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Maroc : kamikazes sans testament ni revendication

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  • Maroc : kamikazes sans testament ni revendication

    Au Maroc, ce sont des pionniers maladroits, adeptes de l'instantané, qui se sont jetés dans la mort comme on craque une allumette : sans testament ni revendication.

    Les sept kamikazes marocains qui se sont tués lors de trois vagues d'explosions, le 11 mars, le 10 avril puis le 14 avril, à Casablanca, ne laissent rien derrière eux - sinon des interrogations.

    "Le plus étrange et le plus troublant, c'est cette façon de mourir : sans rituel, sans recul, sans spiritualité. Dans la majorité des cas, ce qui compte, ce n'est pas le paradis, mais l'acte de s'exploser, comme un feu d'artifice", souligne Mohamed Tozy, professeur en sciences politiques à l'université Aïn-Chok de Casablanca. "Si quelque chose est innocent, dans toute cette histoire, c'est peut-être la religion, relève le psychiatre Omar Battas. Elle joue un rôle, bien sûr. Comme les bidonvilles. Ce sont des ingrédients, des catalyseurs. Mais penser que le phénomène des kamikazes est le produit direct de la religion ou de la misère, ça ne tient pas la route."

    Contrairement à leurs homologues de Palestine, d'Irak ou d'Algérie, qu'on peut voir sur des cassettes vidéo posant en turban avec kalachnikov, dont les photos testaments circulent sur des sites Internet djihadistes, les kamikazes casablancais n'ont pas explicité leurs motivations. Ils n'ont pas laissé de message. Et, chose exceptionnelle, ils n'ont pas fait, hormis eux-mêmes, d'autres victimes qu'un policier. On est loin des attentats du 16 mai 2003, qui avaient endeuillé la capitale économique du royaume (41 morts et une centaine de blessés). Ou des carnages du 11 avril à Alger (33 morts et plus de 200 blessés). Et, à y bien regarder, les événements du 11 mars et du 10 avril à Casablanca sont des attentats ratés.

    Si Abdelfattah Raydi, 23 ans, déclenche sa ceinture explosive alors qu'il se trouve dans un cybercafé du bidonville de Sidi Moumen, le 11 mars, ce n'est pas un acte prémédité : son comportement par trop fébrile l'a rendu suspect aux yeux du gérant de l'établissement..., qui finit par alerter la police. Le jeune islamiste, qui a passé de très mauvais moments en prison au lendemain des attentats du 16 mai 2003, choisit de mourir. C'est en essayant de retrouver ses comparses que les services de renseignement remontent la piste jusqu'au quartier déshérité d'Hay el-Farah. Là encore, plutôt que d'être pris, trois jeunes gens décident d'en finir. Un quatrième est tué par la police.

    L'attentat du 14 avril, en revanche, en fut vraiment un. Mais il reste énigmatique. Pourquoi les deux frères Maha ont-ils décidé de se faire exploser un samedi matin, au milieu du boulevard Moulay-Youssef pratiquement désert ? Bien sûr, le lieu choisi n'est pas neutre : le consulat américain, l'American Language Center et, juste derrière, le consulat de Belgique, forment un triangle symbolique. C'est là que Mohamed et Omar Maha, âgés respectivement de 32 ans et 20 ans, déclenchent l'un après l'autre leur ceinture explosive. Sans doute ont-ils songé à entrer dans le consulat américain. Devant le refus du gardien de les laisser s'approcher, ils n'ont pas insisté. Ils se sont tués quelques secondes plus tard, presque sagement, en solitaires, dans la stupéfaction générale.

    Ces explosions en chaîne n'ont "rien à voir" avec les événements algériens et moins encore avec Al-Qaida, ont aussitôt martelé les autorités marocaines. Certaines chancelleries font chorus. Il s'agit d'un "microterrorisme de génération spontanée", minimise un diplomate européen. Au contraire, pour Mohamed Darif, professeur de sciences politiques à l'université de Mohammedia, auteur de nombreux articles sur l'islamisme marocain et maghrébin, cette série meurtrière porte bel et bien la marque d'Al-Qaida. "Les autorités mettent l'accent exclusivement sur le troisième cercle des réseaux terroristes, celui des kamikazes, c'est-à-dire les exécutants, observe-t-il. Il est pourtant bien évident que ce qui se passe aujourd'hui au Maghreb, qu'il s'agisse du Maroc et de l'Algérie, mais aussi de la Tunisie ou de la Mauritanie, est directement lié à la situation internationale. Il y a un cerveau derrière tout cela. Le Maghreb demeure un vivier de combattants pour la guerre en Irak et en Afghanistan. Les attentats qui viennent de se produire, à Alger comme à Casablanca, sont une réaction au démantèlement des cellules terroristes réalisé ces derniers mois par les polices locales : le message s'adresse aussi bien aux Américains qu'aux régimes en place."

    Dans leur petit studio de production, situé au coeur du quartier populaire de Bournasel, les rappeurs de Casa Crew, un des groupes vedettes de la scène casablancaise, ne comprennent toujours pas. "Les kamikazes, ils sont dans l'islam à fond", dit Masta Flow, 24 ans, chaîne dorée autour du cou et sourire gamin. "Ouais, sauf qu'ils l'ont pris à l'envers", répond Chaht, un malabar de 28 ans, en sweat-shirt léopard et lunettes fumées. Quand, dans leurs chansons, les rappeurs de Casa Crew évoquent la guerre en Irak, "c'est pour dire qu'il ne faut pas faire la guerre, qu'il faut tout arrêter".

    Le djihad ? Très peu pour eux ! Pourtant, ce ne sont pas des bleus. La pauvreté et le chômage, les vies en miettes, les petits voyous et les mangeurs de "karkoubi" (littéralement : comprimé ; par extension, cachet de drogue), tout cela, ils connaissent. Leur rap en est plein. Un des morceaux de Casa Crew, Ossra hassla ("Une famille dans la misère"), raconte le désastre d'un foyer marocain : un père "braillard et pédophile", un fils "tombé dans la drogue", un autre "qui rêve de s'en sortir" en accumulant les diplômes, une fille "qui se prostitue pour aider au paiement du loyer" et une mère désespérée qui "essaye de recoller les morceaux". L'ordinaire du rappeur... "On va produire X-Man, un jeune de 23 ans qui vient de sortir de taule", annonce Masta Flow.

    Quant à Sidi Moumen, le bidonville le plus célèbre de Casablanca, d'où sont originaires plusieurs kamikazes, il compte aussi ses groupes de rap. "Il y en a plusieurs, mais aucun d'officiel. Ils font des live sauvages, c'est toujours underground", explique Chaht. Le rap et les études pour les plus chanceux ; la drogue, les vols à la tire ou les petits trafics pour les autres ; parfois, l'islam ou ses dérives : l'ordinaire des jeunes Marocains ? "Dans cette zone de désespérance et de précarité qu'est leur vie, se faire exploser peut paraître une manière de "sortie" relativement banale, c'est une possibilité parmi d'autres, avance Mohamed Tozy. Se faire exploser, ça se fait depuis longtemps en Palestine, aujourd'hui en Irak. Pourquoi pas au Maghreb ?"

    Ce n'est pas seulement l'absence d'argent, de confort ou d'avenir social qui est en cause, mais surtout cet "environnement nauséabond", celui-là même qui nourrit le rap marocain. Pour "transcender cette violence obscène", pour s'en "extraire", explique Mohamed Tozy, l'"illumination" religieuse peut être un outil efficace.

    Le rôle de certaines chaînes de télévision arabes est à prendre en compte. Reda Benjelloun, responsable des magazines sur la chaîne de télévision marocaine 2M, dénonce les méthodes d'Al-Jazira, qu'il accuse de faire de la "surenchère", informations "mensongères" à l'appui. Quand, le 10 avril, la tension était à son comble, une journaliste de la chaîne qatarie n'a pas hésité à "annoncer, en direct, que deux voitures avaient explosé devant la synagogue" de Casablanca, s'indigne Reda Benjelloun. La chaîne Iqraa, qui diffuse des prêches virulents en boucle, est aussi "l'une des plus regardées" au Maghreb. Sans compter les mille et une cassettes vidéo et les DVD de propagande djihadiste qui circulent dans tout le royaume.

    A ce maillage télévisuel s'ajoute l'impact grandissant d'Internet, qui joue "un rôle déterminant dans le recrutement" des futurs kamikazes, selon le chercheur en sciences politiques Abdellah Rami, récemment interviewé par l'hebdomadaire Le Journal. Même les bidonvilles, on l'a vu à Sidi Moumen, ont leurs cybercafés... Ravis, happés, les jeunes deviennent "les otages d'un monde djihadiste virtuel qui les isole subtilement mais totalement de leur vécu", souligne l'universitaire, auteur d'une étude sur "le réseau de la salafiya dijihadiya et son activité sur Internet". Les futurs "martyrs" des rues de Casablanca (et d'ailleurs) "deviennent une arme qui peut être actionnée à distance, à tout moment", ajoute le jeune chercheur.

    "Le référentiel de nos jeunes a changé, mais on n'a pas su dépister ce changement", note le psychiatre Omar Battas. Les garçons et les jeunes hommes sont, jusqu'à présent, les plus nombreux parmi les kamikazes, mais, là encore, les choses peuvent bouger. "Si demain des filles deviennent kamikazes, je ne serai pas étonné", soupire le médecin.

    Mohamed Tozy, qui s'apprête à publier, avec deux autres universitaires, une enquête sur les pratiques religieuses au Maroc, ne fait pas montre lui non plus d'un grand optimisme. "On est entré dans un cycle qui ne va pas finir si vite", prédit-il, relevant au passage la "grande ambivalence" des sociétés maghrébines vis-à-vis du phénomène des kamikazes : "Il y a les bons et les mauvais. Ceux de Palestine et d'Irak sont médiatisés comme des héros. Mais ceux d'ici, c'est différent..." Dans les rues de Casablanca secouées par les explosions, un badaud a lancé : "Heureusement que la police est là pour purger le poison !" La foule, selon plusieurs témoins, s'est rangée du côté des policiers. Une première.

    Par Le Monde
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