite d’Allah dans le Coran et la Sunna : il s’agit de la « théorie des idées » de Platon.
Bien qu’il ne cite jamais nommément Platon dans ce texte, Ibn Taymiyya fait bien constamment référence à sa pensée et aux multiples doctrines, qui dans le monde musulman, s’inspiraient de cette école. Pour Platon le monde réel n’est que la représentation d’un modèle supérieur qui est le monde des idées.
Il professait que les idées et les concepts existent réellement et qu’ils sont supérieurs à la réalité sensible, qui n’en est qu’une pâle représentation : il s’agit de la distinction entre monde visible et monde intelligible. La pensée néo-platonicienne, qui travaillait aussi bien certains courants philosophiques musulmans, que le soufisme et le rationalisme des mutazilites, pouvait être résumée à ces deux principes :
1° les concepts et les idées ont une existence propre et autonome
2° les idées sont supérieures aux êtres réels
Ibn Taymiyya conteste toute cette vision et affirme que les concepts ne sont que des constructions de l’esprit et des conventions véhiculées par le langage. La réalité suprême n’est autre que celle des êtres, à commencer par les êtres visibles dans le monde présent, et ce sont les mots et les concepts qui en sont les représentations, et non l’inverse. Ainsi les mots, les concepts, les idées, bref le langage sont des représentations de la Réalité, qu’il s’agisse de concepts forgés par les humains ou d’un discours révélé. Dès lors, certains langages se conforment au Réel : c’est ce que le Coran nomme le Vrai (al-Haqq).
Quand un homme fait concorder en lui Réalité et Représentation en adhérant à la croyance véridique, il réalise ainsi la « guidée » (al-huda) : c’est-à-dire que la manière dont son esprit conçoit le monde est conforme à la réalité du monde. Mais d’autres langages, c’est-à-dire les discours et croyances mécréantes, prétendent représenter le Réel sans s’y conformer. Ces concepts, ces « noms » (asmâ) sont alors l’expression du Faux (al-Bâtil). C’est le cas des fausses divinités inventées par les hommes, car il ne s’agit que de mots qui ne correspondent à rien dans la réalité :
{Ce n’est là que des noms que vous et vos ancêtres avez inventés, et dont Allah n’a point confirmé la véracité} (Coran 53.23)
Ibn Taymiyya rétablit ainsi la conception coranique du langage. Cette vision islamique entraine une inversion totale de l’idéalisme platonicien, en imposant ces deux principes :
1° Les idées n’ont pas d’existence propre
2° Elles ne sont que le reflet de la réalité, et à ce titre elles lui sont inférieures
Le génie d’Ibn Taymiyya est donc d’avoir compris que la vraie ligne de fracture entre philosophie et monothéisme réside dans cette définition de la relation entre Réalité et Langage, et que cette divergence est à la base de toutes les autres querelles. Ces deux conceptions divergentes expliquent notamment l’opposition irréductible à notre époque entre les civilisations occidentale et musulmane.
Par exemple, comme en Islam les mots ne sont qu’une tentative de représenter le Réel, au même titre qu’un miroir renvoie l’image d’un objet, les mots n’ont aucune influence sur le Réel, tout comme un miroir déformant ne peut déformer le visage de la personne qui se regarde dedans. Les mots et les discours n’ont alors aucun pouvoir sur la réalité. De ce fait, l’une des thèses essentielles du Coran est que la « mécréance », l’ingratitude des hommes envers Allah, n’a aucun effet sur la réalité :
{Si vous mécroyez vous et tous ceux qui sont sur la Terre, alors sachez qu’Allah est autosuffisant} (Coran 14.8)
Quand l’Islam affirme que la non-adhésion d’une grande partie de l’humanité à la vraie croyance n’est d’aucune importance pour Allah et ne change rien à la Réalité, la pensée occidentale se fonde sur la croyance inverse en la force créatrice des mots et la capacité des concepts à façonner le Réel. Cela explique par exemple que la gouvernance politique de l’Islam autorise les minorités religieuses non-musulmanes à vivre en terre d’Islam sans adhérer ni au culte, ni à la croyance musulmane, car leur « mécréance » n’a aucun effet sur la réalité.
Inversement, l’universalisme français par exemple, exige de tous les citoyens une foi absolue aux « valeurs de la République », aux « droits de l’homme », en la « démocratie », etc. et aucune opposition idéologique ne saurait être tolérée, et même bien au-delà des frontières de l’hexagone. Puisque la pensée philosophique considère que les mots, les doctrines, les valeurs sont des substances supérieures à la réalité sensible, ils considèrent que la simple expression de doctrines divergentes entraînerait l’effondrement de tout leur système idéologique.
C’est également en vertu de cette définition du rapport concepts/réalité que l’Occident a produit les idéologies politiques de « constitutionnalisme » et de « droits universels ». Ils considèrent qu’il existe de grands concepts, supérieurs et immuables, qui précèdent l’histoire et qui doivent orienter l’action matérielle des hommes, qu’elle soit politique ou morale.
Ces mêmes occidentaux sont déroutés par le texte coranique qui est ancré dans la réalité historique. De nombreux versets illustrent et commentent des événements contemporains, et ne se limitent pas à l’énoncé de concepts pompeux et désincarnés. Conformément aux deux principes cités précédemment, le Coran en tant que langage n’a pas vocation à précéder le Réel, mais à le refléter a posteriori et le rendre intelligible. Il y a d’abord la réalité historique de l’homme et le discours révélé vient ensuite rendre cette réalité compréhensible à l’esprit humain.
Bien qu’il ne cite jamais nommément Platon dans ce texte, Ibn Taymiyya fait bien constamment référence à sa pensée et aux multiples doctrines, qui dans le monde musulman, s’inspiraient de cette école. Pour Platon le monde réel n’est que la représentation d’un modèle supérieur qui est le monde des idées.
Il professait que les idées et les concepts existent réellement et qu’ils sont supérieurs à la réalité sensible, qui n’en est qu’une pâle représentation : il s’agit de la distinction entre monde visible et monde intelligible. La pensée néo-platonicienne, qui travaillait aussi bien certains courants philosophiques musulmans, que le soufisme et le rationalisme des mutazilites, pouvait être résumée à ces deux principes :
1° les concepts et les idées ont une existence propre et autonome
2° les idées sont supérieures aux êtres réels
Ibn Taymiyya conteste toute cette vision et affirme que les concepts ne sont que des constructions de l’esprit et des conventions véhiculées par le langage. La réalité suprême n’est autre que celle des êtres, à commencer par les êtres visibles dans le monde présent, et ce sont les mots et les concepts qui en sont les représentations, et non l’inverse. Ainsi les mots, les concepts, les idées, bref le langage sont des représentations de la Réalité, qu’il s’agisse de concepts forgés par les humains ou d’un discours révélé. Dès lors, certains langages se conforment au Réel : c’est ce que le Coran nomme le Vrai (al-Haqq).
Quand un homme fait concorder en lui Réalité et Représentation en adhérant à la croyance véridique, il réalise ainsi la « guidée » (al-huda) : c’est-à-dire que la manière dont son esprit conçoit le monde est conforme à la réalité du monde. Mais d’autres langages, c’est-à-dire les discours et croyances mécréantes, prétendent représenter le Réel sans s’y conformer. Ces concepts, ces « noms » (asmâ) sont alors l’expression du Faux (al-Bâtil). C’est le cas des fausses divinités inventées par les hommes, car il ne s’agit que de mots qui ne correspondent à rien dans la réalité :
{Ce n’est là que des noms que vous et vos ancêtres avez inventés, et dont Allah n’a point confirmé la véracité} (Coran 53.23)
Ibn Taymiyya rétablit ainsi la conception coranique du langage. Cette vision islamique entraine une inversion totale de l’idéalisme platonicien, en imposant ces deux principes :
1° Les idées n’ont pas d’existence propre
2° Elles ne sont que le reflet de la réalité, et à ce titre elles lui sont inférieures
Le génie d’Ibn Taymiyya est donc d’avoir compris que la vraie ligne de fracture entre philosophie et monothéisme réside dans cette définition de la relation entre Réalité et Langage, et que cette divergence est à la base de toutes les autres querelles. Ces deux conceptions divergentes expliquent notamment l’opposition irréductible à notre époque entre les civilisations occidentale et musulmane.
Par exemple, comme en Islam les mots ne sont qu’une tentative de représenter le Réel, au même titre qu’un miroir renvoie l’image d’un objet, les mots n’ont aucune influence sur le Réel, tout comme un miroir déformant ne peut déformer le visage de la personne qui se regarde dedans. Les mots et les discours n’ont alors aucun pouvoir sur la réalité. De ce fait, l’une des thèses essentielles du Coran est que la « mécréance », l’ingratitude des hommes envers Allah, n’a aucun effet sur la réalité :
{Si vous mécroyez vous et tous ceux qui sont sur la Terre, alors sachez qu’Allah est autosuffisant} (Coran 14.8)
Quand l’Islam affirme que la non-adhésion d’une grande partie de l’humanité à la vraie croyance n’est d’aucune importance pour Allah et ne change rien à la Réalité, la pensée occidentale se fonde sur la croyance inverse en la force créatrice des mots et la capacité des concepts à façonner le Réel. Cela explique par exemple que la gouvernance politique de l’Islam autorise les minorités religieuses non-musulmanes à vivre en terre d’Islam sans adhérer ni au culte, ni à la croyance musulmane, car leur « mécréance » n’a aucun effet sur la réalité.
Inversement, l’universalisme français par exemple, exige de tous les citoyens une foi absolue aux « valeurs de la République », aux « droits de l’homme », en la « démocratie », etc. et aucune opposition idéologique ne saurait être tolérée, et même bien au-delà des frontières de l’hexagone. Puisque la pensée philosophique considère que les mots, les doctrines, les valeurs sont des substances supérieures à la réalité sensible, ils considèrent que la simple expression de doctrines divergentes entraînerait l’effondrement de tout leur système idéologique.
C’est également en vertu de cette définition du rapport concepts/réalité que l’Occident a produit les idéologies politiques de « constitutionnalisme » et de « droits universels ». Ils considèrent qu’il existe de grands concepts, supérieurs et immuables, qui précèdent l’histoire et qui doivent orienter l’action matérielle des hommes, qu’elle soit politique ou morale.
Ces mêmes occidentaux sont déroutés par le texte coranique qui est ancré dans la réalité historique. De nombreux versets illustrent et commentent des événements contemporains, et ne se limitent pas à l’énoncé de concepts pompeux et désincarnés. Conformément aux deux principes cités précédemment, le Coran en tant que langage n’a pas vocation à précéder le Réel, mais à le refléter a posteriori et le rendre intelligible. Il y a d’abord la réalité historique de l’homme et le discours révélé vient ensuite rendre cette réalité compréhensible à l’esprit humain.
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