Annonce

Réduire
Aucune annonce.

"L'Europe a construit sa domination en écrivant l’histoire des autres

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • "L'Europe a construit sa domination en écrivant l’histoire des autres

    L’écriture de l’Histoire a été au cœur du processus de globalisation dès le XVIe siècle, explique Serge Gruzinski. Entretien.

    BibliObs. Le XVIe siècle, écrivez-vous dans «la Machine à remonter le temps», est un tournant dans la façon dont on raconte l’histoire du monde. Pourquoi?

    Serge Gruzinski. Il y a au XVIe siècle, avec la découverte du Nouveau Monde par les Espagnols, un mouvement inédit de connexion entre les différents continents. Les hommes, les choses, les idées et les croyances se mettent à circuler pour la première fois à une échelle planétaire. Les hommes commencent à penser en des termes globaux et non plus seulement locaux, régionaux ou nationaux. C’est ce que j’appelle l’apparition d’une «conscience monde», et le début du monde dans lequel nous vivons toujours aujourd’hui.

    Dans ce livre, j’ai voulu souligner à quel point l’écriture de l’Histoire a été au cœur de cette dynamique de globalisation. Car pour dominer des sociétés jusque-là inconnues, les Espagnols ne se sont pas contentés de les conquérir militairement. Ils ont également décidé de fabriquer le passé des populations indigènes. Ils ont construit leur domination en écrivant l’histoire des autres. Un processus d’homogénéisation de l’espace et du temps s’est alors enclenché.

    Comment, concrètement, les Européens procèdent-ils pour imposer cette écriture de l’histoire et leur conception du temps?

    La Couronne espagnole a très rapidement compris que le pouvoir était intimement lié au savoir. Au lendemain de la Conquête du Mexique, aux alentours de 1530, elle a donc commencé par faire appel à des religieux pour qu’ils recueillent des informations sur les populations locales. Le but: tirer profit au maximum du Nouveau Monde. Des connaissances économiques ont d’abord été collectées pour déterminer ce qu’il était possible d’exploiter.

    Puis les Espagnols se sont attelés à écrire l’histoire de ces peuples en capturant les mémoires locales et en les rattachant au patrimoine antique et médiéval de la chrétienté. Un de ces historiens espagnols, le missionnaire Motolinia, établit par exemple de nombreux parallèles entre les plaies d’Egypte et la Conquête du Nouveau Monde ou entre la destruction de Jérusalem, la ville sainte, et celle de Mexico, pour intégrer la Conquête au grand récit biblique.

    C’est une rupture fondamentale : pour la première fois, les Espagnols se mettent à écrire l’histoire des autres. Cette entreprise de synchronisation des terres conquises avec la chrétienté européenne a été poursuivie ensuite par les autres puissances coloniales dans d’autres territoires, et a fini par gagner la planète entière.

    En quoi ces bouleversements ont-ils constitué un choc pour les populations indigènes?

    En écrivant l’histoire, les Européens n’ont pas fait que réécrire le passé comme on réécrit des programmes scolaires. Ils ont imposé une histoire façonnée par le christianisme et donc introduit une nouvelle matrice, de nouveaux modes de pensée.

    Les Espagnols ont fait entrer les Indiens dans une chronologie qui est celle du calendrier chrétien, avec un passé qui commence en l’an 0, et une conception du temps qui se découpe entre passé-présent-futur. Les Européens ont obligé les Indiens à penser leur monde à travers leurs «lunettes», ils ont marginalisé les modes d’expression indigènes, ils ont domestiqué leurs imaginaires. L’un des piliers de ce processus d’occidentalisation du monde est la cristallisation de la parole sous la forme du livre. La suprématie de l’écrit a bouleversé l’imaginaire jusque-là prédominant.

    Ce qui se joue est symboliquement et intellectuellement très violent. En imposant un cadre de pensée, les Européens ont colonisé ces populations définitivement. Ils ont aboli leur monde. Dès lors, ces autres peuples ne pouvaient plus se regarder que dans le miroir de l’Occident: ils ont été sommés d’imiter le modèle européen.

    Ces populations locales ont-elles essayé de résister à cette entreprise d’homogénéisation?

    Les élites indiennes ne sont pas restées passives. Elles ont cherché autant que possible à valoriser leurs propres cultures, en défendant, par exemple, l’idée qu’elles n’étaient pas «idolâtres». La colonisation des mémoires par les Espagnols ne s’est par ailleurs pas exercée sous la forme d’une méconnaissance ou d’une indifférence aux traditions indigènes. Les Espagnols se sont vraiment intéressés aux récits des populations locales. Reste que les matériaux livrés par les élites indiennes n’ont cessé d’être remaniés et interprétés selon les schémas de pensées européens.

    Sur le long terme, il est intéressant de noter qu’en Amérique, en Asie et en Afrique, les «outils» imposés par les Européens se sont retournés bien plus tard contre eux. Les mouvements nationalistes qui ont émergé à travers le monde au XIXe siècle, en Chine ou Inde en particulier, ont utilisé des modes de pensées propagées par l’Europe pour justifier leur émancipation du joug occidental et/ou colonial. L’exemple le plus radical, c’est Mao en Chine, qui s’est approprié le marxisme, une doctrine venue d’Europe, pour à son tour réécrire le passé de son pays.

    En quoi cette dynamique de globalisation a-t-elle durablement façonné le monde?

    La globalisation, c’est lorsque quelque chose se diffuse à travers le monde et écrase tout sur son passage. Le XVIe siècle est à ce titre un véritable tournant: une histoire écrite depuis l’Europe, dont le point de vue est européen et chrétien, s’impose à des milliers de kilomètres de ce continent. C'est un processus d'une puissance folle, dont on peut percevoir l’impact encore aujourd’hui. Cinq siècles ont passé mais, depuis cette époque, une grande partie du monde écrit toujours le passé d’une même façon, une façon européenne. Dans un manuel scolaire japonais, par exemple, l’enseignement de l’histoire démarre avec les Égyptiens, comme en Europe !

    Les Espagnols ont réussi à faire vivre plusieurs continents à la même heure, au même rythme, selon les mêmes modes de vie et de pensée, et ils ont insérés différents peuples dans une même histoire. En tant qu’Européen, nous avons tendance à considérer cela comme un fait «naturel» alors que ça ne l’est pas.

    L’Europe est-elle encore aujourd’hui le moteur de ce processus de mondialisation, qu’elle a amorcé au XVIe siècle?

    Après l’Espagne, qui a été moteur de cette mondialisation au XVIe siècle, les puissances anglaises et françaises ont pris le relais aux XVIIe-XVIIIe siècle. Mais depuis la Première Guerre mondiale, nous sommes entrés dans une crise de la domination européenne. L’Europe a peu à peu perdu le leadership moral - avec la Shoah - puis le leadership économique et technologique. Le déclin européen n’est pas récent, il a commencé il y un siècle! Le véritable moteur de la mondialisation, maintenant, c’est évidemment la Chine.

    Vous vous inscrivez depuis plusieurs années dans une approche «globale» de l’histoire, qui s’efforce d’insérer l’histoire nationale dans un cadre bien plus large. Comment percevez-vous certaines critiques, qui y voient une culture de la repentance?

    Faire de l’histoire «globale», ce n’est pas faire acte de repentance. Faire de l’histoire «globale», c’est avoir un regard critique sur l’histoire telle qu’elle a été écrite pendant des siècles, une histoire eurocentrée, fondamentalement liée à la chrétienté et construite sur un biais colonial. C’est prendre conscience que notre histoire n’est pas neutre, qu’elle a été imposée à plusieurs peuples, et qu’il importe donc de prendre quelques distances vis-à-vis d’elle.

    La mondialisation est un phénomène très ancien, vieux de cinq siècles. Ce qui me frappe, c’est de constater à quel point, encore aujourd’hui, nos schémas mentaux font que l’on reste très ignorants de l’étranger et du lointain, et très rétifs à s'y intéresser. D’une certaine façon, nous pensons encore comme au XVe siècle, avant la découverte de l'Amérique, comme s'il ne s’était rien passé depuis, et comme si l’échelle nationale restait la plus pertinente pour comprendre le monde.


    Les débats sur l’histoire, comme enseignement ou non du «roman national», sont donc dépassés ?

    Je le crois. Les médias accordent bien trop d’attention à ce type de débats, qui n’ont pas vraiment d’intérêt. Dans une société comme la nôtre, qui a vu arriver des populations venues d’ailleurs, comment peut-on envisager de ne s’intéresser en 2017 qu’à l’histoire hexagonale? La diversité des populations européennes exige un enseignement de l’histoire qui ne soit pas seulement cantonné aux frontières de la France.

    Propos recueillis par Sébastien Billard

    La Machine à remonter le temps:
    comment l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde,
    par Serge Gruzinski,
    Fayard, 368 p.
Chargement...
X